Comment les deepfakes pourraient perturber la campagne présidentielle de 2022

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Comment les deepfakes pourraient perturber la campagne présidentielle de 2022
En 2018, une vidéo montrant un faux Barack Obama avait été largement relayée.
AFP

Anticipation

Par Margot Brunet

Publié le 

Cette technologie consiste à bidonner des vidéos en mettant des propos dans la bouche de personnes qui ne les ont jamais prononcés. Elle laisse présager le pire pour les campagnes électorales à venir. Les algorithmes permettant de les détecter peinent encore à voir le jour.

« La guerre était alors une idée lointaine. Aujourd’hui elle est réalité. » Emmanuel Macron livre son discours face caméra, devant des drapeaux français et américains. « Nous avons sorti l’artillerie lourde… », continue-t-il, avant d’énumérer l’arsenal déployé… Jusqu’à ce que Brigitte Macron ne le rejoigne derrière son bureau. Sans cette intervention surprenante, et en ne prêtant pas attention au logo French Faker, en bas à droite de la vidéo diffusée mi-février sur Youtube, l‘allocution n’a rien à envier à la réalité.

Il s’agit pourtant d’un deepfake, technologie reposant sur l’intelligence artificielle et permettant de truquer une vidéo. Il est désormais possible de remplacer le visage d’une personne par celui d’une autre, pour lui faire dire ce que l’on souhaite. Et si le faux discours d’Emmanuel Macron était humoristique, d’autres contenus mal intentionnés pourraient voir le jour. Jusqu’à perturber la campagne présidentielle de 2022 ? Nombre de spécialistes en sont persuadés, alors que les outils de détection et la riposte législative font défaut.

UNE TECHNOLOGIE À MARCHE RAPIDE

Pour le moment, l’usage des deepfakes reste limité en politique. La vidéo la plus largement diffusée reste celle de Barack Obama, en 2018, partagée par le média BuzzFeed. L’ancien président y tient des propos injurieux envers son successeur Donald Trump. Avant de changer de ton pour porter un message préventif : « C’est un moment dangereux. À l’avenir, nous devrons être plus vigilants quant à la confiance que nous accordons à Internet ». « Pour l’instant, les exemples connus ont surtout servi à alerter sur l’impact énorme que pourraient avoir les deepfakes », explique Boris Jamet-Fournier, conseiller ministériel en charge du numérique sous François Hollande et actuellement conseiller de Paris.

« Quand j’ai commencé, ce n’était pas grand public, il fallait d’importantes compétences en informatique et en effets spéciaux pour obtenir un résultat réaliste », se souvient le Youtubeur French Faker, réalisateur du faux discours d’Emmanuel Macron, et chargé des trucages pour l’émission C’est Canteloup sur TF1. La technologie a pris son essor il y a cinq ans, notamment à travers des vidéos pornographiques, au gré des fantasmes des utilisateurs. « À présent, n’importe quel étudiant en master d’informatique est capable d’en faire, des logiciels existent en accès libre », estime Sébastien Marcel, chercheur et responsable de l’équipe biométrique, sécurité et vie privée à l’Idiap, institut spécialisé dans la gestion d’informations multimédia. Seule une production de très bonne qualité reste réservée à des experts. Et parfois, l’illusion est presque totale : c’est le cas d’une vidéo publiée en mars sur le réseau social TikTok par le compte @deeptomcruise, montrant l’acteur américain en pleine partie de golf. « Heureusement, peu de gens sont capables d’atteindre cette qualité », tempère French Faker.

DES ALGORITHMES À LA TRAÎNE

Ces prouesses s’avèrent d’autant plus inquiétantes que les logiciels de détection universels n’existent pas encore. « Les algorithmes reconnaissent assez bien le type de deepfakes sur lequel ils sont entraînés, mais aucun n’est encore capable de déceler la totalité des fausses vidéos, explique Sébastien Marcel. Les technologies de détection évoluent beaucoup moins vite que celles de réalisation ». « À mon avis, celui de Tom Cruise n’aurait pas été repéré par un algorithme », concède le youtubeur French Faker.

