Pratiques photographiques contemporaines au Sénégal Babacar Mbaye Diop

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Portrait de Babacar Mbaye DIOP - Critique d'art, Commissaire d'exposition et scénographe © Malick MBOW
Portrait de Babacar Mbaye DIOP – Critique d’art, Commissaire d’exposition et scénographe © Malick MBOW

 

Le Sénégal fait partie des pays d’Afrique où la photographie fut pratiquée très tôt. Au début du XXe siècle, avec la colonisation française, de nombreux photographes français se sont installés au Sénégal. Ce sont ces derniers qui ont formé la plupart des premiers photographes sénégalais qu’ils ont engagés à leurs côtés comme assistants. Si les premiers photographes sénégalais tels que Meïssa Gaye (1892‐1993) – l’ancêtre de la photographie sénégalaise –, Mama Casset (1908‐1992) et Mix Gueye (1906‐1994) ont appris la photographie dans des studios tenus par des Français, ils ont très vite développé une pratique personnelle. Ils vont dépasser la simple appropriation technique pour faire de la photographie une projection dans la modernité et un véritable projet esthétique[1]. En ce sens, ils ont véritablement marqué l’histoire de la photographie sénégalaise.

Aujourd’hui, la pratique photographique la plus répandue au Sénégal est la photographie de famille. Avec l’arrivée du développement couleur, la technique de la photographie qui était réservée aux professionnels s’ouvre désormais au plus grand nombre. On assiste à une nouvelle forme de photographes dits « ambulants ». Ils n’ont pas de studio photo, mais réalisent leurs clichés dans la rue, dans les lieux touristiques, ou encore lors d’évènements particuliers (cérémonies, fêtes, etc.). Contrairement aux artisans photographes de studio qui maitrisaient entièrement le processus photographique de la prise de vue au développement des négatifs jusqu’au tirage sur papier, ces nouveaux praticiens ne réalisent que la prise de vue.

Outre les photographes de studio, il y a ceux qui pratiquent la photographie comme art, tels que Mandémory, Touré Béhan, Matar Ndour et Ousmane Ndiaye Dago, lesquels s’engagent essentiellement sur la voie d’une recherche esthétique. Décrire les pratiques photographiques et leur contexte au Sénégal implique de poser plusieurs questions : quelle est l’évolution de la pratique photographique au Sénégal depuis son introduction par la colonisation jusqu’à nos jours ? Comment les Sénégalais se sont-ils réappropriés la photographie ? Quels usages en ont-ils fait ? Quels sont les problèmes et les enjeux de la photographie dans la réception de l’art contemporain au Sénégal ?

Photographie de famille et photographie de presse
Avec l’arrivée du numérique, la pratique photographique, qui était réservée à des professionnels, devient accessible au grand nombre. Le développement moins cher et plus rapide, la facilité d’acquérir un appareil photo, et surtout le chômage des jeunes sont autant de raisons qui poussent certains à gagner leur vie en devenant photographe ambulant. Le photographe ambulant photographie le public pendant les spectacles, à la fin desquels il vend ses tirages. Erika Nimis constate que « les ambulants ont ainsi largement contribué à la vulgarisation de la photographie, accessible pour un bon prix en toute heure et en tout lieu[2] ».

Au Sénégal, la photographie dite « domestique » est très présente partout dans le pays et chaque famille possède au moins un album photo. J.-F. Werner, dans son étude sur la photographie de famille au Sénégal, constate que « l’étranger de passage est invité à feuilleter l’album photo de la famille en attendant l’arrivée de ses hôtes comme s’il s’agissait de l’introduire de façon symbolique dans le groupe familial par représentation iconographique interposée[3] ». La présence de croix tracées au stylo sur certains visages des photos des albums de famille est un élément particulièrement intéressant, puisque ces croix signifient, pour celui qui regarde l’album, que ces personnes sont mortes. La photographie fige un moment de vie. Elle matérialise la mort. Dans La Chambre claire, Roland Barthes écrit : « Ce que la Photographie reproduit à l’infini n’a eu lieu qu’une fois : elle répète mécaniquement ce qui ne pourra jamais plus se répéter existentiellement[4] ». Par le portrait, la photographie peut donner l’illusion que la personne représentée est encore en vie. Pour empêcher cette confusion, on signale d’une croix les personnes décédées. La photographie domestique est centrale au Sénégal. Boubacar Touré Mandémory dit à propos des photographes du quotidien : « On a trop souvent négligé leur témoignage. Mais il faut savoir que (…) même si leurs images sont destinées à rester dans les maisons, ils jouent un rôle dans l’image que notre société a d’elle-même[5] ».

