Essais / Afrique Le génocide voilé – enquête historique de Tidiane N’Diaye
Aux Editions Gallimard dans la collection Continents noirs
Une enquête historique sérieuse sur la traite des Noirs d’Afrique par le monde arabo-musulman.Ce livre dérange car il remet en cause bon nombre d’idées reçues sur un sujet encore sensible : l’esclavage en Afrique, principalement vu du côté arabo-musulman.Son auteur, Tidiane N’Diaye, est un anthropologue et un économiste de renom franco-sénégalais travaillant pour l’INSEE et auteur de nombreuses études et publications scientifiques.Son ouvrage au titre sulfureux et intrigant, paru en 2008, ne pouvait que présenter une vérité forte et troublante.
Tout commence en 652, date à laquelle un traité de paix, connu sous le nom de Bakht, entre l’émir Abdallah ben Saïd et le roi de Nubie Khalidurat stipule, entre autres avantages, la livraison chaque année de 360 esclaves des deux sexes en échange de l’absence de guerre.
Ce fut le début d’un long processus pendant lequel l’Afrique fut mis à sac, ponctionné par des prélèvements réguliers de populations emmenées en esclavage dans les pays du Golfe jusque dans l’empire Ottoman.
Cette traite des noirs par des arabo-musulmans ne s’acheva – officiellement – qu’au XXe siècle, ce qui nous donne l’ampleur du massacre.
Car massacre il y eût. Il fut de taille et toute tentative de le quantifier s’avère impressionnante : « du VIIe au XVI siècle, pendant près de mille ans, … , [furent déportés] près de dix millions d’Africains avant l’entrée en scène des Européens. ».
Le poids de ces captures fut lourd. Stanley, le tristement célèbre explorateur, le constata lors de ses voyages : « La capture des 10 000 esclaves par cinq expéditions d’Arabes n’a pas coûté la vie à moins de 33 000 personnes ».
Il s’agit là de personne qui périrent en se défendant et en protégeant leur village lors des razias. Il faut y ajouter celles qui moururent sur le bord de la route de la captivité faute de soin et de nourriture, route balisée, selon les dires, par les ossements des laissés pour compte et de tous ceux qui n’étaient pas jugés suffisamment intéressant commercialement parlant.
Selon l’auteur, du VIIe au XXe siècle, l’une des études les plus sérieuses estime à plus de 9 millions le nombre d’individus déportés à travers le Sahara auxquels il faut ajouter 8 autres millions de personnes déportées en Afrique de l’Est (Mer Rouge et Océan Indien) soit un total de 17 millions d’individus.
Une question se pose alors. Compte tenu de l’importance de ces flux, comment se fait-il que l’on ne conserve pas trace aujourd’hui dans les pays arabes de descendants de ces esclaves comme cela est le cas en Amérique ?
On peut estimer à 13 millions le nombre d’esclaves déportés outre-atlantique entre 1451 et 1870. Le résultat est aujourd’hui une diaspora noire dynamique et forte de plus de 70 millions de personnes aux États-Unis, dans les Caraïbes et au Brésil.
Comment se fait-il que l’on ne retrouve pas l’équivalent dans les pays arabo-musulmans ?
La réponse est à la fois simple et terrifiante : les esclaves mâles étaient systématiquement émasculés afin d’empêcher toute procréation. Compte tenu des soins et de l’hygiène de l’époque, il s’agissait là encore d’un vrai massacre car on estime que seuls 30% de ces torturés restaient en vie.
Quant aux femmes – qui jouaient le rôle de servantes et d’objets sexuels – il était facile de faire en sorte que leur progéniture ait une espérance de vie très limitée.
C’est en cela qu’il s’agit d’un véritable génocide : un massacre délibéré de populations noires en grande quantité et, ce, pendant plusieurs siècles afin de profiter d’une main d’oeuvre économique.
Si l’Occident a reconnu la traite négrière comme étant un crime contre l’humanité, un grand silence règne dans le même temps du côté arabe. D’autant que ces exactions ne sont pas aujourd’hui totalement éradiquées mais adoptent d’autres formes de traite plus contemporaines.
C’est le sens de ce livre que de continuer de lutter et de dénoncer ces pratiques inhumaines en espérant que la triste formule de l’historien arabe du XIVe siècle, Ibn-Khaldum, finisse par être définitivement abolie : « Les seuls peuples à accepter l’esclavage sont les nègres, en raison d’un degré inférieur d’humanité, leur place étant plus proche du stade animal. »
Institutions et esclavage : des mariages malheureux
Les religions eurent des rapports complexes avec l’esclavage.
L’Église le condamna dès la fin du XVe siècle sans vraiment s’y opposer par la suite.
Le Prophète, lui, condamna l’esclavagisme dans ses hadiths. Ce qui n’empêcha pas les gouvernements arabos-musulmans d’être moins regardant, en considérant l’esclave comme faisant partie du décor et du Coran à condition toutefois qu’il ne fut pas musulman. Il faut aussi noter que cette condition resta souvent théorique, principalement avec les sujets à la peau noire (cf. les citations extraites par l’auteur dans le présent ouvrage).
En France, l’esclavage fut aboli pendant la Révolution, puis rétabli par Napoléon Ier pour enfin l’être définitivement en 1848. La traite négrière, elle, sera abolie plus tôt dès le début des années 1800 en Grande Bretagne, aux États-Unis et en France. Ce qui n’empêchera pas certains de ces même pays de se voiler la face durant la colonisation en tolérant en spectateur passif la traite arabo-musulmane.
Si la Turquie mit fin à l’esclavage en 1876, d’autres pays arabes furent plus lent à la détente comme Oman qui attendit 1970 pour le faire. Quant à la Mauritanie, elle s’y prit à deux fois : d’abord en 1960 puis de nouveau en 1980 sans empêcher l’existence d’une population servile que l’on peut estimer de nos jours à plus de 100 000 personnes.
Plus globalement, Malek Chebel dans son livre L’esclavage en terre d’islam, évalue aujourd’hui à 3 millions la population d’esclaves dans le monde musulman.
L’esclavage est aussi traditionnel en Afrique noire. Si les tribus côtières prirent l’habitude de se fournir en esclaves à l’intérieur des terres, il n’en reste pas moins que ce fut une pratique traditionnelle largement répandue sur le continent pendant des siècles (comme par exemple dans l’empire du Kongo). Elle reste, à bien des égards, encore d’actualité car si l’esclavage en Afrique noire est aujourd’hui officiellement condamné, la réalité des faits est souvent, hélas, « plus contrastée ».