J’avais publié cet article parmi tant d’autres comme contribution à un séminaire international, organisé en 2008, par Columbia University de New-York, sur les confréries : Tolérance et Démocratie, exemple du Sénégal. De très grands universitaires spécialistes des ordres soufis et du Sénégal s’y étaient rencontrés pour échanger sur ce thème qui demeure d’une brillante actualité. Je remets ce texte en chantier en cette année centenaire de la disparition du Saint homme pour donner la pleine mesure de son exceptionnelle contribution dans tous les domaines de la situation que nous vivons aujourd’hui au Sénégal.
El Hadj Malick SY naquit vers 1855 dans le village de Gaya, près de Dagana, qui faisait partie du Dimar. Le Dimar, province occidentale du FoutaTooro, fut le théâtre d’une intense propagande et vivier de l’armée de guerre sainte de El Hadj Oumar TALL. La famille de Malick était sédentaire et wolof ; et avait établi des liens solides avec le camp oumarien grâce à l’action de sa mère Fawad Wellé par l’affiliation fervente à la Tariqatijane ; et à travers son oncle et érudit Alfa MayoroWellé qui participait au Djihad de El Hadj Oumar.
L’exemplarité de la vie de El Hadj Malick SY fonctionne comme une expérience *hors du commun* d’un homme qui incarne la figure essentielle du marabout moderne : un homme habité par le souffle du Coran, porté par la passion du bonheur de son peuple et engagé dans les grands débats de la vie sociale (voir Ifham et Kifayah) ; et constamment préoccupé par la fécondité du message du Prophète (PSL) dans la construction du destin de l’Homme qu’il a décliné dans bon nombre de ses poèmes et incarné dans sa conduite de tous les jours.
Malick SY était d’abord un enseignant. Fernand Quesnot, Attaché de la France d’Outre-Mer (FOM), dans les cadres maraboutiques de l’Islam sénégalais, documentation unique sur les chefs et notables religieux au Sénégal, dit à propos de lui : « La haute culture d’El Hadj Malick SY, la renommée de ses études, sa vie exemplaire et son désintéressement expliquent l’influence exercée par ce marabout de 1902 à 1922 et la vénération dont il est encore l’objet de la part de tous les musulmans sénégalais. Par son enseignement, El Hadj Malick SY devait contribuer, pour une large part, à la diffusion de la science coranique au Sénégal. De la Zawiyya de Tivaouane sortiront, en effet, à partir de 1902, de nombreux maîtres d’écoles coraniques qui répandront le Tidjanisme à travers tout le pays et feront plus pour l’implantation de cette doctrine que les sabres et les fusils d’El Hadj Oumar Tall. A sa mort en 1922, le Tidjanisme avait conquis les couches supérieures de la population et exerçait une influence prépondérante non seulement sur les musulmans des grandes villes mais aussi sur les villageois de l’intérieur ».
Seydi El Hadj Malick SY était aussi un chef réformiste ; qui a su réaliser une synthèse harmonieuse des genres, en fondant dans une même écriture une analyse théorique et un appel à l’action qui donne à son œuvre ce caractère versatile, pour ne pas dire inclassable (philosophique, littéraire, historique, politique, linguistique, juridique, mystique).
A tous les naufragés de ce monde en quête d’identité, où l’arbitraire régnait de manière absolue, l’Islam apparût comme le seul espoir de salut. Seydi El Hadj Malick a surgi au sein de ce groupe social et lui a donné « une certaine homogénéité et une conscience sociopolitique » selon la définition gramscienne de l’intellectuel organique. Et David Robinson, analysant l’attitude de certains marabouts, durant l’époque coloniale, écrit « On pourrait être tenté d’introduire la notion gramscienne d’intellectuel organique ». Il soutient que des marabouts tels qu’El Hadj Malick SY forgèrent leur carrière au milieu de l’ordre colonial naissant. «Ils développeront un capital social pour leur fief grâce à la capacité de résoudre les problèmes et d’interpréter les solutions. Mais ils avaient également pris soin de développer et de protéger un capital symbolique qui était complètement autonome vis-à-vis du régime colonial que ce dernier finit à son tour par accepter».
Aux âmes en perdition, aux malheureux, aux pauvres, aux déshérités, à tous ceux qui souffrent, El Hadj Malick SY était ‘‘l’intellectuel organique’’ qui a su élaborer les solutions de « sortie de situation », en apportant un message d’amour, de paix et la foi en un monde meilleur fondé sur les valeurs de justice, d’égalité, de protection des faibles, des veuves, des étrangers, des orphelins. C’est là qu’il faut trouver les raisons, l’expansion en terre Sénégambienne, et la mission historique à la fois spirituelle, politique, sociale et culturelle dont El Hadj Malick SY fut dès le début investi par la communauté Sénégambienne », tel que l’a montré le Professeur Rawane MBAYE dans El Hadj Malick SY : vie et pensée, livre qu’il consacre au Cheikh.
