Entretien avec Amady Aly Dieng « Nous passons notre temps à nous faire passer des examens par les autres »

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Amdy Aly DIENG
© Malick MBOW

Dans la suite de notre dossier sur les cinquante ans d’indépendance du Sénégal, nous avons donné la parole à l’économiste Amady Aly Dieng, un intellectuel accompli, un penseur fécond, un iconoclaste avisé qui se distingue par sa réflexion originale sur la problématique du développement, il donne ici un point de vue qui reflète l’homme et son indépendance d’esprit. Pour lui, un seul mot résume, les différentes politiques économiques menées par les régimes qui se sont succédé au Sénégal depuis les indépendances : échec. Car, à l’en croire, aucun président n’est parvenu à mettre le pays sur les rails du développement. Retour, avec ce témoin privilégié sur les cinquante ans de dépendance économique du Sénégal à l’étranger et aux politiques dictées par les institutions financières comme la Banque mondiale et le Fonds monétaire international (FMI).

Comment jugez-vous les différentes politiques économiques mises en œuvre successivement par les présidents Senghor, Diouf puis Wade de 1960 à maintenant et pensez-vous qu’il y a de quoi fêter ?

Je pense qu’on devrait non pas fêter le cinquantenaire de l’indépendance des pays africains mais plutôt dresser un bilan critique et tirer des leçons éventuellement pour l’avenir. S’agissant maintenant du bilan, il faut dire que c’est l’échec. Pourquoi ? Parce qu’il n’y a pas eu de développement économique de nos pays. Un développement qui permet d’assurer la satisfaction des besoins essentiels des populations. C’est selon ces critères que l’on juge le développement économique.

D’ailleurs la situation s’est aggravée en ce sens qu’on a continué à être sur la même problématique c’est-à-dire que notre économie est extravertie. C’est avec l’extraversion qu’on sent la dépendance économique. Or si nous revendiquions l’indépendance, c’était une étape pour atteindre une autre indépendance à savoir l’indépendance économique qui signifie aussi indépendance politique. Mais si on fait le bilan des 50 ans, on se rend compte que nos pays ont été de plus en plus dépendants, en particulier le Sénégal qui était surtout dépendant de la France. C’est par la suite qu’avec la réalisation de l’Union européenne il y a eu quelques ouvertures vers d’autres pays que la France, notamment les pays de l’Union européenne. Cette dépendance vis-à-vis de la France et du marché commun s’est accompagnée d’une autre dépendance. C’est la dépendance aux institutions financières internationales telles que le Fmi et la Banque mondiale qui ont réussi à nous imposer les Programmes d’ajustement structurel (PAS).

Justement, le régime de Diouf a été rythmé par 20 ans d’ajustements structurels, ces programmes ont-ils été efficaces ?

L’objectif de ces PAS était de réaliser grands agrégats macro économiques. Mais quand on regarde les indicateurs qui permettent de mesurer l’équilibre des grands agrégats macroéconomiques, on se rend compte que ce sont des critères tournés vers l’extérieur. En ce sens que tous les ratios qu’on établit sont dans des termes qui intéressent les bailleurs de fonds, mais n’intéressent pas les populations. Ces critères sont l’encours de la dette extérieure. Il s’agit de la dette publique et des exportations qui mettent le pays en situation de rembourser sa dette avec des devises. Il y a une sorte d’intégrisme de l’exportation. L’autre critère est le déficit des Finances publiques parce qu’elles doivent rembourser la dette extérieure. C’est aussi le compte courant de la balance des paiements. Dans l’établissement de ces critères l’intérêt des populations est sacrifié au profit des bailleurs de fonds. C’est pourquoi on n’explique jamais d’ailleurs quels sont ces grands équilibres macro-économiques. En réalité, les PAS nous ont été imposés pour que nous soyons en mesure de rembourser la dette.

C’est pourquoi les bailleurs de fonds sont à l’origine de la pauvreté en surfiscalisant les produits. L’impôt indirect par le biais de la Tva de 18 % appliquée sur les populations crée l’injustice. L’impôt sur les denrées de première nécessité est encore plus facile à encaisser parce que c’est celui qui vend qui l’encaisse. Ce sont ces même gens qui sont à l’origine de la pauvreté qui nous demandent de lutter contre la pauvreté. Or l’objectif d’un pays est de s’enrichir comme l’a montré Adam Smith avec son livre Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations…

Senghor n’était pas soumis à ce diktat mais n’empêche l’économie n’avait pas pu décoller.

