Un problème – un philosophe : L’homme et l’animal – Florence Burgat

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Couverture de l'album "Animal Ambition", lancé en 2014
Couverture de l’album « Animal Ambition », lancé en 2014

Publié: 26 septembre 2018 dans A1 – Thèmes Philosophiques

1. Florence Burgat, « Dualismes. Sur l’articulation conceptuelle : nature/culture, animalité/humanité », Techniques & Culture : Les Natures de l’homme, 50 – 2008, Éd. Les éditions de la Maison des sciences de l’Homme, décembre 2008, p. 164-181.

Comment ne pas voir, dès cette première esquisse, se profiler la mise en place de l’opposition entre l’animalité et l’humanité ? Les animaux sont déclarés êtres de nature, l’homme être de culture ; ce qui signifie que les animaux adhèrent parfaitement à ce fond où règnent l’identique et la répétition (les « lois de la nature ») tandis que l’homme s’en « arrache », manifestant ainsi sa capacité à introduire de la différence (la diversité culturelle). Aussi la notion d’instinct a-t-elle longtemps servi à rendre compte des actions des animaux : l’instinct fait sans savoir qu’il fait, suivant aveuglément des lois dont le sujet qui agit ignore tout. Ce n’est qu’au XVIIIe siècle que l’on voit les philosophes s’en détacher et en faire la critique, grâce notamment à la diffusion en France de l’empirisme de Locke (Locke 1690), puis de l’empirisme et du sensualisme de l’abbé de Condillac (Condillac 1746 ; 1754 ; 1755), mais aussi de l’observation des animaux dans leur milieu naturel (Leroy 1765 ; 1781).
L’affirmation selon laquelle la réduction des facultés cognitives des animaux à l’instinct est tombée en désuétude voici deux siècles est peut-être un peu hâtive. En effet, ne lit-on pas sous la plume de collègues qui sont nos contemporains des propos qui en font douter ? Janine Chanteur, dans un livre ironiquement intitulé Du droit des bêtes à disposer d’elles-mêmes, ne craint pas d’écrire que « l’animal est pris totalement dans le déterminisme qui régit la matière » (Chanteur 1993), à la suite d’affirmations (plus gouvernées par l’humanisme métaphysique que par l’éthologie, ou même la simple observation) selon lesquelles, dans leurs actions, les animaux sont régis par les « lois naturelles ». Autre exemple. Dans les volumes consacrés aux principales Notions de philosophie, on peut lire dans l’article de Marc Marcussi sur « Le genre humain » ceci : « La manière dont un sens innerve les actes et les gestes humains – y compris, ainsi que le montre la psychanalyse, dans certaines fonctions biologiques qui pourraient sembler revenir à une animalité muette, comme la nutrition, les fonctions d’excrétion ou la sexualité – invite à opérer une distinction fondamentale entre “comportement” animal et “conduite” humaine […] L’animal, en effet, n’agit pas en fonction d’un sens qui oriente son action, mais il a un comportement pulsionnel qui s’organise le plus souvent en séquences avec un début et une fin déterminés, et peu de possibilités d’interruption spontanée ou de modification » (Kambouchner 1995 : 349), etc. On pourrait multiplier à l’envi les références de ce type, où « l’animalité », décrite de la manière la plus indigente et la moins informée qui soit, semble requise pour faire valoir l’humain. Cette distinction entre « l’humanité et l’animalité » prend les allures et les fonctions d’une opposition, lorsqu’elle en vient à ranger l’animal, auprès du végétal, du côté du « simplement vivant » naturel pour mieux réserver le rang d’être de culture au seul être humain.
Cette opposition (nature/culture) forme l’une des multiples déclinaisons du dualisme entre l’homme et l’animal. Une formule – car c’en est une – de Georges Bataille postule l’adéquation absolue entre animal et nature : « L’animal, écrit-il, est dans le monde comme de l’eau à l’intérieur de l’eau » (Bataille 1973), faisant ainsi de l’immanence absolue le mode d’être de tout animal. On note que c’est toujours « l’Animal », le concept au singulier qui est employé. Jacques Derrida souligne que l’intention qui gouverne ce qu’on appelle l’animal en général (pour lequel par conséquent n’importe quel individu de n’importe quelle espèce ferait l’affaire) constitue une « méconnaissance intéressée » (Derrida 1999 ; 2001). La négation délibérée de l’immense diversité du monde animal va de pair avec l’affirmation d’une coupure une et indivisible, d’une distinction nette et franche entre « l’Homme avec un grand H et l’Animal avec un grand A » (Derrida 1999), limite trop simple dont il faudrait penser le caractère fondamentalement institué pour en suspecter l’évidence : « Il n’y a pas L’Homme versus L’Animal » (Derrida 2001). Cette méconnaissance n’est ni fortuite ni gratuite : l’animal est le mot que les hommes ont institué, note encore Derrida. Toute une série d’oppositions est rendue a priori possible par la notion de différence anthropologique. On y retrouve chaque fois le règne de la nécessité opposé à celui de la liberté, de « l’arrachement à la nature » : vie/existence, instinct/intelligence, communication/langage, immanence/transcendance, en soi/pour soi… Chaque discipline y va de son « propre de l’homme », philosophie, théologie, anthropologie, psychanalyse… : l’âme, la raison, l’intelligence, le langage, la conscience de soi, la culture, l’histoire, le monde, l’usage de l’outil, la faculté de symbolisation, l’interdit de l’inceste, l’inconscient, etc.
La liste n’est pas close, mais un élément commun de structure les rassemble : l’idée de « sujet », coextensive à celle du retour sur soi, est au cœur de tous ces critères. Le propre de l’homme tiendrait moins dans la capacité à faire des expériences, élaborer des raisonnements, communiquer, etc., qu’à se penser comme étant capable de faire ou de ressentir telle ou telle chose ; bref, à instaurer une distance entre l’expérience et son concept. L’esprit humain est l’avènement de la médiation. On peut entendre cette médiation au sens matériel d’un rapport au monde qui passe par un système technique, mais ce n’est pas fondamentalement ce que nous visons ici. L’esprit humain comme avènement de la médiation signifie que son rapport aux choses n’existe pas sans un rapport à soi en retour et réciproquement, mais surtout qu’il se distingue par la capacité à réfléchir explicitement ce rapport, à le formaliser, le conceptualiser. Être un sujet, accéder au domaine de l’esprit, c’est être capable de faire retour à soi dans toutes les expériences, et de les saisir ainsi en propre. Mais faut-il de l’esprit, entendu en ce sens, pour faire des expériences en première personne ? On peut rétorquer que la conscience de soi (cette conscience réflexive qui conceptualise l’expérience : je sais que j’ai faim) laisse place au sentiment de soi : la formation du soi, ou l’ipséité, est coextensive à toute expérience en tant qu’elle est nécessairement la mienne ; c’est le fait d’avoir un corps vivant, avec tout ce que cela induit, qui constitue la possibilité de l’expérience en première personne, et non le langage capable de restituer réflexivement l’expérience.


  • « Le hérisson revint tous les soirs. C’était un jeune, confiant et doux. Mes filles, comme moi, le prenaient bientôt dans leurs mains, apitoyées de le voir plein de puces. Elles entreprirent de l’épucer. Nous l’avions baptisé Anicet. Il fit partie, un temps, de la famille. Hélas ! Quelle famille, en ce siècle bougeur, qui ne voyage ? Il y eut un départ, volets clos et terrasse déserte. Il a dû revenir plusieurs soirs, peu à peu se décourager… Quand nous sommes revenus, nous autres, c’était trop tard. Plus d’Anicet.
    Puisse-t-il avoir mené sans drame sa petite vie d’amateurs de jardins ! Puisse le Dieu de toutes les créatures lui avoir épargné ces fins cruelles aux hérissons, ceux du siècle et ceux de toujours : ébouillanté dans la marmite d’un romani, aplati dans son sang, sur une route, dans la stridence et l’éblouissement, par les pneus d’une automobile ».
    Maurice Genevoix, « Le hérisson », Tendre bestiaire, Paris, Plon, 1969 : 38.

