De nombreux collectionneurs chinois fréquentent la salle de vente parisienne, pour y trouver de « l’exotisme » européen, mais surtout des pièces du patrimoine chinois. A Drouot, il se fait appeler Tony Tong. Il estime que Tony, c’est mieux que Sheng, son véritable prénom. Agé de 42 ans, il a débarqué à Paris au début des années 2000. Pendant plusieurs années, il a été guide touristique pour ses compatriotes, visitant les monuments et les grands magasins. Mais depuis 2010, Tony fait un nouveau métier. Il a monté sa propre boîte, la TS Art Culture Communication. Son boulot ? Conseiller et guider les collectionneurs et marchands d’art chinois. Tony a son réseau, il informe ses clients des ventes à venir sur son compte Facebook ou par WeChat, le réseau social chinois. Aux marchands ou amateurs de Hong Kong, Shanghai, Pékin, il signale les pièces susceptibles de les intéresser. Et quand ils décident de faire le voyage pour Paris, il les accompagne lors des expositions qui précèdent les ventes aux enchères. En cette fin de printemps, il a du boulot. Jusqu’à la fin du mois, plus d’une vingtaine de ventes d’art asiatique sont organisées à Drouot.
Art de vivre du XIXe et art… chinois
Tony n’est pas le seul à piloter ainsi des groupes de Chinois. A Paris, ils sont plus d’une vingtaine à effectuer les mêmes missions. Parfois, certains viennent d’autres pays européens. En début de semaine, un « conseiller » chinois est venu de Londres, accompagné d’acheteurs potentiels, tous Chinois. Tony Tong explique : Depuis 2010, le marché parisien a fortement progressé. A Drouot, l’offre est très large, on trouve de tout et parfois il peut y avoir des surprises. » Qu’achètent donc les Chinois ? Certains marchands s’intéressent aux pièces liées à l’art de vivre du XIXe siècle (lustres, cristallerie, mobilier Napoléon III, meubles de style Louis XV, pendules dorées). Cette marchandise-là, qui prend donc le chemin de la Chine, est destinée aux cadres moyens des grandes villes de l’Empire du milieu, friands d’un exotisme à prix abordable (5.000 euros maximum). Mais il est un autre marché qui voit les prix grimper plus encore : c’est celui des pièces ou œuvres d’art chinoises. Nombre d’entre elles se trouvent en Europe parce qu’elles y ont été acquises –à la fin du IIe siècle et jusqu’au milieu du XXe – par des Français ou Européens ayant vécu en Chine ou dans l’ancienne Indochine – pays où les militaires et colons achetaient aux nombreux marchands chinois vivant dans ce pays. Parfois, ces pièces sont longtemps restées dans ces familles qui considéraient qu’elles n’étaient que de simples souvenirs et n’avaient guère de valeur. Aujourd’hui, la donne a changé. Les Chinois veulent se réapproprier leur histoire. Alors, ils achètent sans compter. Et ils viennent en masse à Drouot, envahissant les salles les jours d’exposition des lots. Les uns sont des simples touristes qui ont échoué là, guidés par des compatriotes, hôteliers à Paris. D’autres sont des nouveaux riches qui ont fait fortune dans le commerce, l’industrie ou l’informatique.
Estimé à 180.000 euros, parti à 5.585.000
Leurs goûts sont parfois imprévisibles. En ce moment par exemple, dans les ventes courantes, tous les objets en turquoise, quels qui soient, sont âprement disputés. Des lots estimés à quelques centaines d’euros peuvent dépasser le millier (ou les milliers) d’euros. Les collectionneurs avisés (ou leurs représentants) s’intéressent quant à eux de très près aux produits de l’ère Quianlong (XVIIIe siècle).
Ce 11 juin, un petit récipient en bronze doré de cette époque, haut d’une trentaine de centimètres, a été adjugé 358.000 euros par la société Blanchet & associés. Deux jours plus tôt, dans une vente organisée par Auction Art, un dérouleur de peinture en néphrite céladon a trouvé acquéreur à 150.000 euros. Dans les autres grandes maisons, les prix sont plus encore stratosphériques : chez Sotheby’s, le 10 juin, une sculpture en bronze doré de Vairocana (XVe siècle) a été achetée 3.395.000 euros par un collectionneur privé asiatique, soit à un prix six fois plus élevé que son estimation haute. Chez Christie’s, toujours à Paris, le 9 juin, une peinture et encre sur rouleau du XVIIIe siècle (longue de 22 mètres) était estimée au maximum 180.000 euros. Cette œuvre qui appartenait à un collectionneur français a été achetée par un marchand asiatique pour la somme de 5.585.000 euros. Détail d’importance : les pièces anciennes qui sont par la suite exportées en Chine (à la douane chinoise, leur propriétaire doit acquitter une taxe de 30%) ne pourront plus, en théorie, sortir du pays puisque considérées comme appartenant au patrimoine national. Ces dispositions incitent le plus souvent les richissimes collectionneurs, qui possèdent souvent des résidences en Europe ou en Etats-Unis, à y entreposer les œuvres achetées à Paris, Londres ou New York. Ainsi, bien que patriotes (mais le patriotisme n’interdit pas toujours la spéculation), ils pourront revendre ces mêmes trésors dans les salles ou les galeries d’art où ils les ont achetées…
Six galeries exposent
Cette frénésie n’est pas pour déplaire aux marchands parisiens, peu nombreux il est vrai : les bons se comptent sur les doigts d’une main. La galerie La Compagnie de la Chine et des Indes (Paris 8e) organise ainsi jusqu’au 27 juin une exposition présentant des pièces issues de la collection Robert Rousset auxquelles viennent s’ajouter des œuvres (Chine, Inde, Japon, Cambodge) provenant de cinq galeristes parisiens. Des sculptures, des paravents, du mobilier, tous de qualité exceptionnelle, sont rassemblées. Ici, les prix oscillent entre quelques dizaines de milliers d’euros et un million d’euro. La collection de Robert Rousset, illustrée ici par quelques pièces rarement montrées, telle cette sculpture d’une Divinité féminine indienne du XIe siècle, témoigne des liens anciens que certains marchands français ont noué dès le début du XXe siècle avec des antiquaires chinois. Mike Winter-Rousset, petit-neveu du collectionneur, raconte : Notre famille travaille avec le même marchand de Hong Kong depuis trois générations. » La seule différence, c’est qu’aujourd’hui, ce ne sont plus vraiment les amateurs européens ou américains qui sont les plus gros acheteurs. Désormais, la Chine achète aussi son passé. Source : Nouvel Obs