Senghor a hérité d’une situation qui n’était pas mauvaise car le pays était géré avec beaucoup de rationalité coloniale qui évitait des dépenses inutiles. La preuve, la colonisation a duré ici sous la forme d’Etat fédéral donc avec moins de dépenses. En plus Senghor a beaucoup hérité des caisses de réserves de la colonisation. Il y a des choses que les banques centrales ne faisaient pas : financer systématiquement les déficits budgétaires. On faisait ça sous forme d’avance qu’on devait régler immédiatement pour que le crédit soit dénoué. Bien entendu, Senghor avait cette période faste, ce qui lui a permis aussi de faire des dépenses de prestige en achetant un avion présidentiel, en ouvrant des ambassades un peu partout, surtout dans les pays occidentaux qu’il chérissait le plus. Il a créé une armée bien qu’il ait signé des accords de coopération. Une armée nationale, c’est pour défendre le territoire contre l’ennemi étranger. Elle n’est pas la police ni la gendarmerie, mais dans son esprit c’est conçu comme un moyen de répression des populations. Je regrette que certains dans la presse aient défendu la présence des bases militaire au Sénégal soit disant qu’ils peuvent aider à l’extinction des incendies. Ça c’est un devoir de l’Etat sinon ce n’est pas la peine, il n y a qu’à renoncer à l’indépendance.

Les ambassades que Senghor a ouvertes ne rapportaient pas grand chose. Nos ambassades nous coûtent chères parce que entretenir des ambassades se fait en termes de devises. Senghor a dépensé de manière exagérée, il a eu des problèmes budgétaires et a bloqué les salaires pendant longtemps. D’ailleurs, il a eu une crise grave en 1968. Mais il fait une opération contre-feu : créer un premier ministre qui lui sert de court-circuit et consentir un certain nombre de faveurs à certaines gens de la politique. C’était fondamentalement une politique clientéliste.

Finalement comment jugez-vous l’orientation de l’économie sous Senghor fondée sur la culture arachidière ?

C’est un échec. Ils ont essayé timidement de suppléer l’arachide avec du coton. Mais ça n’a pas changé tellement grand-chose parce qu’à l’époque, il y avait aussi la concurrence du Tergaal fait de fibres synthétiques. Ils ont cherché aussi des substituts avec des ressources halieutiques, des mines, des phosphates destinés à l’exportation etc. et ces exportations sont faites par des sociétés étrangères. L’arachide a par la suite connue une situation grave avec l’intégration dans le marché commun. L’arachide n’était plus soutenue par la France, mais c’était le marché mondial. Le prix était tombé très bas. Les gens ont commencé à cultiver des cultures vivrières pour résister au fait que l’Etat allait les ponctionner avec cet organisme horrible qu’est l’Oncad (Office national de Coopération et d’Assistance pour le Développement). Senghor s’est beaucoup plus intéressé à la culture, au Festival des arts nègres etc.

Mais est-ce que la politique d’infrastructures menée par le président Wade a une efficacité économique ?

Une infrastructure sert à un type de développement qu’il faut expliciter. Vous pensez qu’embellir la capitale c’est un développement économique. Un pays qui se développe, ce qu’on y constate c’est la circulation des camions et non la circulation des voitures particulières. Un pays qui se développe favorise le transport public. C’est ça qu’on appelle une infrastructure qui correspond à un désir de développement bien défini. Et quand vous faites une politique d’infrastructures vous devez le faire à l’intérieur du pays. Au Sénégal, il faut commencer par déplacer la capitale, c’est inévitable. Une presqu’île ou une île ne peut pas être une capitale. Elles ne sont pas extensibles. C’est pourquoi on arrive à des propositions comme les bateaux-taxis pour aller à Rufisque ou dans la banlieue. Au lendemain des indépendances c’était possible car le Sénégal avait une population de 3,5 millions d’habitants. Aujourd’hui nous sommes 12 millions et tous les habitants de Dakar ne peuvent pas trouver un terrain d’habitation à Dakar. Car il n’y a plus de terrain à Dakar. L’explosion urbaine actuelle est un signe de mauvaise santé économique sans parler des possibilités de blanchiment d’argent.

Au départ d’Abdou Diouf en 2000, le Sénégal venait de boucler 20 ans de politique d’ajustement structurel et les socialistes disaient que les indicateurs économiques étaient au vert, comment est-on, dans ce cas, arrivé à la contraction de l’économie ?

Ça c’est de la politique politicienne. C’est qui est constant c’est les PAS n’ont pas assuré le développement économique du pays. Les critères qu’ils invoquent, ce sont des critères de l’extérieur. Nous passons notre temps à nous faire passer des examens par les autres. Nous sommes toujours de bons ou de mauvais écoliers. C’est triste d’avoir cette attitude de celui qui attend les récompenses ou les châtiments du grand maitre blanc. Sous Abdou Diouf, c’était la catastrophe, mais il peut rire de son successeur car il est allé trop loin, il a même hypercaricaturé ce que Diouf faisait. C’est qui est surtout important à retenir c’est que les frais gouvernementaux sont énormes avec la création d’institutions comme le Sénat, le Conseil économique et Social. Est-ce que c’est nécessaire de payer des soldes à des députés. Et je vous rappelle que lors des évènements de 1968, Senghor a été obligé de reculer et de supprimer les soldes des députés et de les remplacer par des indemnités de session. Et à l’époque, le Conseil économique et social ne coûtait que 223 millions de FCFA. Mais aujourd’hui, elle absorbe des milliards de Fcfa. Cela coûte cher en termes de frais généraux d’administration et de gouvernement alors que nous avons une population pauvre. A quoi servent nos diplomates ? Cheikh Tidiane Gadio se glorifiait que les représentations diplomatiques de notre pays soient au nombre de 64. Mais nos diplomates ne rapportent rien au pays au contraire ils coûtent cher. L’armée aussi coûte cher et elle se promène partout alors qu’on a ici le problème de la Casamance. On est fier de servir l’extérieur.