Le mode d’être hors de soi qualifie l’existence en tant que manière d’être de l’homme, à l’inverse d’une animalité qui serait consubstantiellement prise dans l’actualité, incapable du moindre recul par rapport aux objets qui l’entourent. L’émergence de la culture nécessite une inadéquation, un écart, un rapport distant aux choses, de sorte que s’ouvre le champ d’une infinité (en droit sinon en fait) de différences rendues possibles par un « arrachement à la nature », c’est-à-dire au règne du même, aux déterminations prévisibles et régulières, comme nous l’avons déjà mentionné. Le fait culturel caractériserait l’humain dans une différence qui est à l’origine de toutes les autres différences (la perfectibilité, la sociabilité, l’histoire, etc.).


  • « Partout : Les moutons se sentent inquiets et stupides à l’approche de l’homme : ils ont appris à connaître les coups et les pierres de l’insolence. Mais quand il reste debout tranquillement, le regard perdu, ils l’oublient. Ils rapprochent alors leurs têtes et forment, à dix ou quinze, un cercle radié, avec le grand centre pesant des têtes et les rayons de dos, d’une autre teinte. Ils pressent leurs crânes les uns contre les autres. Ainsi se tiennent-ils, et la roue qu’ils forment ne bouge pas des heures durant. Ils semblent ne rien vouloir sentir que le vent et le soleil, et entre leurs fronts le tic-tac de l’infini qui bat dans le sang et se transmet d’une tête à l’autre, comme les coups des prisonniers aux murs des prisons. »
    Robert Musil, Œuvres pré-posthumes, traduit de l’allemand par Philippe Jaccottet, Paris, Le Seuil (« Points roses »), 1965 : 33-34.

L’opposition entre la nature et la culture est au fondement de l’anthropologie ; elle constitue son présupposé. On pourrait dire qu’ici c’est l’opposition entre la nature et la culture qui est directrice de l’autre opposition : l’humanité et l’animalité. En regardant les choses du point de vue de l’anthropologie et du point de vue de la philosophie, on assiste à un renversement de l’ordre de subordination qui régit ces deux dualismes, mais les enjeux demeurent les mêmes : distinguer l’humanité en lui subordonnant l’animalité. Dans un article intitulé « La construction de la nature et de la culture par la relation homme-animal », l’anthropologue Annamaria Riviera énonce parfaitement ce point : « Cette […] opposition entre la nature et la culture a permis de fonder l’anthropologie scientifique contemporaine qui a trouvé sa raison d’être dans un concept de culture constitué à partir d’une logique contrastive, et dilaté jusqu’à intégrer tout ce qui n’est pas nature » (Rivera 1999 : 51). Annamaria Riviera note que dans les manuels d’anthropologie (qui n’ont à cet égard rien à envier à ceux de philosophie !), on peut lire que « l’homme n’est pas un animal qui se limite à se nourrir, à se reproduire et à combattre » (ibid.) – ce qui signifie que « l’animal » lui, entendons tous les animaux sans distinction, se limite dans ses activités à se nourrir, se reproduire et combattre. Comment ne pas noter, au vu de cette mention et des extraits que nous avons rapportés plus haut, qu’en effet, les enjeux demeurent ici les mêmes en philosophie et en anthropologie ? Le concept de culture, dans sa nécessaire opposition à la nature, énonce l’unicité de l’humanité, sa différence originelle. Aussi parle-t-on d’êtres de culture, voire d’anti-nature pour qualifier les uns, d’êtres de nature pour qualifier les autres
On l’aura compris, nous fustigeons ici une ligne argumentative dominante, idéologique de part en part (nous espérons l’avoir montré), mais n’ignorons pas les philosophes (voir infra) et les anthropologues (P. Descola, T. Ingold…) qui se font critiques de cette manière de poser a priori les distinctions. Ils n’ont pas leur place ici parce que nous avons choisi, à dessein, de rapporter les postures les plus caricaturales, qui sont aussi malheureusement les plus communes. Par ailleurs, un mot s’impose concernant les critiques, inadéquates, adressées à la philosophie par les disciplines qui s’attachent à la particularité de tel ou tel savoir et lui reprochent de ne pas en faire autant ! Sans entrer dans une définition de la philosophie, indissociable d’une histoire longue de quelque vingt-six siècles, il est bon de rappeler que son travail de conceptualisation est par conséquent un travail de généralisation. L’articulation que nous avons présentée a un contenu logique et non historique ; elle ne s’appuie pas non plus sur l’affrontement des représentations sociales ou culturelles, travail qui relève d’autres disciplines. Elle s’applique à des traits généraux qui se dégagent de quatre concepts et se répondent ou correspondent, et c’est la raison pour laquelle nous avons, par-delà les époques et les contenus théoriques conférés par tel ou tel auteur à la notion de nature en particulier, pu faire apparaître une articulation pérenne dans le temps. Il est bon de rappeler aussi que la philosophie n’a pas d’objet propre, ce qui la distingue – outre son mode de questionnement – des sciences, d’abord caractérisées par un objet déterminé. Et lorsqu’elle se particularise en domaines (philosophie morale et politique, esthétique, métaphysique, etc.), la spécificité de son mode de questionnement (une façon de poser les problèmes, de les déceler) continue de la distinguer et de préserver sa différence. S’attacher au concret, penser le concret, n’est pas s’attacher à la particularité et au singulier, dont les objets ont donné naissance à d’autres disciplines.

2. Florence Burgat, « Est-il “loisible de manger chair” ? », Revue juridique de l’environnement 2016/3 (Volume 41), p. 419-420.

La tâche de la pensée est de mettre au jour des fondements que l’ordinaire des pratiques masque, faisant passer pour allant de soi ce qui n’est pas nécessairement légitime.
C’est ainsi que dès l’Antiquité présocratique, par conséquent bien avant l’élevage et l’abattage industriels, la mise à mort des animaux en vue du plaisir pris à la manducation de leur chair est tenue pour n’allant pas de soi. La disproportion – l’absence en effet totale de proportionnalité – entre le plaisir gustatif, d’un côté, et ce qu’il coûte aux animaux, de l’autre, est d’abord évoquée dans plusieurs mythes ou fictions poétiques grecs.
Je me bornerai à trois exemples. Premièrement, le mythe de l’Âge d’or, un temps d’abondance et de non-violence, décrit par Hésiode, dans Les Travaux et les Jours puis dans la littérature gréco-latine ; deuxièmement, la version orphique du mythe de Dionysos, qui place l’origine du meurtre alimentaire dans un acte anthropophage et conduit les Grecs à forger le concept d’allélophagie, le fait de se manger l’un l’autre, pour caractériser toute alimentation carnée ; enfin, l’épisode des Vaches du Soleil au chant XII de l’Odyssée d’Homère, au cours duquel les dépouilles des vaches tuées par les compagnons d’Ulysse se mettent à marcher : « [d]es chairs crues et cuites meuglaient autour des broches ; on aurait dit la voix des bêtes elles-mêmes ».
L’animal reprenant vie dans ses chairs mortes, et pour partie déjà cuites, fait se heurter deux réalités, que la boucherie contemporaine s’efforce de tenir à bonne distance. Montrer comment les animaux meurent dans les abattoirs a le même rôle dévoilant, dessillant, que cette séquence de l’Odyssée, qui peut en effet être vue comme une sorte de scène primitive. C’est d’ailleurs sur elle que Plutarque s’appuie, cette fois dans le cadre d’une argumentation philosophique, dans le traité précité, qui constitue le texte fondateur concernant la mise en question de l’alimentation carnée. Les premières lignes l’indiquent : « Tu me demandes, écrit Plutarque, pourquoi Pythagore s’abstenait de manger la chair des bêtes ; mais moi, je te demande, au contraire, quel courage d’homme eut le premier qui approcha de sa bouche une chair meurtrie, brisa de sa dent les os d’une bête expirante, qui fit servir devant lui des corps-morts, des cadavres, et engloutit dans son estomac des membres qui, le moment d’avant bêlaient, mugissaient, marchaient et voyaient ? […] C’est de ceux qui commencèrent ces festins cruels et non de ceux qui les quittent qu’on a lieu de s’étonner. »
Les arguments en faveur de la boucherie, dans un contexte où la nécessité ne peut pas être invoquée (laquelle lève en effet la difficulté) sont moralement très faibles, et la balance entre le plaisir gustatif de l’un obtenu par la mort de l’autre grandement déséquilibrée. Soit on pense le problème à l’intérieur du cadre réglementaire existant, et l’on tient sans examen pour légitime ce qui est légal, s’interdisant alors de comprendre pourquoi certains remettent en cause la boucherie. Soit on s’interroge, depuis ses fondements, sur la légitimité de cette industrie : est-il juste de faire subir aux animaux ce que nous leur faisons subir, c’est-à-dire le pire ? De quel droit, en l’absence de nécessité, assimilons-nous les animaux à des ressources transformables ou à des biens dont l’usage implique la destruction ? Ajoutons que jamais nous n’avons fait souffrir et tuer autant d’animaux qu’aujourd’hui, alors que jamais nous n’avons eu moins besoin des animaux pour notre survie ou notre développement.