Des détails subtils trahissent encore la supercherie : un mouvement de lèvres mal synchronisées, un éclairage incohérent, les bords des visages un peu trop flous… La qualité sonore peut aussi faire défaut. « On ne sait pas encore aussi bien faire la conversion vocale, et l’appliquer à l’image », explique Sébastien Marcel. Sur la vidéo d’Emmanuel Macron, la voix est celle d’un acteur. Mais suffisamment bien imitée pour en tromper quelques-uns…

UN PROCÉDÉ CAPABLE DE NUIRE AUX CANDIDATS

« Les deepfakes pourraient par exemple propager des rumeurs », affirme Pierre Le Texier, chargé des réseaux sociaux de La République En Marche lors de la campagne présidentielle de 2017, et désormais de ceux des députés européens Renaissance. Et pousser des candidats à passer plus de temps à se défendre qu’à défendre leurs idées. Pierre Le Texier se remémore une vidéo circulant en 2017 montrant Emmanuel Macron se lavant les mains, à l’arrière d’une voiture, soi-disant après avoir salué des ouvriers. En réalité, il venait de tenir une anguille. Le mal était fait : des salariés de l’entreprise Whirlpool avaient invectivé le candidat à propos de son geste. Imaginez la même duperie avec la technologie des deepfakes… « Cela suffit à perturber des électeurs, à les influencer. On le sait, ce sera une élection très serrée, alors cela peut se jouer sur des petites choses… », poursuit l’expert au service des Marcheurs.

« Mais le pire pourrait venir de l’étranger, observe Solange Ghernaouti, professeure à l’université de Lausanne et experte en cybersécurité. Les contenus pourraient être moins rapidement identifiables ». Même inquiétude pour Pierre Le Texier : « On sait très bien que le risque d’ingérence par les pays étrangers est réel, que certains mettent en place des stratégies de déstabilisation des processus démocratiques ».

LES MÉDIAS PLUTÔT QUE LA LOI COMME GARDE-FOUS

Faut-il alors légiférer pour réduire le risque ? « Réguler au niveau national un phénomène international serait une aberration », balaie l’avocat Marc Sztulman. Les législations déjà en vigueur permettent en théorie de dissuader leur utilisation. « Il y a la diffamation, le droit à l’image : vous n’avez déjà pas le droit de diffuser des vidéos de quelqu’un contre son gré, ou de lui faire dire n’importe quoi », explique l’avocat. Autre problème : « Cela pose la question de la censure, puisqu’il s’agirait d’interdire la publication de contenus, et cela pourrait nuire à la liberté d’expression », assure Solange Ghernaouti.

D’autres protections existent. « La contribution des médias sera très utile : au même titre que les rubriques de fact-checking, ils peuvent jouer un rôle de mise en garde, et pointer du doigt des fausses vidéos », souligne Boris Jamet-Fournier, l’ancien conseiller ministériel en charge du numérique. « Les journalistes sont une première barrière, ils doivent être très vigilants, et expliquer au public que ces trucages existent, comment ils sont diffusés… » , renchérit Solange Ghernaouti.

LE CONTRE-EXEMPLE AMÉRICAIN

D’autant que si ces montages trouvent une caisse de résonance à travers des médias alternatifs ou des réseaux sociaux, ils peuvent aussi emprunter une voie plus souterraine, moins détectable par la presse. « Ils sont de plus en plus relayés sur des canaux privés : des stories, des boucles de messagerie, etc. » explique Pierre Le Texier.

Mais le pire n’est jamais sûr. « Pendant les élections américaines, en 2020, il n’y a pas eu spécialement de deepfakes, alors que tous les coups semblaient permis », souligne Boris Jamet-Fournier. Solange Ghernaouti préfère appeler à la vigilance : « On ne sait pas sous quelle forme, mais on verra des deepfakes pendant la campagne présidentielle de 2022 : il faut que les politiques et les médias s’y préparent ».

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