Malgré tout il y a eu plusieurs tentatives de réformes sectorielles parmi lesquelles la nouvelle politique agricole et la nouvelle politique industrielle qu’est ce qu’elles ont donné comme résultats ? Est-ce qu’elles étaient vraiment nouvelles ? La nouvelle politique agricole de la Banque mondiale c’était de liquider les usines de l’intérieur du pays pour les réinstaller sur la côte pour baisser les frais d’exportation. Si on n’a pas supprimé l’huilerie de Ziguinchor c’est à cause de la crise casamançaise. Mais on a supprimé celle de Diourbel pour Lesieur qui est à Dakar. Et c’est contraire à la politique de décentralisation. Les bailleurs, ce qui les intéresse c’est ce qu’ils appellent la compétitivité. Mais ça c’est le langage des forts, si vous faites fort vous pouvez clamer la liberté pour écraser les plus faibles. C’est pourquoi quand un Africain dit qu’il est libéral, je suis ahuri car le libéralisme, c’est pour les forts. Le libéralisme, c’est le langage des forts. Mais malheureusement tu l’entends de la bouche des faibles. La conséquence est qu’on n’a plus une zone industrielle mais un musée industriel. Les sociétés textiles comme la Sotiba sont en faillite à cause de la concurrence. Donc les nouvelles politiques, c’est pour économiser mais pour les bailleurs. Et c’est pourquoi la Banque Mondiale avait favorisé les importations en baissant les taxes d’entrée des marchandises. Alors que nous avons besoin de nous protéger contre l’extérieur.

Cela veut-il dire que si on veut se développer on doit se départir de cette dépendance ?

Quand on parle de développement, il faut savoir ceux qui ont intérêt à se développer. Autrement dit, on ne peut pas parler de problèmes développement sans procéder à une analyse des groupes sociaux à développer. C’est un préalable. Il y a certains qui sont des alliés de l’extérieur. Le secteur informel l’est. Leurs membres sont les représentants commerciaux de l’extérieur. Ce ne sont pas des Sénégalais dans le vrai sens du terme. Donc l’informel n’est pas une force avec laquelle on peut se développer, c’est une stratégie de survie. Si on n’a pas un groupe social qui entend défendre son propre marché contre l’extérieur, il n y aura pas de développement capitaliste. Parce qu’on doit protéger son propre marché et faire en sorte que la répartition des revenus soit favorable au gens de l’intérieur pour qu’ils puissent acheter. Quand on doit mettre en œuvre un projet politique, il faut voir les forces qui peuvent avoir un intérêt matériel à supporter ce programme. Il faut aussi une base industrielle car l’industrialisation c’est le seul secteur qui a pu développer tous les pays qui le sont actuellement. C’est le seul secteur où l’Homme domine la nature, il ne dépend plus des phénomènes contingents comme la pluie. Elle permet d’avoir une attitude prométhéenne, de créateur et non une attitude couchée.

Donc on doit se donner quels moyens pour couper les liens de la dépendance économique avec l’extérieur ?

Il faut créer des partis politiques qui s’appuient sur des catégories sociales qui ont intérêt à ne pas dépendre de l’extérieur. Mais aujourd’hui les partis politiques discutent plus de la manière de se distribuer le pouvoir, qu’ils soient de l’opposition ou du régime en place, ils tiennent tous le même discours et ils s’interdisent d’attaquer l’extérieur. Ils se l’interdisent tous. Qui a demandé le départ des bases françaises ? Certains disent que ces bases fournissent du travail, c’est un raisonnement primaire. Car c’est nous qui devons trouver du travail à ces gens là et non l’extérieur. Donc si on n’a pas de force sociale favorable à une indépendance, vous ne l’aurez pas. Quand Modibo Keita du Mali avait été exclu de la zone franc, les commerçants maliens (soudanais à l’époque) sont partis manifester devant l’ambassade de France car ils étaient pour le maintien de la zone franc car ça leur permettait d’avoir des devises tout le temps parce que même si le pays est mal géré la France est tenue par sa garantie de vous donner des devises correspondantes. Car la devise sert à payer, s’il y en a pas, il y a des pénuries.

Source : La Gazette

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