3. Florence Burgat, «Devenir végétarien», Sens-Dessous, Edition de l’Association Paroles, 2013/2 n° 12,| pages 95 à 104.

Le végétarisme se reconnaît à l’exclusion des « produits carnés ». Le plus souvent, il désigne une option alimentaire propre à l’homme, même si certaines espèces sont de fait végétariennes en raison de leur physiologie. Ainsi entendu, le végétarisme est un particularisme alimentaire chez cet omnivore qu’est l’homme. Est-il une diète parmi d’autres, une simple affaire de nutrition ?

Option

Ce peut être le cas ; du moins certains végétariens le disent : la viande (le poisson est ici rarement exclu) est « mauvaise pour la santé » [1]. Ce motif n’est pas le plus courant, et nous ne nous attarderons pas sur ce cas de figure qui ne présente guère d’intérêt, car l’exclusion d’un aliment en raison de propriétés malsaines dont il pourrait être porteur n’éclaire pas la singularité de la viande et du poisson. Cette singularité est celle de la chair, de sorte que la viande et le poisson entretiennent un lien essentiel au meurtre. Certes, le diététicien ou le gastronome peuvent bien mettre ce trait entre parenthèses et spécifier tout autrement la viande et le poisson ; cependant, l’ensemble des critères qu’ils pourraient, de part et d’autre, avancer n’invalideront jamais le fait que, comme l’arborent certains slogans militants, « viande = meurtre ».
Le tri qu’opère le végétarien parmi les aliments est en effet le plus souvent le signe fort d’une intention morale. Celle-ci est lisible grâce au dénominateur commun aux aliments qui sont rejetés. Elle exprime une position qui pourrait bien ressembler à une réprobation à l’égard de la pratique dominante autant qu’habituelle. Pour le dire plus précisément, le végétarien estime que les animaux ne doivent pas devenir les aliments de cet omnivore qu’est l’être humain. Ce végétarisme-là est issu d’une décision qui rompt avec un ordre, et qui rompt cet ordre. Le végétarien est alors le trouble-fête dont on se passerait bien, et on le lui fait savoir sans ménagement. Reconnaissons qu’il faut un certain courage social pour être végétarien. Mais cette option, sur laquelle on reviendra plus bas, ne rend pas compte à elle seule de l’ensemble des raisons qui gouvernent le végétarisme. S’il est un signe, ses significations sont diverses.

Motivations

Le végétarisme est parfois le signe d’une distinction culturelle héritée et, de ce fait, passivement agie. Ainsi certains sont-ils nés végétariens. Ils héritent cette façon de faire de leur éducation et de la culture qui les y enjoint ; ils s’y conforment sans y réfléchir. Les motivations qui sous-tendent ce régime se perdent dans le brouillard de ce qui est transmis. C’est à l’hindouisme, plus qu’au bouddhisme, où l’injonction du végétarisme est molle et conjoncturelle, donc discutée, ou au jaïnisme où le végétarisme est clairement engendré par le devoir de non-violence et scrupuleusement respecté, que l’on songe ici, pour des raisons que nous allons tout de suite éclairer grâce au « cas » de Gandhi.
Né dans une famille hindoue de caste traditionnellement végétarienne, Gandhi s’abstint donc tout naturellement, si l’on ose dire, de viande et de poisson. Cette abstinence devait par la suite se muer en abstention, c’est-à-dire en une décision personnelle réfléchie de ne pas prendre part à une action. Voici comment les choses se passèrent. Lorsqu’il partit étudier le droit en Angleterre, sa mère le pria instamment de ne point goûter à la viande ; il lui en fit le vœu. Une fois sur place, et quoiqu’il lui en coûtât, il dût plusieurs fois opposer le vœu filial aux sollicitations insistantes d’amis anglais, qui jugeaient ridicule ce refus de l’aliment carné. C’est à la découverte inopinée du Plaidoyer pour le végétarisme (1886) de Henry Salt qu’il doit sa « décision de [se] faire végétarien [2] ». Les arguments éthiques en faveur du végétarisme firent plus que remplacer le vœu somme toute vide de contenu auquel il conformait sa pratique ; un interdit hérité se mua en résolution : « Pas un instant je n’avais cessé de m’abstenir de toucher à la viande […] mais cela ne m’avait pas empêché de souhaiter en même temps que tous les Hindous fussent carnivores […]. Cette fois pourtant, mon choix était fait : j’optai pour le végétarisme, et sa propagation devint dès lors pour moi une mission [3] ». Ainsi, quoique né végétarien, Gandhi considéra qu’il ne le devint vraiment que le jour où il en décida lui-même, sur le fondement d’arguments moraux bien pesés. Le végétarisme quitta alors la sphère par définition obscure du tabou qui était la sienne pour entrer dans celle, claire, de la rationalité éthique [4]. La motivation tient ici dans l’extension d’un devoir de non-violence envers les animaux.
D’autres le deviennent pour des raisons qui tiennent à une forme de solidarité avec les populations humaines victimes de la production de viande, en raison du gaspillage de cultures végétales à haute teneur en protéines qui, au lieu de nourrir ces populations, servent à « engraisser du bétail » destiné à devenir de la viande [5] ; d’autres encore pour des raisons environnementales, en raison des pollutions diverses qu’engendrent l’élevage. On peut dire que ces différentes motivations – sa propre santé, le respect des institutions culturelles ou cultuelles, la solidarité avec les pays en développement, le souci environnemental – ont en commun d’être humano-centrées, de ne pas avoir cure un seul instant des victimes premières de l’entreprise bouchère : les animaux.

Variations

On constate des variations parmi les aliments qu’exclut le végétarisme. En règle générale, le végétarisme exclut les chairs animales (monnayées par le meurtre), inclut les produits animaux n’ayant pas nécessité de mise à mort (lait, œufs, miel), du moins à première vue, tandis que le végétalisme écarte tout produit d’origine animale. Des variations au sein de ce cadre sont parfois explicitement notées : on parle d’ovo-lacto végétarisme pour évoquer un régime sans viande ni poisson et comportant œufs et lait, d’ovo-végétarisme ou de lacto-végétarisme pour marquer l’exclusion ou l’inclusion des œufs ou du lait. Ces distinctions s’inscrivent dans la définition du végétarisme sans la contrarier.
Mais il y a plus. Certaines personnes repoussant la viande mais non le poisson se disent « végétariennes », confortées en cela par la carte de certains restaurants qui, tout en se déclarant « végétariens », servent du poisson. Le terme « pesco-végétarien » a été forgé pour désigner cette curieuse option. Comment comprendre cette inclusion ? Quelle en est la raison ? S’agit-il encore d’un régime végétarien ? Si les poissons sont bien des animaux – et ils le sont indubitablement –, faits de chair et de sang – la chose n’est-elle non plus pas douteuse, encore que… –, alors les manger revient bien à manger de la chair animale, de sorte qu’un régime incluant œufs, lait et poisson, mais excluant l’ensemble des viandes issues de la boucherie et de la charcuterie n’est pas un régime végétarien. L’unité de ce régime n’est décidément qu’apparente.
L’anthropologie et la sociologie de l’alimentation ont largement mis en évidence le statut ambigu du poisson, cette « viande » qui semble ne pas tout à fait en être une, ainsi que l’atteste sa présence au menu des jours maigres ; blanche comme si le sang n’y avait jamais circulé (hormis celle du thon 6), chair d’animaux muets, habitants d’un milieu informe dans lequel les animaux terrestres, ceux qui marchent comme ceux qui volent, s’ils s’y trouvaient plongés, trouveraient la mort, à l’exception des rares amphibiens. Il est clair que la présence du poisson dans un régime végétarien brouille sa motivation éthique.
Quelques mots sur le lait et sur les œufs s’imposent à leur tour. Il est plus que réducteur de considérer le lait du seul point de vue du moment de la traite pour estimer qu’elle n’est pas synonyme de violence. Car, pour qu’elles aient du lait, les femelles doivent être gestantes ; on leur fait donc avoir des petits, à un rythme le plus soutenu possible (cette situation ne pose-t-elle aucun problème moral ?) ; pour récupérer le lait, il faut en priver les petits ; des « débouchés » sont prévus pour eux : ils sont vendus tout jeunes, parfois à peine nés, à la boucherie (cabris [7], chevreaux, agneaux), ou sont envoyés, notamment en Italie et en Espagne, dans des « ateliers d’engraissement » (veaux), ou encore nourris quelques mois à la poudre de lait, immobilisés dans des cases dont l’exiguïté invalide à dessein tout mouvement, afin de « produire une viande blanche », c’est-à-dire anémiée (veaux). La séparation de la mère et du petit est considérée par les éthologues comme une grande souffrance. Mais a-t-on « vraiment besoin de ces grotesques descriptions “scientifiques” et “objectives” pour savoir que la séparation entre la vache et le veau est le pire événement qui soit dans la vie d’une vache et d’un veau ? » interroge Enrique Utria [8]. L’appel de la mère au moment de cette séparation se fait entendre dans le documentaire d’Emmanuel Gras, Bovines (2012). Pour ce qui concerne les œufs, deux types de problèmes se posent : la mise à mort des poules dès que la ponte tarit (ce qui se produit à un âge très précoce dans les conditions de l’élevage en batterie), d’une part, et celle des poussins mâles dès la naissance, puisque la souche a été sélectionnée pour la ponte et non pour la chair, d’autre part. 50 millions de poussins mâles sont en effet jetés (chaque année en France) dans un broyeur au moment du sexage. Ce n’est donc pas le fait de ramasser un œuf qui pose un problème (la poule pond et n’a pas besoin de l’intervention d’un coq pour cela, contrairement à une croyance très répandue – sic), mais l’organisation de la production d’œufs dans un système où tout doit être rentable. Et a-t-on jamais vu un système économique qui vise autre chose que la rentabilité ?

