De l’affaire Dreyfus à Charlie Hebdo : pourquoi l’art de la caricature est-il sacré pour les Français?

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PureMedias/Ozap - Le dessinateur Luz souhaiterait quitter Charlie Hebdo

  • Par
  • Annie Duprat

Après l’attentat de Conflans-Sainte-Honorine, le débat autour de la publication des caricatures de Mahomet a refait surface. En France, un véritable « pacte de lecture » a historiquement toujours protégé l’art de la caricature, comme l’explique Annie Duprat, historienne à l’université Cergy-Paris.

En 2018, l’enseignement moral et civique est devenu obligatoire dans les classes de collège. On peut lire dans le Bulletin officiel que « l’enseignant exerce sa responsabilité pédagogique dans les choix de mise en œuvre, en les adaptant à ses objectifs et à ses élèves » : ce que font les professeurs, ce qu’a fait Samuel Paty. Tandis que se déroule le procès-fleuve des attentats de 2015, dits « de Charlie Hebdo » n’était-il pas judicieux de proposer à l’examen une caricature publiée par ce journal, et de se pencher concrètement sur le concept de laïcité? La caricature antireligieuse, qu’elle soit ironique ou paraisse juste décalée n’est jamais innocente pour des croyants. Le combat mené en France contre l’église catholique qui culmine avec la loi de 1905 a été très violent.

Les caricatures anticléricales du début du XXe siècle ne se privent pas d’associer la figure du prêtre à des corbeaux ou à des cochons, de les montrer en train de peloter matrones ou petits garçons et toutes sortes de situations scabreuses. Sous le titre « Leurs occupations », la légende de cette caricature anonyme publiée dans le journal La Calotte en 1911 joue aussi sur l’humour : « Qu’est-ce que vous faites, l’abbé? » « Je fais comme vous, je cherche un sein sur le calendrier ».

Un but polémique

Au sens étymologique, « caricare », charger, donne l’italien caricatura, dont les Français tireront à la fois le mot « charge » et la notion de « portrait-charge » qui a eu tant de succès au XIXe siècle, et le mot « caricature », toute figuration à but polémique. Dans L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert (1751), la charge est ainsi définie : « C’est la représentation, sur la toile ou le papier, par le moyen des couleurs, d’une personne, d’une action ou plus généralement d’un sujet, dans laquelle la vérité et la ressemblance exactes ne sont altérées que par l’excès du ridicule. L’art consiste à démêler le vice réel ou d’opinion qui était déjà dans quelque partie, et à le porter par l’expression jusqu’à ce point d’exagération où l’on reconnaît encore la chose, et au-delà duquel on ne la reconnaîtrait plus ; alors la charge est la plus forte qu’il soit possible. »

On voit bien que tout l’intérêt de la caricature réside, selon cette définition, dans l’excès, dans le jeu avec la limite. Diderot ajoute que « c’est une espèce de libertinage d’imagination qu’il ne faut se permettre tout au plus que par délassement… ». En écrivant cela, le philosophe montre qu’il n’a pas perçu la puissance polémique, voire destructrice, de la caricature qui peut devenir un danger mortel pour l’ordre public.

Au XVIIIe siècle, les monstres du Moyen-Âge et de la Renaissance, les personnages zoomorphisés ou hybrides, les scènes burlesques dites du « monde à l’envers » font la joie des foules. On y voit par exemple le cochon égorgeant le charcutier, l’épouse battant son mari. Le rejet joyeux de l’ordre public ordinaire s’exprime aussi dans les charivaris des fêtes populaires. Tout ceci est le substrat de la caricature, qu’elle soit politique, sociale ou de mœurs. Elle a donc dès l’origine une fonction cathartique permettant peut-être de sublimer la violence.

Le tournant de la Révolution française

Quand les questions évoquées par les caricatures sont complexes, les textes insérés dans l’image (« bulles » ou « phylactères ») permettent d’en éclairer le sens, mais alors elles sont moins percutantes, car plus difficilement compréhensibles au premier regard. La caricature se doit d’être directe et simple et l’image gagne beaucoup à n’être pas encombrée de signes qui brouillent l’aperçu visuel, dans une vitrine, un journal ou sur une affiche murale.

