BERNAR VENET, DE L’ART ET DES MATHÉMATIQUES

Date:

Saturation, 2006Acrylique sur mur, 30 x 4.75 m. Installation : la Galerie Philippe Séguin, Cour des Comptes, Paris, France.

Un entretien avec Philippe Piguet, critique d’art (www.philippepiguet.com)

Pista verde El 20 julio 2012  – Escrito por  Aurélien Alvarez

Nous republions ici un entretien partiellement publié dans la revue L’Œil, Paris, numéro 524, mars 2001, et réalisé par Philippe Piguet. Portrait d’un artiste ayant un rapport particulier aux mathématiques.

Bernar Venet est un artiste plasticien français, né en 1941 à Château-Arnoux-Saint-Auban dans les Alpes-de-Haute-Provence. Il réside aux États-Unis où il s’est fait connaître pour ses sculptures d’acier et ses dessins. Site officiel.

Vue des peintures murales, 2002

Acrylique sur mur au Ludwig Museum, Coblence, Allemagne, 2002.

Vue des peintures murales, 2002

Acrylique sur mur au Ludwig Museum, Coblence, Allemagne, 2002.

1- Alors que vous n’aviez cessé depuis de nombreuses années de faire quasi exclusivement que de la sculpture, voilà que vous multipliez un nouveau type de travail qui en appelle tant à la peinture qu’aux mathématiques et que vous nommez des «peintures murales». Comment cela est-il advenu ?

De manière très naturelle. En 1998, Christian Bernard, le directeur du MAMCO de Genève, m’a proposé de publier mes textes poétiques réunis sous le titre Apoétiques (1967-1998). Certains ont pour base le langage mathématique comme c’est souvent le cas dans mon travail. Quelque temps après la parution de ce livre, j’ai pensé qu’il serait peut-être intéressant de reproduire l’un de ces poèmes sur un mur de ma chambre. Je visualisais très bien une équation mathématique sur un fond de couleur uniforme et je n’ai pas longtemps hésité à la réaliser. Le résultat, par sa radicalité, m’a enthousiasmé et m’a encouragé à poursuivre cette idée qui avait déjà, à mon avis, la présence d’une proposition artistique riche en potentiel. J’ai pu dans le courant de l’année 2000, et ceci grâce à une suite d’expositions en France et à l’étranger, réaliser ainsi une trentaine d’œuvres murales dont j’ai repris plus récemment certaines «figures» en utilisant la toile comme support.

Arcs en désordre : 4 Arcs x 5, 2007

Acier Cor-ten, 410 x 415 x 90 cm chacun. Exposition : Museum Kuppersmühle für Moderne Kunst, Duisburg, Allemagne, 2007.

2- C’est un type de travail qui est aux antipodes de votre sculpture et qui rappelle vos œuvres du début. Est-ce qu’il n’y a pas là quelque chose d’un retour en arrière ?

Seule une approche superficielle donnera l’impression d’un retour en arrière. Ma sculpture a toujours entretenu un rapport étroit avec les mathématiques. Qu’il s’agisse de la géométrie des Arcs, des Angles ou des Lignes Obliques sur lesquelles, vous le savez, je fais graver leur identité mathématique. Prenons par exemple 224.5° Arc x 8 qui est inscrit sur une sculpture composée de 8 arcs de 224,5° chacun. Mes œuvres plus complexes telles que les Combinaisons aléatoires de lignes indéterminées ou les Accidents sont identifiables par contre à des mathématiques plus récentes, telles que la théorie du chaos, des catastrophes ou la science de la complexité. Je n’ai pas l’intention d’abandonner la sculpture, et si je reprends en compte aujourd’hui certains aspects de mon travail des années 1960, c’est parce que j’y décèle la possibilité d’un développement nouveau et original. Je ne vois pas pourquoi je me l’interdirais. Ce qui m’intéresse, ce qui motive réellement mon activité, c’est cette liberté de mouvement, cette possibilité de remettre ce qu’il est devenu conventionnel de penser. C’est aussi cette part d’incertitude qui plane sur la réalité artistique de ce nouveau travail. Il échappe aux modèles en cours, à ce qui se voit aujourd’hui dans le milieu de l’art.