Outre la photographie de famille qui est majoritaire, les photographes au Sénégal travaillent aussi pour la presse. À part quelques rares exceptions, la photographie de presse a encore peu de place dans les médias. Considérée souvent comme secondaire, elle a plutôt valeur d’illustration. La plupart du temps, l’image est recherchée après la rédaction de l’article ou la réalisation du reportage. Parmi les photographes de presse au Sénégal, l’un des plus connus est certainement Boubacar Touré dit « Mandémory ». Né en 1954 à Dakar, il a collaboré, en Afrique et à Paris, avec de grands journaux français. Il a travaillé également pour les quotidiens dakarois (aujourd’hui disparus) Le Journal et Dakar Soir, ou encore pour l’agence Panapress basée à Dakar. À la Pana, Mandémory raconte qu’il était très bien payé, mais qu’il a préféré partir au bout de quelques mois, car il ne peut – dit-il – travailler sous l’autorité de personne. Il refuse d’être ballotté comme la plupart des photographes d’une rédaction à l’autre. Mandémory répond ponctuellement à des commandes provenant d’institutions occidentales telles que L’AFAA (Association française d’action artistique) ou la Francophonie. Son travail est publié dans de grands journaux, magazines ou revues occidentaux comme, entre autres, LibérationL’Express, Le Monde, Télérama, 01 Informatique, Futur, Jalouse, Aide France Magasine, Balafon, les éditions Revue Noire.

Touré Béhan, autre photographe de presse, né en 1961 à Dakar, a collaboré avec l’agence Sipa Press à Paris en 1994 et au quotidien Dakar Soir en 1997. Il exerce aujourd’hui la photographie en indépendant pour l’Agence France Presse (AFP) et a fondé en 1996 sa propre agence, Nataal. Il verra peu à peu ses photographies publiées dans de nombreuses revues comme Jazz magazine, Jeune Afrique, New York Times ou encore les éditions Revue Noire. Parmi les nombreux photographes travaillant pour la presse locale, on peut citer également Pape Seydi au quotidien Le Soleil, ou encore Mamadou Seylou Diallo au Sud Quotidien. Ce dernier est rattaché maintenant à l’Agence France Presse, où il occupe le poste d’adjoint au chef de la région ouest-africaine et du Tchad. Mamadou Seylou Diallo supervise quatorze pays. Enfin, on peut mentionner Mamadou Gomis qui a travaillé comme photographe pour les quotidiens dakarois Walf et Grand’Place. Auparavant, il exerça pour des journaux sénégalais comme L’Événement du Soir et réalisa des reportages pour Le QuotidienStades (quotidien de sport), Thiof et Nouvel horizon. Il collabore aussi régulièrement avec des agences de presse internationales, dont l’Agence France Presse (AFP), Panapress, et Reuters.

Les artistes-photographes de Dakar : pionniers de la photographie du corps noir
En 1989, feu Bara Guèye, journaliste au quotidien Sud, crée Ecomar, une entreprise de communication et de marketing. La même année, il rencontre Mandémory. Ce dernier ajoute le terme « Visuel » à Ecomar et ensemble ils créent « Ecomar Visuel », une agence de photos, une plateforme de revendications, de concertations et de décisions. Ils seront ensuite rejoints par Béhan. En 1994, Mandémory et Béhan fondent le groupe Mandémory qui, bien qu’éphémère, lui a permis d’organiser l’exposition « Dakar hier et aujourd’hui » avec l’IFAN (Institut fondamental d’Afrique noire) la même année. Ils mettent en place une équipe de recherche sur la photographie du corps noir (entendons corps noir comme matière sombre aussi). Leur angle d’attaque était celui-ci : les appareils photographiques ayant été construits par des Occidentaux, ils remarquent que les cellules photoélectriques constituant le posemètre et permettant de régler l’exposition optimale ont été calibrées sur la peau blanche, et donc sur une autre lumière que celle réfléchie par la peau noire[6].

