Le plasticien ghanéen El Anatsui s’est pris d’affection pour le domaine du château de Chaumont-sur-Loire, en France, où il a déjà réalisé trois œuvres XXL, qui interrogent notamment sur la surconsommation et la pollution due à l’homme.
C’est l’un des artistes les plus cotés d’Afrique. Le 2 avril, l’une de ses tapisseries, réalisée à partir de bouchons recyclés, a encore été adjugée 1,3 million d’euros chez Sotheby’s Londres. Pourtant, en dehors de quelques lieux au Nigeria (l’université de Nsukka, l’Asele Institute de Nimo…), aucune institution ne présente le travail d’El Anatsui sur le continent. Le Ghanéen a bien pour projet d’ouvrir d’ici à deux ans un musée à Tema, petite ville à 25 km à l’est d’Accra, mais d’ici là, pour voir ses œuvres, le plus simple reste de se rendre à New York, Londres, Berlin… ou au domaine français de Chaumont-sur-Loire, qui réunit pas moins de trois de ses installations monumentales.
Haut lieu de l’art contemporain
Qu’est venu faire l’artiste près de ce château du Loir-et-Cher ? Le domaine est devenu un haut lieu de l’art contemporain qui propose, outre un Festival international des jardins depuis 1992, de nombreuses expositions d’envergure. « J’étais fascinée par son travail et j’ai contacté les galeries qui le représentaient à Londres et à New York, se souvient Chantal Colleu-Dumond, la directrice du domaine. Et, contre l’avis de ses galeristes, il est venu sur place le 8 décembre 2014. J’avais peur qu’il puisse ne pas être charmé par notre lieu en plein hiver… En fait, il a eu le coup de foudre ! »
Ce qui a séduit le septuagénaire ? Sans doute l’accueil chaleureux d’une équipe qui travaille dans un climat presque familial, loin des circuits commerciaux traditionnels de l’art contemporain. Quand il passe à Chaumont, El Anatsui a sa chambre, et une foule d’assistants se plient en quatre pour que ses idées prennent forme. Quitte à se rendre dans une déchetterie sous la neige pour récupérer les matériaux d’une de ses œuvres (Ugwu).
LE FLEUVE, LES BARQUES SUR LA LOIRE M’ONT RAPPELÉ LES PAYSAGES DE MON ENFANCE
Mais il y a plus. « Bizarrement, le fleuve, les barques sur la Loire m’ont aussi rappelé les paysages de mon enfance. L’horizon ouvert qu’il y a sur le port de Tema face au golfe de Guinée », sourit El Anatsui. Aux anges le jour du vernissage, entre une promenade dans le parc du château et un repas arrosé d’un petit vin de Loire, le septuagénaire semble être chez lui à plus de 4 000 km de son Ghana natal. C’est sans doute pour cela qu’il a laissé sur place la tapisserie monumentale qu’il aurait pu reprendre et vendre pour plus de 1 million d’euros, si l’on se fie aux dernières enchères… Et la love story avec Chaumont semble bien devoir durer. « Il s’est engagé à nous livrer une œuvre par an », lance en riant Chantal Colleu-Dumond. Une blague évidemment, mais dont on se plaît à croire qu’elle puisse devenir un jour réalité.
• XIXE (2015) : une tapisserie enivrante
Drôle d’alchimiste des temps modernes, El Anatsui crée de l’or avec des déchets. La première œuvre qu’il a installée en 2015 à Chaumont est sans doute la plus impressionnante. Disposée sur trois longs murs dans la galerie du Fenil, elle est composée de plus de deux millions de pièces métalliques, provenant entre autres de bouteilles de gin et de brandy, reliées entre elles par des fils de cuivre.
Assemblés ainsi par des dizaines d’assistants dans son atelier de Nsukka, au Nigeria, les rebuts prennent l’apparence de draperies dorées et argentées, d’étranges tissus aux reflets changeants qui peuvent évoquer le peintre viennois Gustav Klimt. Lui cite plutôt comme références le plasticien indien Anish Kapoor et l’architecte japonais Tadao Ando… On notera également les similitudes de certains motifs géométriques et colorés avec les étoffes kente, portées par les chefs ghanéens.
• Ugwu (2016) : une colline d’ordures
Habitué à travailler en intérieur, dans ses ateliers de Nsukka, au Nigeria, et de Tema, au Ghana, El Anatsui explique avoir « eu envie de créer une grande œuvre en extérieur qui puisse changer d’aspect en fonction de la position du soleil et des saisons ».
Il a assemblé avec des assistants un tas de rondins, aux extrémités desquels ont été fixés divers déchets colorés : capsules, couvercles, cannettes… piochés dans les déchetteries alentour. Pour lui, ces rebuts sont toujours liés à l’humain : « Ils ont été chargés en électricité par ceux qui les ont utilisés et conservent une partie de cette charge. » Il a également ajouté une centaine de plaques d’imprimerie demandées à La Nouvelle République, le quotidien local. À l’ombre d’un tilleul du domaine, son œuvre Ugwu (« colline », en langue igbo) semble à première vue un relief naturel et chamarré prolongeant les courbes du parc historique… Mais il interroge aussi sur la surconsommation et la pollution due à l’homme.
• Cire perdue (2019) : une célébration des vies sacrifiées en mer
Le Lion d’or de la Biennale de Venise 2015 a été séduit par les gabarres, ces bateaux traditionnels à fond plat naviguant sur la Loire. Choisies lors de promenades au bord du fleuve, dressées à la verticale, elles font penser à des fusées prêtes à décoller.
C’EST UN HOMMAGE AUX BATEAUX SACRIFIÉS À FORCE D’ÉCHANGES DE MARCHANDISES, DE TRANSPORTS DE PERSONNES, MAIS AUSSI À TOUS CEUX QUI ONT FORCÉ LE DESTIN
Il y a un peu de ça dans cette installation de trois bateaux : « Je voulais les élever pour qu’elles puissent rejoindre le ciel », explique l’artiste, qui ne cache pas être chrétien. Ponctuant le parc à la manière de gigantesques stèles posées devant la Loire, l’œuvre n’est pas désespérée. « C’est un hommage aux bateaux sacrifiés à force d’échanges de marchandises, de transports de personnes, mais aussi à tous ceux qui ont forcé le destin… les boat people, ceux qui ont tenté de traverser la Méditerranée, glisse El Anatsui. La mort des choses et des gens n’est pas la fin, nous sommes toujours en relation avec eux après leur disparition. »