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Représentation graphique de la fonction y=-x^2/4, 1966
Acrylique sur toile, 146 x 121 cm. Collection : Musée National d’Art Moderne, Centre Pompidou, Paris, France.
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Vecteurs Égaux – Vecteurs Opposés, 1966
Encre et acrylique sur toile, 150 x 100 cm.

3- A quoi correspond selon vous une telle résurgence ?

Elle correspond tout d’abord à ce que j’ai toujours défendu, à savoir qu’il n’y a pas de modèle idéal, pas de méthode unique dans ce qui constitue l’évolution d’une œuvre et que des intuitions parmi les plus improbables peuvent parfois permettre de nouvelles hypothèses. J’ai souvent repris certains aspects de mon travail passé pour les développer à partir d’expériences plus récentes. Il suffit de regarder mes différentes propositions sur la Ligne droite depuis son introduction dans les œuvres de 1966 et d’en constater les différentes métamorphoses qui ont donné lieu aux Accidents de 1996, par exemple, ou même au projet plus récent de l’Arc de Triomphe. J’ai toujours critiqué l’idée de style, de solution formelle immédiatement reconnaissable, à laquelle certains artistes s’attachent par souci de cohérence. Ce n’est pas cette cohérence-là qui m’intéresse…

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Accident, 1996
Acier laminé. Dimensions variables.
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Projet de «Le repos de l’arme» à l’Arc de triomphe, Paris
Acier cor-ten peint en noir. Hauteur proposée : 62 mètres.
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9 Lignes obliques, 2010
Acier cor-ten. Hauteur : 30 mètres. Installation : Place Sulzer, Promenade des Anglais, Nice, France.

4- Le style n’est pas seulement l’homme, il le scelle. Il y a une idée de style qui est attachée à l’œuvre de Venet.

Si vous voulez… mais n’est-elle pas plutôt dans ma ligne de conduite ? Elle est davantage associée au concept qu’à la forme. Dans mon travail la forme est multiple tandis que le concept reste unique. Unique, mais ouvert. Ann Hindry développe cette idée dans un texte qu’elle a écrit il y a quelque temps, L’équation majeure. Elle parle de ce qui le caractérise comme d’une équation générale, une matrice conceptuelle en quelque sorte, à partir de laquelle se développent des sous-équations qui sont autant de propositions parallèles, de variations, d’extensions d’un thème principal. Une tentative de ma part d’enrichissement et de renforcement conceptuel ou même formel qui n’enlève rien à l’unité de l’œuvre.

Tas de charbon, 1963

Sculpture sans dimensions spécifiques. Exposition rétrospective : MAMAC, Nice, 1993.

5- De quelle intention fondamentale la figure de cette équation majeure est-elle le vecteur ?

L’introduction de la non-figuration dans l’histoire de l’art a été une étape capitale. Certainement la plus radicale pour ce qui concerne les arts plastiques. Enfin l’œuvre d’art n’était plus subordonnée à la nature et, grâce à cette sorte d’émancipation, elle imposait son autonomie. Ce problème lié à l’identité de l’œuvre d’art m’a toujours intéressé et trouve déjà ses racines dans mes peintures Goudron ainsi que dans le Tas de charbon – et ce, dès 1963. Chaque fois, il s’agissait d’un matériau présenté dans sa spécificité, dépourvu d’artifices et de connotations multiples. L’introduction du domaine mathématique dans mon travail tente de pousser à l’extrême ce problème de l’identité de l’œuvre d’art en introduisant des signes univoques, en suggérant la «monosémie» comme hypothèse de travail. Toute mon activité durant ma période dite «conceptuelle» s’est employée à cette tâche. Depuis, mes obsessions pour la «neutralité» et le «rationnel» se sont nettement estompées et, en révisant ou en relativisant certaines de mes idées, j’ai pu poursuivre mon chemin.

6- Du formalisme à l’abstraction, il y a un écart considérable. De quel côté se situent ces derniers travaux que sont ces «peintures mathématiques» ?

