L’analyste politique, Mame Less Camara, estime que la demande de liberté d’expression au sein des partis politiques a atteint une intensité telle qu’on ne peut plus demander à tout le monde de se taire au nom de la discipline de parti. D’où, selon lui, la nécessité de les réaménager en profondeur.
De plus en plus, dans le champ politique, on constate que lorsque le chef prend position sur une question, d’autres prennent le contre-pied. Comment l’expliquez-vous ?
Deux explications peuvent être données. La première, c’est l’absence de leader charismatique sur le champ politique. De plus en plus, il s’agit d’un technocrate en qui on a confiance parce qu’il a un savoir-faire mais il n’a pas l’autorité sur le reste du parti sur le plan historique et de la vision. Nous avons des leaders qui ont des savoir-faire et non des certitudes. La deuxième explication, c’est que les partis, dans leur forme actuelle, sont en cours de restructuration. Si l’on prend le Parti socialiste, cette attitude de rébellion n’est pas nouvelle. Depuis le congrès sans débat de 1996, périodiquement ce parti est confronté à une demande d’ouvertures de courant de pensée pour permettre et organiser à l’interne à la fois le débat et la compétition nécessaires pour changer de leadership, s’il y a lieu. Mais le parti continue d’être dirigé de façon rigide qui ne laisse pas s’exprimer des points de vue autres que ceux entérinés par le leader en place. En 2007, la même demande de courants de pensée exprimée une décennie auparavant s’est réinvitée au débat et a eu des résultats encore plus catastrophiques. A la veille de l’élection présidentielle, une requête dont les principaux présentateurs étaient Robert Sagna, l’ancien maire de Dakar Mamadou Diop et Souty Touré s’était heurté au même mur de refus. La demande visait l’instauration de courants au sein du parti afin de permettre aux militants de s’aligner derrière tel ou tel leader en fonction du partage de ses opinions et de ses analyses. La direction du Ps avait refusé et ces leaders ont créé leurs partis politiques.
Concernant le parti présidentiel, c’est un parti en gestation où des personnalités fortes ne se sont pas encore imposées comme relais de l’autorité du chef. Le parti est encore malléable et est en train de se chercher une forme qu’il ne trouve pas encore. Et, ce sont les personnages les plus entreprenants comme Moustapha Cissé Lô et d’autres qui ont une certaine audace dans la prise de parole interne et même de la contestation des positions du chef qui se signalent comme des éléments perturbateurs de la quiétude du parti.
De tels comportements ne mettent-ils pas à mal la discipline de parti qui doit prévaloir ?
La question à se poser est, est-ce que le parti dans sa forme ancienne, dont le modèle est encore soviétique – avant les indépendances, qui a traversé les indépendances jusqu’à la première alternance en 2000 -, est encore l’appareil le mieux indiqué, avec ses raideurs et son centralisme démocratique ? Plus de dix ans après la première alternance, est-ce qu’on n’est pas en train de vivre avec des partis qui sont totalement obsolètes ? Le modèle soviétique du parti avec un comité central, un bureau politique, etc., avec une seule voix qui est celle du chef ne marche plus. En 2000 et 2012, les partis politiques ont essayé de changer de posture. On n’est plus dans des partis qui conçoivent des plans quinquennaux, des plans de développement à long terme et selon une idéologie. Les citoyens veulent des réalisations dans des délais moindres. Les partis de l’ancien modèle soviétique avec des leaders que l’on change peu et à vision lointaine, semblent peu opératoires aujourd’hui. Les partis dans leur forme actuelle travaillent à des alliances. Ils sont dans la négociation permanente pouvant se traduire par des concessions à la formation la plus puissante pour diriger. Les élections sont devenues plus ouvertes quelque part et les militants ne veulent renforcer leur parti à chaque échéance. Aujourd’hui, la politique va se faire dans le court et moyen terme et non plus dans le long terme qui justifiait l’existence de partis avec un chef presque inamovible.
Que doivent faire les partis pour s’ajuster à cette nouvelle réalité ?
Le réaménagement en profondeur. Le leadership ne peut plus être unique, réservé à une seule personnalité à l’intérieur d’un parti. Il faut désormais manager, c’est-à-dire distribuer du pouvoir et des rôles et libérer les forces pour qu’elles pensent les uns avec les autres, les uns contre les autres. De cette manière, le parti peut dégager une bonne dynamique parce que la position de leader peut être remise en cause à tout moment par une pensée plus reluisante, plus attachante, plus attrayante. Mais si l’on veut avoir des leaders inamovibles, ils asphyxient le parti et les volontés en son sein qui peuvent le revigorer. Cela crée un désordre. Il faut, à l’intérieur du parti, que les groupes qui ont des affinités entre eux puissent se rencontrer et s’organiser pour être porteurs d’un point de vue qui est leur identité lors des compétitions de démocratie interne. Il faut ouvrir la compétition au sein des partis. Si l’on prend l’exemple du Parti démocratique sénégalais, lorsque des responsables ont pensé que Me Wade allait quitter la direction du parti, combien ont créé un parti politique ou un mouvement politique qui est la forme primitive de ce qui sera plus tard un parti politique. Cela montre que la demande de liberté d’expression au sein des partis politiques a atteint une intensité telle qu’on ne peut plus demander à tout le monde de se taire au nom de la discipline de parti.
Source : Presse