Séparations

La caractérisation de la pratique commune avec laquelle rompt le végétarisme devrait éclairer sur ce dont il est le signe. Celle-ci consiste dans le fait que tout menu doit comporter de la viande ou du poisson. Il pourrait être indifférent qu’ils en comportassent ou pas, mais ce n’est pas le cas. En pays non-végétarien, la viande ou le poisson trônent au cœur du repas, où ils passent paradoxalement inaperçus (c’est là un effet de la nécessité de leur présence) tant qu’on ne les supprime pas du menu. C’est là, alors, que leur importance apparaît. Leur singularité semble se manifester au moment où certains les rejettent, les proscrivent, c’est-à-dire où certains, justement, les singularisent dans la masse des choses mangées. En effet, qu’un légume, un fruit, une céréale, soient bannis d’une diète ne modifie pas la nature, l’essence, irait-on jusqu’à dire, de cette diète [9]. Un régime sans gluten, par exemple, qui exclut pourtant de l’alimentation nombre de produits courants et, pour certains, centraux comme le pain, n’est pas perçu de la même façon que le régime végétarien. Ce que l’on pardonne difficilement au végétarien, c’est la séparation morale qu’il semble opérer avec le groupe social ordinaire.
De quoi parle-t-on au juste ? Cette chair étalée et livrée à l’imagination culinaire est le signe, devenu discret à force d’être banal, du meurtre d’autant d’individus qui ont été tués pour ajouter un plat au menu. Que signifie « tuer » ? « Faire mourir de mort violente, causer la mort », interrompre tous les possibles d’une vie-qui-va, réduire à néant un être vivant, sentant, curieux, attaché radicalement à la vie, autant que n’importe quel zoon, n’importe quel être vivant animal [10], à sa vie, à cette ouverture unique et fragile qu’est la vie. Comme l’écrit admirablement Marcela Iacub, « nous préférons transformer en steaks, terrines, grillades, brochettes et saucisses des êtres qui pourraient nous faire comprendre ce que nous sommes, ce qu’aimer, vivre et respirer signifie […]. Les tuer pour les manger, c’est comme de se servir de La Joconde pour faire du feu alors que l’on a chez soi des morceaux de bois qui pourraient faire l’affaire [11] ».
On n’insistera pas sur le caractère désormais industriel, donc massif, organisé, planifié, indéfiniment répétable, de ce qui est à proprement parler un massacre monstrueux. Que ces termes plaisent ou non, c’est pourtant bien ainsi que l’on nommera au plus proche la mise à mort de 60 milliards de mammifères et d’oiseaux par an dans le monde et de 110 millions de tonnes de poissons [12] pour faire des plats cuisinés. Manger « de la viande et du poisson » consiste à manger des animaux qu’il a fallu tuer et qui l’ont été dans le seul but de garnir les étals et les tables. Manger de la viande et du poisson, c’est participer activement à ce massacre, mais de manière directe-indirecte, comme de biais. On ne procède pas soi-même aux opérations de boucherie, de chasse ou de pêche, on profite d’une chaîne de production, on donne quelques pièces au commerçant et on repart avec un petit sac dans lequel est soigneusement empaqueté un morceau de cadavre frais. Une simple décision du mangeur pourrait ruiner l’ensemble de cette chaîne, dont la pérennité repose en grande partie sur ses épaules. Le sentiment qu’il a de n’en être qu’un faible maillon est une fable qu’il se raconte et qui calme les doutes qui peuvent traverser son esprit. Ne fait-il pas, après tout, que récolter les fruits d’une tempête qu’il n’a ni causée ni voulue ? Il peut manger tranquillement, car il n’est coupable de rien. D’ailleurs, n’est-il pas lui aussi un « ami des bêtes » ? La mauvaise foi est son fidèle auxiliaire.

Contestation

Ces quelques remarques s’inscrivent dans la continuité de la discussion bien connue dans la Grèce antique entre les carnivores et les végétariens. Ces derniers contestent explicitement la pratique sacrificielle avec laquelle coïncide la plus grande part de l’alimentation carnée, mettent en question le meurtre alimentaire dans son principe même. Cette contestation de principe est d’autant plus précieuse que notre époque semble tomber d’accord sur une critique des modalités de l’élevage et de la mise à mort industriels, alors même que rien d’autre n’est possible dans un monde carnivore qui compte quelque 7 milliards d’êtres humains, dont la majorité aspire à une consommation toujours plus importante de viande, c’est-à-dire à un massacre toujours plus étendu d’animaux. Pourquoi l’humanité, dans son écrasante majorité, veut-elle cela ? Cela : la cadence à plein régime des abattoirs, sous couvert de l’alimentation carnée. Telle est la véritable question qui doit être posée, et dont la charge incombe à la philosophie [13].
La tradition du végétarisme antique grec, à la mention duquel on se bornera, constitue un bon guide pour penser ce que l’adoption du végétarisme dans les sociétés industrialisées et habituellement carnivores signifie. En effet, et sans entrer dans le détail des lignes argumentatives qui sous-tendent les différents courants (pythagorisme, orphisme), et dont le traité De l’abstinence de Porphyre constitue la somme, retenons ces lignes de Marcel Detienne : « Carnivore ou végétarien : le choix n’est pas que d’un simple régime. […] Dans une société où la consommation carnée est inséparable de la pratique du sacrifice sanglant, qui constitue l’acte rituel le plus important de la religion politique, refuser de manger de la viande ne peut être une forme d’originalité purement individuelle ou gastronomique : c’est rejeter d’un coup tout un système de valeurs véhiculé par un certain mode de communication entre les dieux et le monde des hommes [14] ».
Peu importe ici, comme le montre d’ailleurs l’argument cen-tral des thèses végétariennes, la référence à la mythologie (notamment au mythe de Prométhée qui, en réalisant le premier sacrifice, fonde et fixe les modalités de l’alimentation carnée) ; ce qui importe, et qui perdure dans tout végétarisme de rupture, pourrait-on dire, c’est la condamnation, et donc le rejet, du partage qui abaisse moralement les animaux au point d’instituer leur conversion en viande et de rendre normale, allant de soi, cette destination. Les modalités de leur mise à mort (autel sacrificiel ou abattoir) n’importent pas non plus ici : les pythagoriciens, les orphiques, Empédocle, Plutarque, Porphyre, plus clairvoyants que certains contemporains fascinés par l’antique boucherie, voient bien qu’il s’agit d’un carnage. Le fait qu’il soit ritualisé ne le distingue en rien dans un contexte où le religieux, en Grèce ancienne comme à Rome, se confond, pour s’y limiter, avec les rites [15]. Du reste, les modalités « sacrificielles » n’ont jamais empêché la boucherie de se développer, et l’abattage rituel s’est industrialisé sans difficulté, donc sans contradiction. Les modalités sacrificielles ne sont en effet rien d’autre qu’une façon de procéder. Le sacrifice est le premier nom de l’alimentation carnée, son autorisation. Devenir végétarien, c’est douter du caractère fondé et fondateur du « sacrifice », douter du caractère autorisé de cette autorisation. Devenir végétarien, c’est s’étonner.