Dans sa quête permanente de savoir, El Hadj Malick SY « a beaucoup voyagé dans les multiples foyers Islamiques disséminés dans la Sénégambie. Il a, ainsi, pu acquérir une perception aiguë de cette société du XIXème siècle traumatisée et soumise à un processus de violence répétitive qui avait laissé dans l’inconscient populaire des séquelles douloureuses ». Sa descendance est le dépositaire d’un patrimoine de valeurs et de sens sans lesquels la vie en société perdrait son poids éthique et sa consistance spirituelle. A cet égard, nous nous inspirerons de la vie du Cheikh demeuré très populaire grâce à une sainteté, de la rectitude, du renoncement et de la pudeur.
L’apport fondamental de El Hadj Malick est d’avoir contribué dans une très large mesure à la cohésion nationale, en faisant de la Tijaniya une tariqa *marquée* ethniquement par les toroodo, une confrérie où toutes les ethnies et régions du Sénégal se reconnaissaient. David Robinson dans Sociétés musulmanes et pouvoir colonial français au Sénégal et en Mauritanie (1880 – 1920) , soulignant la diversité des personnes que El Hadj Malick a su rassembler à l’école de formation des formateurs qu’était le séminaire de Ndiarndé, écrit : « Durant les années de Ndiarndé, Malick continua de voyager dans l’ouest sénégalais. Il était le marabout des traitants, les commerçants musulmans africains… »
Il serait intéressant de relever les groupes identifiables parmi les « quatre-vingt-quinze disciples du maître ». On y compte un certain nombre de personnes originairement de Saint-Louis, du Gandiol, du Fouta Occidental, du Walo et du Jolof ; c’est-à-dire, des disciples qui proviennent de toute la zone où Malick s’est déplacé au cours de ses années d’étude et d’enseignement, à l’exception du Trarza. Le contingent du Jolof comprenait des frères et des parents du côté de son père. Il y avait aussi bon nombre de descendants des participants aux luttes de Ma Ba Diakhou, des habitants de la péninsule du Cap Vert, notamment *des Lébous* et des layènes. Le trait le plus remarquable du groupe, cependant, n’est pas son origine, mais son déploiement, principalement dans les villages et les villes du Cayor, du Baol et du Sénégal occidental, notamment le long de la ligne de chemin de fer. Ses disciples occuperont des fonctions de maîtres, d’imams ou de juges à Rufisque, Dakar, Kaolack et dans d’autres villes étroitement liées aux structures coloniales. MalickSy assura une plus grande cohésion à ce système grâce à des mariages arrangés pour ses filles et pour ses fils. »
Grâce à son enseignement, El Hadj Malick SY a su inculquer à ses enfants et à tout un peuple, le culte du savoir, l’amour des sciences, la passion des études, la convivialité qui dépassent largement le cadre religieux. SeydiBabacar SY, son deuxième fils, recueille la succession de son père, le jour même du décès de celui-ci : le 27 Juin 1922. Ilest décrit par Fernand Quesnot comme suit : « Bien qu’âgé de 37 ans, son accès au khalifat ne soulève aucune contestation. Son autorité est reconnue par tous les Moqadams, qui voient en sa personne, l’héritier de la Baraqa du vénéré El Hadj MalickSy. Elevé dans un milieu essentiellement religieux, ses études basées sur une foi naturelle et spontanée en feront un fin lettré, d’esprit ouvert et tolérant, mais aussi un croyant fervent, convaincu du caractère spirituel de sa mission de chef de confrérie islamique ».
On note dans les textes de la famille d’El Hadj Malick SY les fondements théoriques de l’esprit de tolérance et l’assise structurante du vivre ensemble au Sénégal. C’est une véritable jouissance de dire et d’entendre les paroles saintes et divines. C’est presque physique. Et « Il faut lire le texte, ici comme une expérience tactile, gustative, olfactive, sonore, visuelle avec et par-delà sa facture verbale, une expérience charnelle qui s’associe à la chair du monde (Julia Christeva). Cela est perceptible déjà dans le rythme de cette littérature poétique qui fait de l’œuvre El Hadj Malick SY, de SerigneBabacar SY et de Serigne Abdou Aziz SY, une longue et mélodieuse litanie qui se lit et se chante à voix haute afin que la puissance du rythme et la musicalité du texte soient pleinement mises en valeur et offrent cette joie et ce plaisir qu’on éprouve, parfois dès l’enfance, à écouter et à lire les qasidas de El Hadj Malick SY et de SerigneBabacar SY. Ces paroles ont un impact profond même sur celui qui ne les comprend pas, et constituent également, une thérapeutique mystique du mal être, par la délicatesse musicale du dire ; d’où la popularité des chants religieux.
Serigne Mansour SY DJAMIL
Khalifa de SerigneBabacar SY