Quand un photographe travaille, par exemple, avec une cellule photoélectrique et qu’il prend la lumière incidente, il a une valeur de gris neutre. Quand c’est une personne blanche qui est photographiée sous cette lumière-là, elle est bien exposée. Quand c’est une personne métisse, la photo n’est pas mal. Mais quand c’est une personne noire, on ne voit rien. Il s’agit de techniques apprises dans les écoles d’art ou de photographie. Ces techniques, Mandémory et Béhan les ont apprises par eux-mêmes et les ont pratiquées. Ils ont débuté dans la photographie sans comprendre certains détails essentiels ; mais au fil du temps, ils se sont rendu compte qu’il n’était pas possible de photographier le corps noir correctement avec le paramétrage des appareils-photos commercialisés partout dans le monde. Pour avoir un bon rendu en photographiant le noir, ils ont d’abord fait des recherches sur la lumière incidente et sur la lumière réfléchie, afin de calculer les meilleures moyennes dans le cas du noir. Ils ont ensuite appliqué la méthode du « zone system », c’est-à-dire qu’ils ont fait de la photographie par prévisualisation. Le précurseur de cette méthode est Ansel Adams (1902-1984), photographe et écologiste américain. Ce dernier, en collaboration avec Fred Archer, développa la théorie du « zone system » : un procédé permettant de déterminer l’exposition correcte, ainsi que l’ajustement des contrastes sur le tirage final, à partir d’une échelle de valeurs de gris entre la zone 0 (le noir) et la zone 9 (le blanc). Il en résulte une profondeur et une clarté presque parfaites[7].

Comment photographier en gris la couleur de mon jean, de ma chemise ou de mon bonnet qui ont des couleurs différentes par exemple ? Toutes ces couleurs ont des gris dissemblables. Si Ansel Adams a concentré son travail sur ce problème, au cours de ses recherches, il a omis de prendre en compte le corps noir. Il s’est contenté de trouver une méthode permettant de traiter différents gris, afin d’anoblir ses photographies en noir et blanc. À cette époque, les appareils dotés de système de mesure à pondération centrale ne prenaient en compte que le centre de la zone cadrée. La quasi-totalité des appareils reflex évolués de cette période étaient dotés de ce système de mesure. Par conséquent, ceux qui pratiquaient la photographie avec des appareils dépourvus de systèmes de mesures dits intelligents devaient avoir recours à la mesure de la lumière incidente qui ne favorisait pas du tout, dans certaines conditions d’éclairage, la photographie de la peau noire. Dans ces cas-là, seules les personnes très claires ou blanches étaient correctement exposées[8].

Mandémory et son équipe ont ambitionné d’adapter le « zone system » de Adams au corps noir. Ils ont réalisé l’expérience avec trois personnes nues, dont la tête a été préalablement rasée : un blanc, un noir et un métis. En les photographiant, Mandémory et les autres se sont rendu compte que la cellule de l’appareil-photo calculait la même quantité de lumière valable pour le corps noir et le corps métis, alors que l’exposition aurait dû, dans les deux cas, être différente. Si on photographie individuellement la personne noire et que l’on développe le cliché à un gamma X, le résultat peut être tel que lorsque l’on regarde la photographie, il est impossible de distinguer s’il s’agit d’une personne noire ou d’une personne blanche. Parce qu’en développant la pellicule en noir et blanc, l’image apparaît toujours dans une valeur de gris. En répétant la même opération avec une personne blanche, même constat : on ne saura distinguer si c’est une personne noire ou blanche. Peut-être dans la morphologie, mais pas au niveau de la couleur de peau. La même expérience avec une personne métisse aura un résultat identique, bien qu’il s’agisse de couleurs différentes. Le cliché n’est pas capable de restituer ces différences. Avec ce projet, il a été question, pour Mandémory et son équipe, de voir comment il a fallu adapter la cellule photoélectrique de l’appareil aux trois lumières.

Grâce au flash, Mandémory et son équipe ont su trouver un moyen d’adapter la technique du « zone system » à leurs recherches en photographie. Comment photographier une personne noire avec une gamme de gris qui se rapproche vraiment du noir ? Nos deux photographes et leur équipe vont y arriver au moyen d’une autre technique, à laquelle ils ont rajouté de la lumière pour pouvoir photographier le noir. Dans le cas du noir, il faut un supplément de lumière afin de restituer la profondeur et les détails. Pour développer cette technique, Mandémory et son groupe ont dû réaliser des recherches sur la photographie et la sensitométrie, c’est-à-dire sur l’étude des surfaces sensibles. Cette discipline liée à la photographie étudie les surfaces sensibles à l’aide d’un sensitomètre – un appareil qui dispose d’une source lumineuse très stable en intensité – et un densitomètre – un appareil qui permet de mesurer la densité (le noircissement) de matériaux photographiques transparents. Dans le contexte de ces recherches photographiques sur l’exposition juste du corps noir, Mandémory et son équipe ont produit beaucoup d’images. Malheureusement perdues aujourd’hui.