Je refuse tout autant le formalisme que l’idée d’abstraction telle qu’on l’entend communément dans les arts plastiques. Alors que l’art abstrait caractérise ce qui est «non figuratif», ces nouveaux travaux fonctionnent dans une autre catégorie. En présentant ce que l’on définit habituellement comme « objets mathématiques » : nombres, figures, espaces, fonctions, relations, structures, etc… l’œuvre d’art peut alors s’élever à un niveau d’abstraction maximal qui lui était étranger. Le « non-référentiel » est poussé dans ses extrêmes limites. Nous n’avons plus, comme dans l’art abstrait, de symbolique non plus, celle de la forme ou de la couleur par exemple… Je propose un système auto-référentiel maximal, celui que seule une équation mathématique peut contenir.

Vue des peintures, 1976-1978

Acrylique sur toile, pendant l’exposition rétrospective à l’Institut Valencia d’Art Modern (IVAM), Valence, Espagne, 2010.

7- Le motif formel qui est en œuvre dans ces «peintures murales» procède-t-il d’une pure et simple appropriation, ou bien vous autorisez-vous à le transformer pour les besoins du travail ?

J’emprunte ces formules, ces «figures», à des ouvrages scientifiques. Il m’arrive quelquefois d’ajouter une équation à une figure choisie parce qu’elle la complète, mais aussi parce qu’elle relativise l’aspect formel de certains sujets sélectionnés et les rend plus complexes, moins interprétables immédiatement comme une «belle image». Mes sujets sont choisis en fonction de leur nouveauté, de leur originalité visuelle. Souvent en fonction de leur «différence», de leur «distance», par rapport à tout ce que j’ai appris en ce qui concerne l’art. L’usage des mathématiques, telles que je les pratique, a pour but d’introduire une autre réalité. Il s’agit d’un langage qui a ses particularités formelles, sa propre organisation, ses règles esthétiques. Ce qui m’intéresse ici, c’est la richesse d’une proposition libérée des contraintes stylistiques d’un art qui se reconnaîtrait dans les grands mouvements de l’histoire du XXème siècle.

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Degrees of Abstraction after Jacques Bertin, 1971
Encre, collage sur papier. Collection privée, Italie.

8- Est-ce qu’il n’y a pas dans cette façon d’opérer une espèce de glissement de sens qui fait que le travail est conceptuel dans son intention mais abstrait dans sa perception ?

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Saturation, 2006
Acrylique sur mur, 30 x 4.75 m. Installation : la Galerie Philippe Séguin, Cour des Comptes, Paris, France.

On réagit devant les œuvres d’art en fonction de références et de conventions culturelles. Le public recherche dans les tableaux ou dans les sculptures ce à quoi il est habitué. Rien pour lui ne devrait ressembler plus à une œuvre d’art qu’une autre œuvre d’art. Comme vous le savez, le choc s’est révélé immense lorsque Kandinsky et ses collègues proposèrent, au début du siècle dernier, des œuvres excluant toute représentation. Mes nouvelles équations suscitent des réactions semblables auprès d’un public qui ne retrouve pas les symboles et les principes structurels auxquels il est accoutumé. Il n’est ni devant une peinture figurative, ni devant une peinture abstraite. Il nous faut distinguer très clairement, à la suite du sémiologue Jacques Bertin, les représentations graphiques ou mathématiques (monosémiques) des images figuratives (polysémiques) ou abstraites (pansémiques). Au-delà de ces particularités au caractère théorique, en introduisant ces «formules» et «équations» dans le domaine de l’art, je propose un système structurel – plutôt que compositionnel – original et inédit, car réservé jusqu’à présent uniquement au domaine scientifique.

Peintures dans l’atelier de l’artiste, New York, 2002.

9- Le mystère quasi cabalistique de ces diagrammes leur confère comme une beauté d’énigme, que sanctionnent notamment les fonds colorés. Qu’est-ce qui explique le fait qu’aujourd’hui vous assumiez de faire une «belle image» alors qu’il y a trente ans vous vous y refusiez violemment ?