  • 1. Pour ce qui concerne les aspects diététiques, qui ne sont pas notre partie, nous renvoyons à l’article de Jean-Michel Lecerf, Chef du Service Nutrition, Institut Pasteur de Lille, « manger végétarien : nutrition et santé », Revue Semestrielle de Droit Animalier, publication en ligne de l’université de Limoges Observatoire des Mutations Institutionnelles et Juridiques, RSDA 1/2011, p. 183 à 192.
    2. Gandhi, Autobiographie ou mes expériences de vérité, traduit d’après l’édition anglaise par Georges Belmont, édition revue par Olivier Lacombe, Paris, Quadrige/Puf, 1994, p. 65.
    3. Ibid.
    4. Pour une vue d’ensemble des arguments éthiques, voir Hemut F. Kaplan, Fondements éthiques pour une alimentation végétarienne, traduit de l’allemand par Cyril Taffin de Tilques, préface d’André Méry, Paris, L’Harmattan, 2008.
    5. L’élevage industriel produit des dégâts « collatéraux » importants que la remarquable enquête de Fabrice Nicolino, Bidoche. L’industrie de la viande menace le monde (Paris, Les Liens qui Libèrent, 2009) expose avec précision.
    6. Marcel Détienne, remarque qu’hormis le thon (le seul poisson qui saigne, dit-on) offert à Poséidon dans des circonstances exceptionnelles, le poisson n’est jamais sacrifié avant d’être consommé. Sur le sacrifice du thon (mais aussi de l’anguille), voir par ailleurs Jean-Louis Durand, in La cuisine du sacrifice en pays grec, sous la direction de Marcel Détienne et Jean-Pierre Vernant, Paris, Gallimard, Biblio des histoires, 1979 (respectivement : M. Détienne, « Pratiques culinaires et esprit de sacrifice » : note 1, p. 10 et Jean-Louis Durand, « Du rituel comme instrumental » : p. 179).
    7. Les cabris sont vendus 1 € avant la prise du colostrum.
    8. Enrique Utria, Droits des animaux. Théories d’un mouvement, Paris, Droits des animaux éd., 2007, p. 170.
    9. Nous laisserons de côté l’interdit que certains pythagoriciens faisaient peser sur la fève.
    10. Ici par opposition au végétal et non à l’humain.
    11. Marcela Iacub, Confessions d’une mangeuse de viande, Paris, Fayard, 2011, p. 82.
    12. Source : FAO, 2006. Concernant les poissons, c’est sans inclure la part, plus importante encore semble-t-il, de poissons morts rejetés à la mer, car jugés impropres à la consommation. Les chalutiers raclent les mers, de sorte que tous les poissons et coquillages sont indistinctement capturés.
    13. Que l’on me permette de renvoyer à un article dans lequel je pose les jalons d’une explicitation de cette question : « Pourquoi l’humanité est-elle carnivore ? Faits, histoire, institution. Perspectives philosophiques de recherche sur le système carnivore », Prétentaine, n° 29/30, Quel Animal ?, à paraître à l’automne 2013.
    14. Marcel Détienne, Les jardins d’Adonis. La mythologie des parfums et des aromates en Grèce [1972, 1989], Paris, Gallimard, 2007, p. 68 et 69.
    15. Sur le caractère central du rite dans l’antiquité gréco-romaine, voir : Jean-Pierre Vernant, Mythe et religion en Grèce ancienne, Paris, Seuil, 1990 et : John Scheid, La religion des Romains, Paris, Armand Colin, 2002.

 

4. Florence Burgat, « La mouvance animalière. Des « petites dames de la protection animale ». À la constitution d’un mouvement qui dérange », Pouvoirs 2009/4 (n° 131), p. 73-84.

Réformer ou abolir ?

Il existe dans le monde des milliers d’associations de défense des animaux. Il est impossible d’en fournir le nombre exact en France car, aux côtés des grandes associations, se forment des groupes de petite taille (dont des refuges) à l’action souvent locale. Le nombre de leurs adhérents varie de quelques centaines à des dizaines de milliers. Elles diffèrent aussi par leur objet (général ou particulier) et par leurs visées, selon qu’elles sont essentiellement amélioratrices (on emploie aujourd’hui l’anglicisme « welfaristes ») ou abolitionnistes. Si une véritable réforme des méthodes d’élevage, de transport, d’abattage, une réduction et un encadrement de l’expérimentation, mais aussi de la chasse sont jugés, par tous les militants, nécessaires à la réduction immédiate de la souffrance animale, ces mesures ne constituent pas pour autant la fin dernière de l’action de toutes les associations, loin s’en faut. Aussi les deux grandes postures théoriques qui clivent le mouvement de défense des animaux se dessinent-elles : réformer ou abolir. Une question peut être adressée à la position réformiste : comment « protéger » les animaux au cours d’opérations qui les font nécessairement souffrir (expérimenter, confiner, abattre à la chaîne) ? L’industrialisation des processus, qui a affaire à des séries et non à des individus, est-elle compatible avec le souci de l’individu ? À ces éléments concrets s’ajoute le regard porté sur les animaux : comment en effet les déclarer tout à coup « respectables » et dignes de « considération » auprès de ceux qui les voient, du fait de leur activité professionnelle ou leur passe-temps, comme de la « viande sur pied » ou du « matériel de laboratoire », ou encore du « gibier » ?