Trois artistes-photographes de Dakar
Au sein du paysage artistique dakarois, j’ai choisi de présenter plus en détail trois artistes-photographes, tous plus ou moins de la même génération : Mandémory, Dago et Touré Béhan. Ces derniers reflètent tout particulièrement la vitalité de la photographie dans la ville depuis plusieurs décennies, bien qu’elle reste encore minoritaire et sous-représentée.

Boubacar Touré Mandémory est l’un des photographes artistiques les plus reconnus au Sénégal. Il a réalisé de nombreux projets artistiques individuels ou collectifs. En 1986, il réalise sa première grande exposition à Gorée sur le thème des « fous de Dakar ». En 1989, avec Touré Béhan, il crée un collectif et une plateforme pour que la photographie soit enfin reconnue au Sénégal et que les artistes puissent s’exprimer. En 1990, avec le soutien du Centre culturel français, il lance avec un groupe d’amis photographes, le « Mois de la photo » à Dakar, qui est devenu plus tard les Rencontres africaines de la photographie de Bamako, au Mali. Le déplacement à Bamako est dû au fait qu’il y avait déjà la Biennale des arts à Dakar. En 1992, Mandémory réalise un grand reportage sur des groupes ethniques du Sénégal (Bassaris, Bedik, Diolas) et de Sierra Léone (Timinis). En 2008, il accomplit un travail sur l’immigration clandestine dans le village de pêcheurs de Thiaroye-sur-mer, une ville dans laquelle plus de deux cents jeunes hommes sont partis en mer avec comme objectif de rejoindre l’Europe et ne sont jamais revenus. La même année, Mandémory voyage et séjourne dans de nombreux pays africains avec son projet « Villes, capitales d’Afrique ».

Mandémory a l’habitude de photographier les villes, avec toutes les difficultés que cela comporte. S’il utilise un objectif trop serré, il risquera de tronquer l’image qu’il veut faire, dit-il. Afin de restituer exactement l’environnement dans lequel il se trouve, il utilise des objectifs très grand angle et ne travaille pas avec les ombres. Quand il fait son cadrage, il l’effectue manuellement : soit il avance, soit il recule afin de maîtriser exactement son espace et son cadrage. Au début de sa carrière, Mandémory travaillait avec un objectif de 35mm, mais au fil du temps, il a voulu élargir son approche de l’espace, une fois réglés certains problèmes de cadrage et de mise au point. L’essentiel de sa démarche photographique se passe dans sa tête et c’est ce qui fait son style personnel. Une fois domestiqué les objectifs très grand angle, Mandémory fait usage d’appareils panoramiques pouvant embrasser jusqu’à 120° et réalise même des plans panoramiques à 360°. Mais ces dernières images panoramiques sont difficiles à travailler, car elles posent des problèmes de restitution, puisque la réalisation des tirages devient compliquée. Après cet épisode, Mandémory commence à travailler selon la technique du « fish eye », laquelle se révèle problématique en argentique[9], parce créant dans l’image des rondeurs impossibles à supprimer. La technique aidant et le numérique faisant des prouesses, Mandémory commence à travailler avec un appareil numérique[10] et peut retoucher ses images. Les possibilités de maîtrise de l’espace sont ainsi décuplées, notamment grâce à l’immédiateté des images. Le photographe peut se rendre compte tout de suite si ce qu’il a photographié correspond à ce qu’il recherche ou non, et rectifier le tir ensuite. En travaillant avec le numérique et le « fish eye » (le poisson voit à 180°), Mandémory a obtenu des rondeurs qu’il a cherché à atténuer, comme on peut le voir sur l’image ci-dessous.