Je n’exclus pas l’idée que les images que je propose puissent être perçues comme séduisantes. C’est une question de goût bien sûr, de tendance à trouver plutôt du plaisir dans une esthétique froide, non expressive. C’est une esthétique qui, ainsi que je vous l’ai déjà dit, leur est spécifique. Mais soyons prudents, ce qui paraît beau pour certains, ne l’est pas pour d’autres. L’incompréhension engendre le rejet bien souvent. Certains croient qu’il est nécessaire de déchiffrer ces équations afin de les apprécier. Une question qui me semble intéressante est posée concernant ce que l’on entend par «compréhension» des œuvres d’art. La somme des caractéristiques que nous sommes en mesure de percevoir en regardant un tableau, même le plus conventionnel, est infiniment inférieure à la totalité des caractéristiques propres à ce tableau. N’est beau pour certains que ce qu’ils comprennent, que ce qu’ils peuvent identifier clairement. Or, avec mes nouvelles peintures, face à un degré d’illisibilité très fort, ignorant ou insensible au contexte qui a permis ce genre de travail, le public moyen se détourne et n’imagine même pas que l’on puisse parler d’esthétique. Durant ma période conceptuelle, toute relation à des problèmes formels et esthétiques était exclue. Mes œuvres étaient austères, aussi neutres que possible pour n’en valoriser que le contenu. Rien n’était fait pour améliorer leur présentation, il fallait éviter le danger de la séduction. Avec l’âge, j’ai appris que la jouissance n’est pas interdite, que le plaisir n’est pas hors la loi. Alors la couleur s’est introduite dans ces nouveaux travaux… pourquoi pas ? Je ne fais pas un travail sur la couleur et je ne revendique pas le «plaisir de peindre» d’un Matisse. Mais elle a ici une fonction bien précise, une fonction de signal. Elle renforce par le choix que j’en fais (jaune citron, bleu turquoise, vert émeraude), l’effet de surprise de ces peintures. L’opposition mathématique/couleur est confirmée et le tableau gagne en impact. Ces couleurs n’ont aucune connotation poétique. Par ailleurs, il faut savoir qu’en ce qui concerne les «peintures murales» la couleur peut être changée suivant le lieu où je les présente. Je n’ai aucun a priori et il ne faut rechercher aucune relation entre la «figure» et le fond coloré. Le choix de la couleur n’a pas de signification particulière.

10- Dans l’unité d’une même exposition, il y a toutefois un souci de composition d’ensemble, d’un mur à l’autre, non ?

La règle que je respecte actuellement est de n’utiliser qu’une seule et même couleur par salle. Plusieurs couleurs deviendraient un facteur de distraction. Elles gêneraient l’appréhension de ce qui est essentiel, c’est-à-dire les «figures». Il faut éviter l’effet trop spectaculaire de murs qui se succéderaient dans un enchaînement de couleurs différentes. La couleur doit agir comme un élément focalisateur qui a pour fonction de valoriser l’essentiel et uniquement cela.

11- Pour réaliser ces «peintures murales», est-ce vous-même qui mettez la main à la pâte ou est-ce que vous déléguez le travail ?

Si, sur un plan pratique, la couche de peinture acrylique qui fait office de fond est appliquée par un tiers, assistant ou peintre en bâtiment, en revanche je projette et je trace moi-même le dessin du diagramme parce que plusieurs décisions sont à prendre au niveau de son emplacement précis, de ses dimensions et donc de l’espace qu’il va occuper sur le mur. Cette opération intervient bien sûr après la mise en page précise de la figure originale que j’ai retenue. La projection sur le mur est nécessaire pour en recopier fidèlement le modèle. Les transformations sont rares et minimes par rapport au sujet original et je suis le seul, bien entendu, à pouvoir prendre ces décisions.

The S Matrix Element, 2001

Acrylique sur toile. Dimensions variables. Exposition : Museu Brasileiro da Escultura, Sao Paulo, Brésil, 2001.

12- Quelque chose d’un rapport à l’architecture est à l’œuvre dans ce travail. La relation peinture/architecture est une question essentielle propre à la modernité. C’est notamment celle de Léger et de Matisse. Qu’en est-il chez vous ?