La Révolution française voit l’explosion des caricatures. Quand le pape Pie VI condamne la Constitution civile du clergé votée par l’Assemblée nationale constituante au printemps 1791, la réaction de Jacques Bonhomme – figure emblématique du Français « bien de chez nous » – ne se fait pas attendre : il s’essuie le derrière en riant avec le bref du pape, c’est-à-dire un acte administratif rédigé par le pape intimant un ordre à destination des fidèles.

L’image emprunte au registre du « monde à l’envers » par l’inversion des valeurs, le regard à destination du spectateur et le sourire complice, la scatologie appliquée à une question cléricale de la plus haute importance, du point de vue de la papauté du moins.

Pacte de lecture

Il y a un élément essentiel qui ne doit jamais être oublié quand on évoque la caricature : le pacte de lecture entre la caricature – parfois le caricaturiste – et le spectateur. Car une image, qu’est-ce? Des lignes, des signes et éventuellement des couleurs agencées sur un support (papier, bois, toile, verre et parfois pierre) afin de produire du sens dans le regard et l’esprit du spectateur. L’objet n’est rien sans un regard extérieur.

Il est donc théoriquement possible que le même document produise une infinité de significations – et de contre sens, ce qui rend son utilisation pédagogique très délicate. Le pacte de lecture repose sur une culture et une compréhension communes des deux parties. Ce paysan rigolard qui s’essuie le derrière avec un « bref » pontifical est dans la transgression la plus absolue, non seulement par ce qu’il dit (le rejet, la moquerie), mais par la situation triviale dépeinte ici.

Mais il appartient aussi au registre de l’humour, car la scatologie, un des thèmes favoris de la comédie de foire, suscite un rire immédiat, souvent avant même que le spectateur n’ait identifié la scène ni les protagonistes.

L’âge d’or de la caricature

En France, sans doute le seul pays à pratiquer et à révérer autant la critique graphique (caricature) ou textuelle (pamphlets, satires, fables) quelques dessins polémiques ont acquis un statut exceptionnel et il suffit de les évoquer par une simple litote – « Ils en ont parlé » – pour comprendre que la conversation renvoie au célébrissime dessin de Caran-d’Ache (de son vrai nom Emmanuel Poiré) publié en 1898 à l’occasion de l’affaire Dreyfus dans le quotidien Le Figaro.

Dessin emblématique de l’affaire, il dit les querelles au sein même des familles. Son auteur était antidreyfusard, mais tout le monde pouvait reconnaître ce déjeuner familial totalement ruiné par les discussions au sujet de « L’Affaire ». Adolescent tombé par terre, chien qui s’enfuit avec une fourchette plantée dans l’arrière-train… l’ambiance est clairement électrique! Le laconisme de l’image « Un dîner en famille » renforce la puissance du propos puisque seules deux légendes apparaissent : « Surtout, n’en parlons pas » au cartouche supérieur et « Ils en ont parlé » au cartouche inférieur. Elles ne sont pas indispensables pour la compréhension du document, mais servent à le référencer aisément lors d’une conversation ou d’une évocation à l’écrit s’il n’y a pas d’illustration.

Caricature et satire se sont développées grâce à l’existence d’un espace public démocratique. La liberté d’expression qui le caractérise permet de voir éclore de nouvelles modalités de contestation des puissants, des façons de penser ou des mœurs. On parle « d’âge d’or de la caricature » pour les années entre 1830 (fondation de La Caricature journal par Philipon) et au moment de l’affaire Dreyfus, de 1890 à 1900.

Siècle du triomphe de la bourgeoisie, le XIXe est également celui des révolutions, de la lutte des classes et des peuples. La loi de 1881 sur la liberté de la presse protège longtemps les dessinateurs jusqu’au moment où, après la Seconde Guerre mondiale, ayant pris conscience du danger des attaques ad hominem, la jurisprudence introduira la protection des individus et le droit à l’image. L’irruption d’Internet change la donne en permettant à tous de voir ce qui se publie sous d’autres cieux. Il y a un véritable choc des cultures pour cette bande de joyeux drilles qui dessinaient pour Charlie Hebdo. Le dessinateur Luz l’avait très bien expliqué en 2006, après l’affaire des caricatures danoises et l’incendie de Charlie Hebdo.

La culture commune qui permettait de préserver ce pacte de lecture est aujourd’hui en grand danger. Il s’agit donc de réfléchir aux moyens de la refonder, afin de préserver l’esprit frondeur et le sens critique qui font la richesse d’une société démocratique, au-delà des différences d’origines et de convictions religieuses de ceux qui la composent.

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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