(fig. 1) © Mandémory

Avec le « fish eye », Mandémory obtient un angle de 180° qu’il redresse pour avoir des photographies aux angles de 90° et 180°. Ce procédé de redressement permet à Mandémory de créer des images dynamiques. Au ras du sol, cela donne des images époustouflantes. Pour la mesure de la lumière, Mandémory se base sur la lumière à pondération centrale, qui est différente de la lumière que lui donne son appareil photo. C’est une technique spéciale. Il prend la lumière incidente parce que ce qui l’intéresse, c’est l’environnement et non l’homme qui est dans son environnement. S’il veut travailler sur l’homme, il prend une autre mesure idoine pour le photographier dans son environnement.


(fig. 2) © Mandémory

Aujourd’hui, beaucoup de photographes ne sont pas de bons photographes parce qu’ils sont entrés dans le métier sans apprendre la photographie. Or pour photographier correctement, il faut apprendre à maîtriser le b.a.-ba de la technique photographique, si le photographe veut faire du filé ou de l’open flash par exemple. Cet apprentissage est nécessaire dans le cas de l’appareil argentique, mais aussi dans le cas de l’appareil numérique, car la connaissance du premier conditionne celle du second.

Ousmane Ndiaye Dago est photographe, graphiste et designer sénégalais. Il a étudié à l’Institut national des arts du Sénégal (aujourd’hui École des beaux-arts de Dakar), puis à l’Académie royale des beaux-arts d’Anvers, où il a suivi un cursus en arts graphiques. Comme graphiste, Dago réalise des commandes et se plie aux volontés des clients. Dans son travail de photographe, il se dévoue entièrement au thème de la femme. Sa première exposition a lieu en 1996 à la Galerie nationale d’art de Dakar. Ses œuvres ont été exposées en France, en Italie et en Espagne. Il est le deuxième sénégalais après Moustapha Dimé à participer à la Biennale de Venise en juin 2001. Après ses études en Belgique, Dago rentre à Dakar pour mener une carrière de photographe comme artiste. Il se rend vite compte que les Sénégalais n’achètent pas de photographies d’art. Ils achètent leur propre photographie ou celle du marabout, et non les photographies d’un artiste. Dans ce contexte, il est difficile de développer une pratique artistique, d’exposer et de vendre son travail. Finalement, Dago décide de produire des photographies qui ressemblent à de la peinture. Pour ce faire, il élabore des personnages féminins qui existent, mais qui sont en même temps abstraits, car Dago ne montre pas leur visage et présente leur corps maquillé de boue, de charbon, de cendre ou de couleur. Il use ainsi de différents artifices pour leurrer le public et masquer les corps nus qu’il photographie. L’image d’une personne nue est acceptée au Sénégal, seulement si elle n’a pas d’identité.


(fig. 3) © Ousmane Ndiaye Dago

Le corps féminin est au centre de la recherche esthétique de Dago. Il sculpte des corps de femmes qu’il enduit de boue et recouvre de perruques pour les dépersonnaliser. Au Sénégal, m’a-t-il dit au cours d’une interview, le corps nu dérange à cause de la religion. Il explique toute la difficulté de représenter ces corps nus dans une culture musulmane : « J’ai décidé de ne jamais montrer le visage des modèles, et de les habiller de matières différentes : terre, sable, boue, argile, charbon, peinture[11] ». Les photographies de Dago montrent des corps voilés, maculés, ornés de colliers de verroterie, de ceintures en perles. Les corps sont à la fois dénudés et habillés. L’usage de l’argile blanche crée une confusion, à tel point que l’on se demande s’il s’agit réellement de femmes noires. Si, dans les photographies de Dago, les femmes à demi-nues ressemblent à des sculptures peintes, elles font également écho à la tradition de la lutte sénégalaise. Les images d’Ousmane Ndiaye Dago ont attiré les commissaires de la Biennale de Dakar, de Bamako, de Venise ou de la Havane, et le constructeur automobile Porsche, par exemple, a pu organiser une exposition de ses travaux.


(fig. 4) © Ousmane Ndiaye Dago

Touré Béhan, artiste-photographe lauréat du « Prix Afriques en Créations » en 1997 à Antananarivo, est l’auteur de plusieurs expositions internationales et a participé à de nombreuses publications[12]. Touré Béhan est un membre fondateur du groupe de recherche sur la peau noire et du « Mois de la photographie » à Dakar. Il est aussi photographe de presse. Il affirme que « la recherche sur les couleurs, la force des compositions sont importantes dans [sa] photographie. La photo, c’est un instant, un court instant où tout se passe. Voilà pourquoi [il] ne recadre jamais[13] ». Il s’intéresse aux problématiques urbaines et aux mutations sociales.