Les peintures murales correspondent à une réelle remise en question du tableau et induisent en effet des critères architectoniques. J’ai peint l’année dernière à Brasilia un mur de 57 mètres de long. Cinq grandes figures sur fond vert émeraude séparées par des intervalles de couleur jaune. Un véritable espace architectural était pris en compte mais à l’origine cela ne procédait pas d’une intention explicitement posée. La relation peinture/architecture, sauf dans des situations rares et très complexes, n’est pas à mon avis un problème difficile à maîtriser.

Bernar Venet dans son atelier à New York, 1978.

13- Au fait, d’où tenez-vous cet intérêt pour les mathématiques ? En quoi les mathématiques sont-elles un moyen pour dire le monde ? Quelles vérités portent-elles ?

En découvrant mes œuvres, le public a tendance à penser que je suis mathématicien et que je maîtrise totalement le contenu de mes tableaux. Il n’en est rien et je ne m’en cache pas. C’est pour des raisons exclusivement spécifiques à l’art que j’utilise ces signes et ces figures mathématiques. Cette option n’a rien à voir avec une quelconque ambition idéaliste. Il n’y a pas plus de vérité absolue en mathématique qu’il n’y en a dans les autres domaines de la connaissance, qu’il s’agisse d’art, d’autres disciplines scientifiques ou de philosophie. On ne fait qu’interpréter les choses, les phénomènes, toujours à partir de points de vue très spécialisés, très compartimentés. La pomme de Cézanne n’est ni plus, ni moins pomme que celle de Jean-Baptiste Chardin ; toutes deux sont aussi distantes de la réalité que ce qu’en diront un philosophe, un jardinier ou un chimiste. Nous avons chaque fois des approches distinctes, des interprétations différentes, des réponses partielles. Pour les non-initiés, les mathématiques représentent le paradigme de la certitude, le modèle de la perfection rationnelle et de la vérité absolue. Mais les mathématiciens eux-mêmes ont rapidement appris les faiblesses de cette manière de penser. Depuis que les mathématiques existent, on expérimente leur part d’inexactitude et d’incertitude. Certaines règles mathématiques parmi les plus basiques gardent encore aujourd’hui leur part de mystère. L’infinitésimal, l’incommensurabilité en sont des exemples que les spécialistes connaissent bien.

14- Quels modèles spécifiques les mathématiques vous offrent-elles ?

Je ne recours pas aux mathématiques pour les substituer à d’autres modèles artistiques. Elles ne se rapprochent pas davantage de la réalité et de toute façon je ne vise pas cet objectif. Je les propose parce qu’en plus des particularités qui leur sont attribuées et que j’ai décrites plus haut, elles sont un moyen d’enrichir le domaine artistique par une approche différente du monde et des phénomènes de pensée possible. Une approche dont il faut bien reconnaître qu’elle a été tenue à l’écart jusqu’à présent, probablement parce qu’elle était trop éloignée des modèles figuratifs et abstraits auxquels nous sommes habitués et qui ont prévalu en art jusqu’à nos jours.

15- Que répondez-vous à ceux qui vous rétorquent : «Ce n’est pas de l’art, ce sont des mathématiques» ?

La réponse est très simple et évidente pour qui veut bien ouvrir les yeux. Disait-on au Greco qui peignait des scènes religieuses : ça n’est pas de l’art, c’est de la théologie ? Disait-on aux frères Le Nain qui peignaient des scènes de paysans : ça n’est pas de l’art, c’est de la sociologie ? Disait-on à Michel-Ange qui peignait des nus sur les plafonds de la Sixtine : ça n’est pas de l’art, c’est de l’anatomie ? Disait-on à Courbet qui peignait des paysages composés d’arbres et de rochers : ça n’est pas de l’art mais des sciences naturelles, de la botanique ou de la minéralogie ? Et disait-on à Malevitch qui peignait des carrés et des triangles, à Rodchenko qui traçait des cercles et des lignes droites : ça n’est pas de l’art mais de la géométrie ? La théologie, la sociologie, l’anatomie, la botanique, la minéralogie, la géométrie – et tant d’autres sciences susceptibles d’enrichir ma liste- seraient-elles les seules à pouvoir être utilisées par les artistes ? Je ne suis pas surpris par les difficultés qu’éprouve le public au premier contact de mes œuvres. Il ne comprend pas, il est intimidé par la complexité des symboles et des énoncés qui lui sont étrangers et rejette aussitôt le caractère prétendument artistique de mes travaux. Il lui semble évident que ce qu’il a devant les yeux n’est pas de l’art. Mais cette évidence première est précisément ce à quoi il faut réfléchir, ce dont il faut se méfier. L’évidence première n’est pas une vérité fondamentale mais plutôt un obstacle que l’on doit surmonter. Cette première observation, ce jugement immédiat nous gardent éloignés de la nature réelle des œuvres d’art. En réalité ce que je propose n’est qu’une possibilité parmi d’autres. L’art ne garde sa vitalité que dans ce processus permanent de différenciation. Il est le foyer de multiples lignes d’évolution, de directions divergentes et c’est par cette hétérogénéité que l’art entretient sa survie.