Il est aisé de classer les associations en fonction de leur objet : certaines, petites ou grandes, sont généralistes. Bien établies du fait de leur ancienneté, reconnues d’utilité publique, elles peuvent recevoir des legs et bénéficient donc d’une certaine assise financière. Par généralistes, il faut entendre qu’elles embrassent l’ensemble des domaines où les animaux sont utilisés, qu’il s’agisse des animaux sauvages ou domestiques. On citera la Spa, 30 millions d’amis, Fondation Assistance aux animaux, Fondation Brigitte Bardot, Fondation Ligue française des droits de l’animal… D’autres, également généralistes, plus jeunes, sont souvent plus critiques dans leur approche de l’utilisation des animaux : One Voice, Droits des animaux… Outre leurs propres campagnes [7], elles apportent au cas par cas un soutien à des opérations impulsées par des associations de taille plus modeste (soutien officiel de la Spa de Paris à la campagne lancée par l’association L214 contre l’élevage des lapins en cage en 2008-2009). Certaines d’entre elles se sont forgé une sorte de spécialité. On connaît l’activité de refuge de la Spa nationale et des Spa régionales, mais aussi de la Fondation Assistance aux animaux pour les animaux de compagnie abandonnés, mais ces derniers sont également accueillis par d’autres associations puisque leur nombre ne décroît pas : la France est le pays de l’Union européenne qui compte le plus d’abandons. La Fondation Ligue française des droits de l’animal fit quant à elle le choix d’implanter la notion de droits des animaux, par-delà les distinctions entre les sauvages et les domestiques et par-delà le type de relations établies avec l’homme. On lui doit la Déclaration universelle des droits de l’animal, prononcée à l’Unesco en 1978 et révisée en 1989. Suzanne Antoine, président de chambre à la cour d’appel, qui en est la vice-présidente, fut missionnée par le garde des Sceaux Dominique Perben pour présenter un rapport assorti de propositions sur le statut juridique de l’animal [8].
On n’a jamais tué autant d’animaux qu’aujourd’hui. Yves Christen remarque à juste titre que la « passion nouvelle » pour les animaux « ne change pas grand-chose sur le terrain concret de l’exploitation animale », car on estime à 8 milliards les animaux tués par an aux États-Unis pour la boucherie, « soit près de un million par heure », à 200 millions ceux qui sont chassés et à 8 à 10 millions ceux qui sont chassés ou élevés pour leur fourrure [9]. L’extension inouïe des domaines d’utilisation et du nombre d’animaux impliqués – les moyens techniques manquaient jusqu’alors – a rendu nécessaire la création d’associations spécialisées. Associations contre la fourrure (Afipa), la corrida (Crac), les zoos, les cirques, et bien d’autres choses encore, comme la création d’un statut juridique pour les « chats libres » (L’École du chat, Association des chats des rues) : d’« errant », le chat est devenu « libre » : stérilisé, vacciné et tatoué au nom de l’association, il est donc approprié par celle-ci, mais replacé dans son lieu de vie libre en ville. Il est nourri par des bénévoles, il fait donc l’objet d’un suivi sanitaire. Les années 1960 marquèrent un tournant. Avec la généralisation de l’élevage industriel, ses animaux faits à la mesure de rendements décuplés, son automatisation, la principale cible de la défense animale qu’étaient les actes de cruauté et les mauvais traitements infligés par des hommes brutaux, sadiques ou négligents passa au second plan. Ce furent les systèmes eux-mêmes qui devinrent, sans intention de l’être, cruels. L’euphorie qui accompagna la recherche zootechnique après la Seconde Guerre mondiale eut moins que jamais le souci de s’interroger sur les conséquences du productivisme sur le « bien-être » des animaux de rente. On parvint les concernant à des situations de contrainte qu’il est impossible au commun d’imaginer. Aussi les trois secteurs les plus importants de l’exploitation animale devinrent-ils la boucherie, l’expérimentation et la chasse.
Par ordre d’ancienneté, différentes dans leur regard sur les animaux, trois associations ont concentré leurs efforts sur l’élevage : l’Œuvre d’assistance aux bêtes d’abattoirs, strictement réformiste, vise à faire appliquer la réglementation en matière d’abattage. Protection mondiale des animaux de ferme s’attache plutôt aux conditions d’élevage et de transport, encore qu’elle fasse aussi des enquêtes dans des abattoirs [10]. Elle ne prône pas le végétarisme, dont elle juge la population peu prête à l’adoption, mais ne porte aucune hostilité au renoncement à l’alimentation carnée, au contraire de l’association précitée (dont la fondatrice, aujourd’hui décédée, était végétarienne). La jeune association L214, en référence à l’article du code rural rappelant la nature sensible des animaux et les impératifs qui en découlent quant à la manière dont ils doivent être traités, affiche une position abolitionniste, même si elle consacre une grande partie de son temps à porter à la connaissance du grand public les « abus » de l’élevage industriel : lapins élevés en cage, conditions de transport des chevreaux tués pour les fêtes de Pâques, etc.
L’expérimentation est considérée par les associations réformistes comme un « mal hélas nécessaire » [11] ou une « contrainte technique [12] » qu’il convient de limiter et d’encadrer au mieux. De l’autre côté, deux types de raisons sous-tendent une posture abolitionniste. D’une part, le caractère moralement illégitime de l’utilisation d’animaux qui, pour constituer de valables « modèles » des pathologies humaines, doivent présenter une grande proximité psychobiologique avec l’homme, d’autre part, le caractère scientifiquement peu fiable, voire erroné, de l’extrapolation d’une espèce à l’autre (médecins, vétérinaires et biologistes étayent ce point de vue, représenté en France par Antidote Europe). La Ligue française contre la vivisection, Coalition anti-vivisection, International Campaigns, certaines associations généralistes s’appuient plus ou moins sur ces deux motifs, mais l’idée que l’expérimentation animale produit de la « mauvaise science » l’emporte.
Pour ce qui concerne la chasse, on a affaire à des animaux sauvages qui, on le sait, ont un statut juridique très différent de celui des animaux appropriés (domestiques ou tenus en captivité) : ils sont des choses sans maître et à ce titre appropriables par tout un chacun (c’est le droit de chasse qui réglemente leur saisie par toutes sortes de moyens : balle, glu, arc, et s’ils sont classés parmi les nuisibles, piégeage, déterrage). D’un point de vue juridique, l’acte de cruauté ou le mauvais traitement n’existent tout simplement pas à l’encontre des animaux sauvages, qui se voient dépouillés par le législateur de toute dimension individuelle et des qualités de sensibilité qu’il a pourtant expressément reconnues à celui qu’il appelle « tout animal » [13]. Le Rassemblement anti-chasse, l’Aspas (Association pour la protection des animaux sauvages) sont opposés à toute forme de chasse ; ils veillent aussi à la bonne application des lois (des plaintes sont régulièrement déposées pour braconnage, chasse d’animaux appartenant à des espèces protégées) [14].

La radicalisation du mouvement

Il va de soi que la distinction opérée pour les besoins de l’exposé entre réformer et abolir est trop simple. Aucune association abolitionniste française [15], à notre connaissance, ne refuse les améliorations, à condition qu’elles soient réelles et que les choses ne s’arrêtent pas là. Certains réformateurs ne réclament et ne souhaitent rien d’autre qu’un traitement exempt de « souffrances inutiles », tandis que d’autres n’y voient qu’une étape vers l’abolition de l’exploitation animale. Par ailleurs, bien des réformateurs dans l’âme estiment que certaines pratiques, mentionnées plus haut, devraient être abolies. Il n’en va pas de même concernant l’expérimentation et l’alimentation carnée. La chasse elle-même est considérée par certains comme un « mal nécessaire ». Ils ignorent sans doute que le monde cynégétique entretient un « stock de gibier » (nourrissage des animaux sauvages, introduction d’animaux élevés à des fins de repeuplement) et que les animaux sauvages, loin d’être en voie de développement sont pour beaucoup en voie d’extinction (remembrement des parcelles, pesticides, routes, chasse intensive – ce qui avait fait adopter par le Rassemblement des opposants à la chasse le slogan « la chasse en plus, c’est la chasse en trop »).
Parce que la consommation des animaux est omniprésente, souvent insoupçonnable (gélatine bovine dans les bonbons et les sorbets, blanc de baleine dans le chewing-gum), elle semble impossible à révoquer : sur le plan économique, bien sûr, et, plus profondément, sur le plan anthropologique. Pourtant, une partie croissante du mouvement de la défense animale, nourrie par une réflexion théorique sur les fondements anthropocentriques de l’exploitation des animaux, en appelle à une révision de leur statut juridique de « biens », qui légalise cette exploitation et dont le préjudice s’étend loin : ce statut ôte en effet tout poids et tout sérieux aux plaintes déposées pour actes de cruauté ou mauvais traitements, alors même que le code pénal les sanctionne fortement. L’Association Stéphane Lamart a pris l’initiative d’une manifestation le 13 mai 2009 pour exiger l’application effective des lois et règlements protégeant les animaux. Aussi réclame-t-elle : 1. la nomination, au sein de chaque parquet général, d’un magistrat formé aux problèmes de la protection animale ; 2. le réexamen par le parquet général des plaintes classées sans suite par les procureurs [16] ; 3. l’arrêt de la pratique consistant, pour certains commissariats et brigades de gendarmerie, à refuser les dépôts de plaintes, sous prétexte qu’il ne s’agit « que d’un animal » ; enfin, 4. des jugements plus sévères et des sanctions effectives.
Parallèlement à cette demande d’application des textes, une ligne abolitionniste s’affirme. Pouvait-on songer il y a seulement dix ans qu’une revendication en faveur de l’abolition de la viande pût être formulée ? Neuve, pour ne pas dire révolutionnaire, la proposition frappe par sa radicalité. On n’est pas étonné de la voir émaner des Cahiers antispécistes [17]. Outre la disparition de la boucherie, de la chasse et de la pêche, qui constituent les domaines de loin les plus massifs de l’exploitation animale, c’est la condition animale tout entière qui s’en trouverait modifiée. On peut en effet penser que la licéité de l’acte de manger les animaux enracine et cimente leur statut de chose appropriable de la manière la plus absolue qui soit (usage consomptible). Que peut valoir en effet un individu qu’on a le droit de manger ? Cette revendication part du constat que, partout dans le monde, le précepte selon lequel « on ne doit pas maltraiter ou tuer des animaux sans nécessité » appartient à la morale commune, tandis que, « partout dans le monde, la consommation alimentaire de produits animaux est la cause principale pour laquelle des humains maltraitent et tuent des animaux, sans nécessité ». Les auteurs, Estiva Reus et Antoine Comiti, poursuivent en soulignant que le nombre d’animaux que l’on élève et pêche à cette fin ne cesse de croître, de sorte qu’illusoire est l’attente de mesures qui assureraient le « bien-être » de tous ces animaux. Aussi convient-il de mettre fin à ces pratiques et de porter ce problème au niveau politique afin que soit mis en place un processus aboutissant à une interdiction légale de la prédation (chasse, pêche) et de la production (élevage) d’animaux pour la consommation humaine. Il va de soi que les institutions publiques auront aussi à assurer la reconversion des travailleurs actifs dans ces secteurs, est-il encore précisé dans ce dossier Abolir la viande. La contestation en amont a récemment pris la forme d’une journée mondiale pour l’abolition de la viande (31 janvier 2009), tandis que se tient depuis quelques années une « marche pour la fierté végétarienne » (Veggie Pride) dans plusieurs villes européennes (cette année : Lyon, Milan, Prague, le 16 mai 2009). Les indices d’une conscience naissante des problèmes posés par l’élevage se font jour : à compter du mois de mai 2009, la ville de Gand, en Belgique, observera un jour par semaine sans viande, les fonctionnaires s’engageant à donner l’exemple. Ce mouvement pour l’abolition de la viande peut mettre aujourd’hui à son crédit bon nombre d’arguments qui n’apparaissaient pas aussi nettement hier (dont les problèmes écologiques posés par l’élevage).