Dans une interview qu’il a accordée au journal Le Soleil le 1er août 2012, il affirme : « Au Sénégal, le public ne connaît que les photos de baptêmes, de mariages. Quand vous dites à quelqu’un que vous êtes photographe, il vous regarde en vous toisant ; les gens ne comprennent pas que la photographie a d’autres types d’application », proteste-t-il. « Je suis content que les gens qualifient mes photos d’œuvres artistiques[14] ». Ses ballades photographiques sont des scènes de vie. La photographie est, pour lui, un instant. « Chaque cliché, pense-t-il, résulte d’un bref instant où tous ces ingrédients sont réunis. Ce ne sont ni des mises en scènes ni des préparations ; c’est une pêche aux images, donc ce n’est qu’à la fin de chaque partie qu’on mesure ce qu’on a ou pas[15] ». Voilà pourquoi, Touré Béhan ne retouche ou ne recadre jamais ses images. Car photographier, c’est une manière de voir, c’est une manière d’apporter son regard sur les choses ou les êtres de la nature par une composition, un cadrage, une juxtaposition des formes et des couleurs.


(fig. 5) © Mamadou Touré dit Behan/DR

J’ai choisi de parler de ces trois photographes sénégalais contemporains à titre d’exemple, mais d’autres artistes tels que Bouna Médoune Sèye, Djibril Sy, Matar Ndour ou Pap Ba ont aussi développé une recherche esthétique à travers leur travail. Ils ont recueilli une certaine reconnaissance et leurs images sont diffusées. Parmi la jeune génération, on peut citer Omar Victor Diop. Il existe aussi de nombreux autres photographes tels que Willy Kemtan qui n’ont pas la chance de voir leurs travaux diffusés.


(fig. 6) © Mamadou Touré dit Behan/DR

Conclusion 
Le medium photographique dans sa dimension purement artistique est assez peu reconnu au Sénégal. Il est très difficile d’en vivre pour les photographes qui la pratiquent comme art. La photographie la plus répandue est une photographie commerciale sans recherche esthétique ni plastique. Globalement, la photographie d’art est négligée en Afrique, et particulièrement au Sénégal, où il n’existe au sein de l’État même pas un seul organisme chargé d’encourager et de soutenir ce médium. Si elle existe principalement sur le mode d’un art appliqué (en ce sens, les autres arts font sans cesse appel à elle), la photographie est aussi un art à part entière.

Les photographes sénégalais évoluent dans un contexte difficile, entre contraintes économiques, accès limité au numérique, faiblesse de la presse et de la publicité. À la Biennale de Dakar, la photographie est présentée pour la première fois lors de l’édition de 1998 au côté des autres arts. Aujourd’hui, on constate qu’au sein de l’exposition « in », la photographie est encore très minoritaire et peu d’expositions photographiques sont dans le « off ». Entre deux biennales, les expositions de photographie sont encore plus rares. Le Goethe Institut et l’Institut français sont les lieux où l’on en trouve le plus.

 

Babacar Mbaye Diop, enseignant-chercheur à l’université Cheikh Anta Diop de Dakar, département de philosophie

 

NOTES

[1] Voir à ce sujet : Bouttiaux, Anne-Marie ; D’Hooghe, Alain ; Pivin, Jean Loup et Martin Saint Leon, Pascal, L’Afrique par elle-même, un siècle de photographie africaine, Paris, Éditions Revue Noire, 2003.

[2] Nimis, Erika, L’Afrique en regard. Une brève histoire de la photographie, Paris, Filigranes éditions, p. 65.

[3] Werner, Jean-François, « De la photo de famille comme outil ethnographique : une étude exploratoire au Sénégal », L’Ethnographie, 1997, 92 (2), p. 165-178.

[4] Roland Barthes, La Chambre claire : Note sur la photographie, Paris, Gallimard/Seuil/Cahiers du cinéma, 1980, p. 15.

[5] Propos recueillis par Héric Libong in « Être photographe à Dakar », Africultures n° 32, novembre 2000. Texte disponible en ligne : http://www.africultures.com/php/?nav=article&no=1609.

[6] Plus largement sur la question, voir : Roth, Lorna, « Looking at Shirley, the Ultimate Norm: Color Balance, Image Technologies and Cognitive Equity » in Canadian Journal of Communication, Vol. 34 (2009), p. 111-136.

