ENTRETIEN. Situation économique des agences d’architecture, conditions de travail, instruction des permis de construire, relance de l’activité… Pour Batiactu, le président du Conseil national de l’ordre des architectes (Cnoa), Denis Dessus, fait un tour de l’actualité en cette période d’incertitude.
Denis Dessus : Bien sûr la crise va faire de très importants dégâts, et dans tous les types de structure. Nous allons perdre des salariés, des entreprises d’architecture, mais également des clients et des marchés. Il est clair que les projets dans les domaines du tourisme par exemple vont être stoppés. Notre activité est très liée à la santé économique qui sera très fragilisée à la sortie de crise, d’autant que nous allons subir le creux habituel des renouvellements des équipes municipales, encore accentué par le stand-bye électoral. Et ceux d’entre nous qui travaillons à l’international nous sommes complètement paralysés par la pandémie.
Batiactu : Les architectes peuvent plus facilement télétravailler que d’autres professions, mais ont-ils assez d’activité autour d’eux pour continuer l’activité sur des projets en phase conception ?
D.D. : Les agences ont essayé de maintenir une activité en pointillé, en avançant sur les phases de conception. Mais cela n’est que très partiel, car il s’agit d’un travail itératif avec nos bureaux d’étude qui ont aussi des effectifs réduits et une maîtrise d’ouvrage qui répond généralement aux abonnés absents et ne peut valider l’avancement des études. Il n’est donc pas possible d’avancer de façon significative et il est pratiquement impossible de travailler sur les concours sans possibilité de visite de site et de brainstorming en présentiel. Nous sommes également bloqués par l’arrêt presque général des instructions des autorisations d’urbanisme, ce qui est catastrophique pour toute l’activité du secteur. Il est indispensable que le service public fonctionne, que nous puissions déposer les demandes de permis de construire ou de permis d’aménager de façon dématérialisée et que cela soit instruit dans des délais contenus.
Batiactu : Les entreprises d’architecture ont-elles pu facilement avoir recours au chômage technique ?
D.D. : Oui, certaines y ont recours, car nous avons tous dû ou arrêter ou bien ralentir considérablement notre activité.
Batiactu : Estimez-vous satisfaisantes les mesures prises pour soutenir les travailleurs indépendants (fonds de solidarité, et bientôt peut-être une prime allant jusqu’à 2.500 euros pour les ressortissants à la sécurité sociale des indépendants) ?
D.D. : Les mesures sont pour l’instant inapplicables à notre métier. L’impact sur notre chiffre d’affaire ne peut être comparé sur un mois, nous ne vendons pas des biens de consommation mais des prestations intellectuelles dont la rémunération correspondante est perçue avec plusieurs mois de décalage. La crise va nous impacter sur tout l’exercice 2020. Il faudrait donc que le fonds de solidarité s’applique en comparant un exercice complet ou au moins un semestre avec les années précédentes. Quant au projet de prime de 2.500€, il doit s’appliquer aussi aux professions libérales.
« Nous assistons le maître d’ouvrage dans ses décisions de démarrer, suspendre ou arrêter un chantier »
Batiactu : Les architectes ayant une part de responsabilité sur la santé des ouvriers intervenant sur leurs chantiers, comment peuvent-ils se comporter actuellement ? Selon vous, quels types de chantiers peuvent redémarrer dès maintenant ?
D.D. : Le maître d’ouvrage, le maître d’œuvre et le coordonnateur SPS mettent en œuvre pendant la phase de conception, d’étude et d’élaboration du projet et pendant la réalisation de l’ouvrage, les principes généraux de prévention définis par le code du travail. Après l’application des principes relève de l’entreprise et sa responsabilité est directe sur la santé du travailleur. Nous assistons le maître d’ouvrage dans ses décisions de démarrer, suspendre ou arrêter un chantier. Nous le faisons en conscience, selon que les principes de sécurité peuvent être mis en oeuvre ou non.
Batiactu : Le comportement des maîtres d’ouvrage évolue-t-il depuis trois semaines ? Beaucoup ont d’abord souhaité stopper l’activité, certains ont repris… Où en est-on aujourd’hui ?
D.D. : Nous avons tous suivi les consignes gouvernementales, claires initialement sur la mise en confinement. Puis les autorités ont vu le coût économique de l’arrêt d’un rouage essentiel de l’activité en France. Nous attendons l’avis des autorités médicales sur la reprise de l’activité. Comment penser qu’il est indispensable que les gens restent chez eux et que des dizaines de milliers de chantiers reprennent ?
« Je n’imagine pas que des maîtres d’ouvrage soient aussi inconscients de leurs responsabilités pénales »
Batiactu : Observez-vous sur le terrain des maîtres d’ouvrage publics ou privés qui mettent la pression sur des entreprises pour reprendre les activités sans les protections nécessaires ? Pensez-vous que ce genre de situations pourraient se multiplier ?
D.D. : Si cela existe c’est marginal, je n’imagine pas que des maîtres d’ouvrage soient aussi inconscients de leurs responsabilités pénales.