Museler les défenseurs des animaux ?

La place nous manque pour faire l’histoire du silence imposé aux défenseurs des animaux : censures diverses [18], minimisation, voire dérision de la cause qu’ils portent, stigmatisation dont ils font eux-mêmes l’objet, amalgames erronés mais efficaces (« Hitler était végétarien » [19]). Plus préoccupante est la récente criminalisation du mouvement en Autriche, qui a conduit à une longue mise en détention provisoire d’une dizaine de militants suspectés d’avoir lancé des boules puantes et brisé des vitrines, et dont le jugement n’est à ce jour pas rendu [20]. Mais la mobilisation en faveur de ces militants pour les droits des animaux est très forte [21].
Jusqu’à présent, les bâillons étaient apposés par de puissants groupes institutionnalisés (fédérations des chasseurs, filières de la viande, chaînes de télévision dirigées par des « aficionados »), mais pas directement par l’État, du moins pas de façon aussi ouverte. Sans aller jusqu’à dire que les obstructions à l’information (procès, mises en demeure [22], huissiers sur les stands d’associations) sont de bonne guerre lorsqu’elles proviennent des tenants de la « production animale », la décision par voie réglementaire ou judiciaire d’interdire aux citoyens la possibilité même de manifester leur opposition aux violences commises contre les animaux constitue un pas qualitativement supplémentaire dans le musellement des défenseurs des animaux. Or un décret qui a pour objet la création d’un « délit d’entrave à la chasse » se trouve actuellement en discussion au Conseil d’État. Sachons qu’en réponse à la mise à sac de sa ville par 6 000 chasseurs au cours d’une manifestation d’une violence inouïe où fut évoqué le « gazage d’écolos » [23], l’actuel ministre de l’Écologie a pris des mesures propres à contenter les chasseurs sur tous les plans : extension de la période de chasse, accroissement du nombre d’espèces classées « nuisibles », remise en cause du statut d’espèces protégées et projet d’y ajouter une contravention d’entrave à la chasse. Ne sera-t-il bientôt plus possible à des citoyens d’exprimer leur soutien aux animaux ?

RÉSUMÉ

Depuis la création de sa première institution au milieu du XIXe siècle en France (la Société protectrice des animaux), le mouvement de la protection animale a considérablement évolué. Face à l’emprise croissante sur le monde animal et l’extension des domaines où les animaux sont utilisés à des fins qui nécessitent presque toujours souffrance et mise à mort (élevage industriel, pêche, expérimentation), il s’est spécialisé et structuré ; ses préoccupations se sont élargies, notamment aux animaux sauvages (chasse). Il s’est aussi radicalisé dans ses revendications sous l’influence d’une réflexion théorique sur le droit de vie et de mort sur les animaux. Deux courants cohabitent aujourd’hui dans ce mouvement : l’un réformiste, qui souhaite limiter la souffrance des animaux au cours de leur utilisation, l’autre abolitionniste, qui met en cause le principe même de cette utilisation.

 


  • 7. Par exemple, campagne contre l’hippophagie (été 2008), contre la fourrure (hiver 2009) par la Fondation Brigitte Bardot.
    8. Rapport de Suzanne Antoine, remis en 2004, publié en ligne par le ministère de la Justice en 2005. Du même auteur : Le Droit de l’animal, préface de Jean-Marie Coulon, Légis-France, 2007.
    9. Yves Christen, L’animal est-il une personne ?, Flammarion, 2009, p. 17-18.
    10. Fondée en mars 1994, elle est la branche française d’une grosse association anglaise (Ciwf, Compassion in World Farming) dont la genèse mérite d’être mentionnée : elle fut créée en 1967 par Peter Roberts, un éleveur de vaches laitières et de poules pondeuses. Ce fut la volonté ostensible du gouvernement anglais de pousser l’agriculture à s’intensifier (tournant visible en France dans les lois d’orientation agricole de 1960 et 1962) qui fit entrevoir à cet éleveur les conditions dans lesquelles les animaux allaient être désormais élevés.
    11. Bulletin de la fondation Ligue française des droits de l’animal, nº 53, avril 2007, p. 13.
    12. Bulletin du GRAAL (Groupement de réflexion et d’action pour l’animal), édition spéciale 2009, non paginée.
    13. Article 9 de la loi du 10 juillet 1976 : « Tout animal étant un être sensible doit être placé par son propriétaire dans des conditions compatibles avec les impératifs biologiques de son espèce. »
    14. Voir en particulier le livre du juriste Gérard Charollois, Pour en finir avec la chasse, IMHO, 2009.
    15. À titre de contre-exemple, mentionnons la position de Gary Francione qui marque son opposition à toute amélioration, notamment des conditions d’élevage et d’abattage, au motif qu’elle donnera « bonne conscience » au consommateur de viande et lui interdira de ce fait de prendre la mesure de ce qu’il cautionne, mais aussi et surtout parce que ces « améliorations » (« bio », plein air) ne changent en réalité rien aux conditions de vie des animaux.
    16. Signalons tout récemment une plainte contre l’abattoir Bruno Siebert en Alsace (http :// http://www.l214.com/abattoir_alsace) classée sans suite.
    17. Les Cahiers antispécistes, nº 29, février 2009. Les extraits cités figurent uniquement dans un résumé de présentation du projet « Abolir la viande » à l’adresse suivante : http ://www. cahiers-antispecistes.org/spip.php?article363.
    18. Le spot anti-corrida réalisé par le chanteur Renaud et la Spa a été censuré, car jugé « trop violent », malgré une dernière version assez abstraite (été 2007). Le Comité interprofessionnel du lapin est parvenu à faire interdire, par une procédure d’appel faisant suite à un jugement par référé en première instance où il fut débouté, la diffusion d’images obtenues par caméra cachée.
    19. Plus généralement, sur le démenti de l’engagement nazi pour la protection animale, voir Élisabeth Hardouin-Fugier, « Un recyclage français de la propagande nazie, la protection législative de l’animal », in Écologie et Politique, janvier 2002, p. 53-70.
    20. L’article 278a du code pénal autrichien (prévu pour lutter contre le terrorisme, la mafia, le trafic d’êtres humains) permet de prolonger la détention préventive jusqu’à deux ans et de limiter l’accès des prévenus et des avocats au dossier les concernant. Voir http://www.vgt.at/ presse/news/2009/news20090416_en. php.
    21. Signalons entre autres la prise de position du président d’Amnesty International Autriche, d’un célèbre acteur allemand, une conférence de presse des Verts et de Greenpeace, manifestations, conférences, articles dans la presse.
    22. Mise en demeure adressée à l’association L214 de retirer films et images. Le Clipp (interprofession des éleveurs et abatteurs de lapins) avait assigné la Spa et L214 devant le juge d’exécution, arguant que ces associations ne respectaient pas la décision de justice du 17 décembre 2008. Mais le 17 avril dernier, le Clipp s’est vu débouté de ses demandes et condamné à verser la somme de 1 000 € à la SPA et à L214.
    23. Le 22 mars 2009 à Valenciennes.

 

5. Florence Burgat, « Xénogreffes : les contours de la démarcation entre les humains et les animaux », Tumultes 2006/1 (n° 26), p. 21-33.