[7] Pour en savoir plus sur la théorie du « zone system », j’invite à lire : Drouard, Daniel, Initiation au Zone System : le système des zones en photographie argentique et numérique, éditions VM, librairie Eyrolles, 2009 ; Caujolle, Christian, « Adams Ansel (1902-1984) » in Encyclopædia Universalis, et disponible en ligne (http://www.universalis.fr/encyclopédie/ansel-adams) ; Adams, Ansel, Ansel Adams: An Autobiography, Boston, Little Brown and Co., 1983.

[8] Des informations que j’ai recueillies lors de l’interview que j’ai réalisée avec Mandémory, chez lui à Guédiawaye dans la banlieue de Dakar, le 6 février 2015.

[9] L’appareil photo argentique est appelé ainsi car sa pellicule est recouverte de sel d’argent ce qui lui permet de fixer la lumière et d’ainsi obtenir un négatif (noir & blanc).

[10] Qu’il avait gagné lorsqu’il eu le premier prix de la catégorie Magazine de Fuji avec un sujet sur les orpailleurs clandestins de Kédougou en 2002. Il s’était rendu à Paris pour recevoir son prix, qui marque son entrée dans l’ère numérique.

[11] Propos extraits de l’interview qu’il m’a accordée le 04 décembre 2013.

[12] Les éditions Revue Noire, la Fondation Prince Claus (Pays-Bas), le catalogue Sénégal Contemporain publié par le Musée Dapper (Paris).

[13] Propos recueillis par Brigitte Herbertz, extraits du catalogue « Scènes de vie. Parc des ballons et villes portes ». Le texte est en ligne : http://tourebehan.centerblog.net.

[14] Touré Béhan, propos recueillis par Serigne Mansour Sy Cissé, « La photographie a du mal à être reconnue comme discipline artistique », Le Soleil daté du 01.08. 2012.

[15] Propos de Touré Béhan, « Balades », mis en ligne sur son blog : http://tourebehan.centerblog.net.

 

Bibliographie

– Ba, Amadou, Les Reporters photographes professionnels du Sénégal. Une corporation sous-valorisée, mémoire de Master 2, CESTI-Université Cheikh Anta Diop – Maîtrise Sciences et Techniques Information et Communication, 2011.

– Barthes Roland, La Chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Gallimard/Seuil/Cahiers du cinéma, 1980.

– Bouttiaux, Anne-Marie ; D’Hooghe, Alain ; Pivin, Jean Loup et Martin Saint Leon, Pascal, L’Afrique par elle-même, un siècle de photographie africaine, Paris, Éditions Revue Noire, 2003.

– Conord, Sylvaine, « Usages et fonctions de la photographie » in Ethnologie française 1/2007 (Vol. 37), p. 11-22.

– Libong, Eric, « Être photographe à Dakar » in Africultures n° 32, Novembre 2000.

– Nimis, Erika, Photographes d’Afrique de l’Ouest : l’expérience yoruba, Paris, Karthala-IFRA, 2005.

– Nimis, Erika (dir.), L’Afrique en regard. Une brève histoire de la photographie, Paris, Filigranes éditions, 2005, voir plus particulièrement la contribution de Simon Njami.

– Martin Saint Leon, Pascal (dir.), Anthologie de la photographie africaine et de l’Océan Indien, Paris, Éditions Revue Noire, 1998.

– Pivin, Jean-Loup, Mama Casset et les précurseurs de la photographie au Sénégal, 1950, Paris, Éditions Revue Noire, 1994.

– Rouillé, André, La Photographie. Entre document et art contemporain, Paris, Gallimard, coll. Folio essais, 2005.

– Rouillé, André, « Le document photographique en question » in L’Ethnographie, n° 109, 1991, p. 83-95.

– Rouillé, André, « L’Énonciation photographique » in Les Cahiers de la photographie, 1er trimestre 1982, n° 5, p. 28-32.

– Rouillé, André, « Pour une histoire sociale de la photographie du XIXe siècle » in Les Cahiers de la photographie, n° 3, 1981.

– Werner, Jean-François, « De la photo de famille comme outil ethnographique : une étude exploratoire au Sénégal », L’Ethnographie, 1997, 92 (2), p. 165-178.

– Werner, Jean-François, « Photographie et dynamiques identitaires dans les sociétés contemporaines » in Autrepart n° 24 « Les images de l’identité », Revue éditée par l’IRD, 2002, p. 21-43.

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