Batiactu : Un ajout au guide OPPBTP concernant spécifiquement l’architecture sera publié. Travaillez-vous dessus ? A quel moment sera-t-il disponible ?
D.D. : Il n’y a pas d’ajout ‘spécial architecture’, mais le rôle et les responsabilités de la maîtrise d’œuvre en général et de l’architecte en particulier, sont en première ligne. L’architecte est au cœur du processus, de la conception au parfait achèvement de l’ouvrage. Il dirige les travaux et conseille le maître d’ouvrage pour les décisions qui lui incombent. Il faut donc l’avis, et l’apport, de l’architecte sur le guide. Un grand nombre d’architectes sont également OPC et CSPS. Nous travaillons évidemment sur la bonne approche des chantiers selon le risque covid-19. Il faut imaginer le cadre des interventions d’urgence aujourd’hui, notamment chez les particuliers et dans le cadre de l’entretien des bâtiments publics. Il nous faut distinguer celles pour lesquelles le risque peut être apprécié et les mesures adéquates mises en place de celles qu’il serait inconscient de vouloir poursuivre et démarrer pendant la période actuelle. Et il faut imaginer la sortie de crise, qui risque de ne pas être identique selon les régions.
Instruction des permis de construire : « L’ordonnance devrait être corrigée ou commentée »
Batiactu : Les professionnels de la construction s’inquiètent d’un décalage dans l’instruction des permis de construire. Allez-vous trouver des solutions avec les pouvoirs publics ? Sont-ils conscients du problème ?
D.D. : Oui, ils en sont conscients, et l’ordonnance devrait être corrigée ou commentée, car l’instruction est faite par les collectivités qui ne sont plus opérationnelles. Il faut une donc une demande politique claire de l’Etat réclamant le maintien de ces services et que les préfets qui relaient les directives, de l’état de reprise des chantiers, soient tout aussi prompts à instruire les demandes d’autorisations d’urbanisme dont ils ont la charge et la responsabilité.
Batiactu : Se pose également la question, pour 2020, de l’installation des nouveaux conseils municipaux et de l’interrogation sur la date du second tour des municipales : craignez-vous que ces deux éléments contribuent également à ralentir les projets publics ? Craignez-vous comme les promoteurs ou année noire en 2020 ?
D.D. : Le renouvellement des équipes municipales se traduit toujours par un ralentissement sur deux ans environ, et qui va être évidement encore accru cette année.
« Il est hors de question que l’on fasse n’importe quoi, sous prétexte de l’urgence économique »
Batiactu : Pensez-vous que le secteur puisse repartir à peu près normalement en 2021 ? Et craignez-vous qu’un plan de relance dans le secteur de la construction puisse mettre à mal certains objectifs environnementaux comme le zéro artificialisation nette ? Les acteurs voudront peut-être aller au plus vite pour que l’activité redémarre…
D.D. : Je ne suis pas devin, mais la France a besoin de rénover et construire des logements ; elle a également besoin de remettre en état ses services publics ; elle a besoin de modes de vie, d’habitat et de travail adaptés au changement climatique. Nous avons des millions de mal logés, nos gares et lignes de train de nos campagnes sont à l’abandon. A titre d’exemple : j’attends depuis trois ans d’avoir le budget pour terminer un hôpital. Mais face à ces besoins d’investissement, nous allons subir un appauvrissement général qui va mettre du temps à être compensé. Il est hors de question que l’on fasse n’importe quoi, sous prétexte de l’urgence économique, pour retrouver de la croissance, en oubliant l’urgence climatique et sociale. C’est au contraire l’opportunité pour réfléchir à la vie et à la ville de demain, comment réinvestir et densifier les zones commerciales obsolètes, ces entrées de ville immondes, ces lotissements qui ont mité tous nos paysages. C’est là le support idéal, et le bon moment, pour de futurs projets de ville, capables de répondre aux besoins d’aujourd’hui et en permettant tous ceux à venir. Ayons enfin une vision prospective de ce que l’on veut pour les générations futures, et construisons-la.
Batiactu : Faut-il, à votre avis, davantage tenir compte du risque épidémique dans la conception, la construction et la rénovation des bâtiments ?
D.D. : La conception d’un bâtiment nécessite une approche holistique de tous les paramètres, fonctionnels, comportementaux, patrimoniaux, environnementaux etc, et adaptés au temps long de l’usage ou des usages, parfois sur plusieurs générations. C’est ce que nous nous éreintons à dire depuis des années et des années quand les autorités, incitées par les politiques européennes, ne parlaient que du seul volet énergie ! il faut tenir compte de la santé, et, notamment car il y a de multiples autres paramètres physiologiques et comportementaux, de la qualité de l’air (cf l’article de Suzanne Déoux sur le sujet du confinement et de la ventilation sur architectes.org). Construire et urbaniser sont des actes essentiels de santé publique, c’est pourquoi il faut investir, pour cela aussi, dans la conception et la réflexion en amont. C’est, depuis bien longtemps, au cœur de nos positions, de nos formations et des compétences que nous développons au sein de la profession, et un secteur de recherche en plein développement.