16- Vous semblez être un optimiste inconditionnel quant aux possibilités d’évolution de l’histoire de l’art ?

Il faudrait être bien naïf pour en douter. En dehors du fait qu’il y a probablement aujourd’hui (c’est mathématiquement prouvé d’un point de vue démographique) autant d’artistes majeurs qu’il n’y en a eu dans tout le passé, l’histoire de l’art sort à peine de sa période de rodage. Malgré la quantité de chefs-d’œuvre qui ont été réalisés au cours des siècles qui nous précèdent, j’ai le sentiment que le XXe siècle sera perçu comme celui de l’émancipation d’une pensée simplifiée, nourrie de principes que l’on croyait stables et éternels. Un sujet trop vaste pour que je l’aborde ici, mais ce qui peut être souligné, c’est qu’aujourd’hui les artistes semblent s’engager davantage dans une pensée ouverte. Une pensée qui essaie de rassembler et d’organiser certains composants d’une connaissance plus complexe que dans le passé. Ils sentent la nécessité d’injecter dans leurs recherches des apports extérieurs pour l’enrichir et le faire évoluer. Ils se libèrent enfin des modèles conventionnels que sont les héros du début du siècle dernier qu’il s’agisse de Matisse, de Malevitch, ou même de Duchamp, pour s’orienter vers d’autres champs de savoir et se nourrir de nouveaux éléments issus de sources et d’horizons multiples. Le processus de création naît de rencontres aléatoires imprévisibles. Il obéit à certains principes qui unissent des éléments disparates en une unité nouvelle. Une nouvelle conscience qui ne s’accommode plus de formules toutes faites et qui accepte la fin des certitudes se développe enfin. Personnellement je trouve mon plaisir dans la différence et dans ce qui m’est étranger. Je reste attiré par ce qui m’étonne, par ces étapes que l’on identifie rétrospectivement à des grands moments de mutation. Non, l’heure des réponses définitives, de l’épuisement final des concepts, en bref des funérailles imminentes de l’art, n’a pas encore sonné.

Commutative Operation, 2001

Acrylique sur toile, 193 x 229 cm. Exposition : Hôtel des Arts, Toulon, France, 2011.

à gauche: Copper Painting with 031 7.1433, 2011. Acrylique sur toile, 200 x 200 cm.

à droite: Square gold painting with diagonal numbers, 2010. Acrylique sur toile, 200 x 200 cm. Exposition: Mücsarnok Kunsthalle, Budapest, Hongrie, 2012.

Vue des peintures de l’exposition au Ludwig Museum, Coblence, Allemage, 2002.

Three Dimensional Faces and Quotients of Polytopes, 2001

Acrylique sur toile, 195 x 195 cm. Exposition : Hôtel des Arts, Toulon, France, 2011.

à gauche: Related to: Power Spectre of Pulsar Detected at X-Ray Energies, 2001. Acrylique sur toile, 200 x 170 cm.

à droite: Related to: Proton Proton Reactions, 2002. Acrylique sur toile, 195 x 195 cm. Exposition : Hôtel des Arts, Toulon, France, 2011.

Post-scriptum :Un merci tout particulier à Jacki Mansfield et Chanez Baali, assistantes de Bernar Venet, dans la préparation de la reprise de cet entretien pour Images des maths.

Article édité par Aurélien Alvarez

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