Les fondements métaphysiques de la distinction entre l’animal et l’humain

A première vue, donc, la limite entre l’animal et l’humain perd de sa netteté : le rapprochement génétique permet de transposer (transplanter), de manière définitive (contrairement à l’ingestion transitoire : manger), un organe animal qui continuera à vivre dans un corps humain. Si les mélanges entre les humains et les animaux sont omniprésents dans la mythologie, les légendes populaires et les contes, leur signification se situe aux antipodes de la création d’animaux destinés à constituer un réservoir d’organes pour les êtres humains. Les êtres où se mêlent animal et humain sont bien souvent liés à un âge d’or précédant la coupure anthropozoologique : c’est la possibilité d’une double essence, le partage d’une langue commune, bref, une connaissance intime et une proximité dont quelque chute a signé l’arrêt définitif. Le passage à l’acte, si je puis dire, que représentent les xénogreffes est au contraire, à tous égards, fondé sur une violente rupture, sauf sur le plan biologique, auquel on aura préalablement retiré toute pertinence à dire quelque chose de commun, et de non purement biologique, sur l’humain et sur l’animal.
Il faut pour cela être résolument cartésien, maintenir fermement le dualisme des substances, dissocier l’âme et le corps [4], ignorer les liens psyché-soma et passer outre bien des acquis : ceux, notamment, de la psychanalyse pour ce qui concerne l’homme, et de l’éthologie phénoménologique pour ce qui concerne l’animal. Aussi peut-on lire, dans le rapport du Comité consultatif national d’éthique sur les xénogreffes, ces lignes qu’on croirait d’un autre temps : « L’individu qui arrive à transcender le niveau purement organique de son être et qui estime que l’essence de son humanité est sa pensée, qui permet précisément cette transcendance, n’aura pas ou peu de réticence à l’égard d’un greffon animal. A l’inverse, celui qui refuse ou n’arrive pas à faire la différence entre son humanité et son être matériel n’acceptera pas la xénogreffe » ; il est ensuite fait allusion à la « conscience de l’animalité organique », laquelle, comprise comme telle, conduit à « confier sa transcendance à ses capacités neuronales, corticales, langagières et relationnelles [5] ». Manières modernes de dire la « raison », concept par excellence de la démarcation.
Pour ce qui concerne la position philosophique selon laquelle l’humain ne se ramène pas à ses organes, nous ne saurions qu’y souscrire ! Mais à y réfléchir de plus près, on se demande ce que cela peut bien vouloir dire… Réprouvons toute biologisation, et allons jusqu’à désapprouver les diverses tentatives de naturalisation (de l’esprit, des comportements, etc.) pour choisir, par exemple, la psychanalyse plutôt que la psychologie du comportement (en particulier dans sa version behavioriste) ; en somme, toujours opter pour le plus complexe contre le plus simple. Allons à rebours du principe de parcimonie, et étendons cette position intellectuelle au regard porté sur les animaux, en poursuivant la voie ouverte par la phénoménologie, qui confère aux animaux une structure de moi (Husserl), un monde (Jacob von Uexküll), une existence subjective (Maurice Merleau-Ponty), une expérience du temps et une appréhension du général (Erwin Straus).
Mais revenons à notre citation, qui mérite quelque examen. Le corps, part « animale » de l’humain : nous y voilà. Pourquoi ce qui est jugé méprisable en l’homme est-il toujours qualifié d’animal ? On reconnaît l’un des lieux communs de l’humanisme métaphysique : un pouvoir quasi-magique est conféré à la raison qui a pour rôle de sublimer l’« animalité » du corps de l’homme. La définition de l’homme comme « animal raisonnable » indique d’emblée que l’humanité tient dans le dépassement, qui équivaut ici à une négation, de la composante matérielle – le corps – par un principe spirituel ou intellectuel – l’âme ou la raison. L’homme est un animal qui, en tant que raisonnable, n’en est plus un, mais qui peut toutefois (re)chuter dans ce qu’il est convenu d’appeler la « bestialité », brusque retour du refoulé d’un état de nature, la culture désignant l’ensemble des processus d’humanisation. Si l’animalité représente une menace, l’humanité de l’homme tient dans sa capacité à surmonter indéfiniment ce qui le tire vers le bas. Perpétuelle conquête, la distinction d’avec l’animal ne serait de ce fait jamais acquise. Une telle tension fait de l’essence de l’homme une contradiction impossible à résorber.
Le dualisme des substances (la pensée et l’étendue) voit dans le support de la vie un objet méprisable ou insignifiant, une matière en tout cas dépourvue de dignité et donc exploitable sans dommage pour l’éthique. Le sous-entendu de cette proposition est que la mise à disposition de ce qui n’est qu’animal, entendons de ce qui n’a que le corps, de ce qui n’est que sensible, ne saurait sérieusement soulever de protestation. C’est toujours à partir d’une théorie de la connaissance que l’animal est relégué hors du champ des préoccupations éthiques, selon l’inférence suivante : si l’animal n’est pas raisonnable, alors on peut en disposer librement. Ce sont des critères de nature intellectuelle et/ou spirituelle qui font office de démarcation. C’est la nature de la distance invoquée par rapport à l’idéal normatif de l’humain, la qualité plus que la quantité de cette distance, qui détermine le statut de l’animal ; plus elle est métaphysique, plus insignifiante est l’appropriation de l’animal sur le plan éthique.
Comment s’en tenir, encore aujourd’hui, à une conception aussi pauvre de l’animal, enfermé dans l’instinct, être de nature, organisme mû par des pulsions ? C’est la distinction massive entre la nature (l’universel) et la culture (le particulier, c’est-à-dire un champ de différences) qui gouverne cette structure oppositionnelle et fondatrice de l’anthropologie. Il est banal de dire que le concept de culture énonce l’unicité de l’humanité, sa différence originelle. L’état des connaissances sur le monde animal rend pourtant ces caractérisations caduques, et si elles perdurent, c’est parce qu’elles relèvent d’une métaphysique humaniste qui a besoin d’elles pour penser l’homme comme différence. Dans un ouvrage collectif consacré à la fabrication (conceptuelle) de l’humain dans les cultures et en anthropologie, Annamaria Rivera analyse les usages idéologiques de la notion d’animalité pour faire apparaître combien il ne s’agit aucunement de penser l’être-animal, mais de construire un modèle d’abjection. La « bestialisation » de l’humain, déjà analysée par divers auteurs (dans les registres de l’esclavage et du racisme, en particulier), est ici sollicitée pour montrer que la racine de cette dégradation provient d’une « animalisation », voire d’une « bestialisation » de l’animal lui-même. C’est l’indigence ontologique et la charge négative du concept d’animalité (instinct, territorialité, agressivité, etc.) qui servent de modèle à la déshumanisation de l’humain, ou encore à la « bestialisation » du monde social, et à la réification des animaux. Aussi peut-on parier avec l’auteur que « le fait de percevoir, regarder, considérer et traiter les animaux comme des choses — des objets inertes que l’on peut facilement maîtriser et exploiter — peut être considéré comme l’équivalent général ou comme une métaphore synthétique de tous les processus de réification qui investissent le monde des hommes et le domaine social [6] ».

Animaux humanisés, humains animalisés : la confusion des plans

Animaliser, humaniser. Ces termes sont traditionnellement employés dans le registre moral et politique (pour le premier), dans le registre métaphysique (pour le second). Animaliser l’humain, c’est le traiter en animal, c’est-à-dire, sinon comme un bien saisissable, du moins comme un être n’ayant droit à aucun égard. Humaniser l’animal, c’est lui donner plus qu’il ne mérite, c’est être dans la « projection anthropomorphique ». Bien que l’expression « animaux humanisés », pour qualifier les animaux transgéniques destinés aux xénogreffes, se rencontre dans les articles de vulgarisation scientifique (il ne s’agit pas d’une provocation verbale forgée par la presse), elle fait en même temps l’objet d’une dénégation par ses auteurs. Elle est aussitôt donnée comme étant impropre, dans la mesure où elle pourrait conduire à penser que les animaux ainsi modifiés se trouvent dans une proximité inouïe avec l’homme. Or, l’humanité ne résidant en rien dans un fonctionnement biologique, fût-il spécifique, le terme ne relève ici d’aucun des registres dans lesquels il apparaît d’ordinaire. Et l’argument doit être affirmé avec d’autant plus de vigueur que le porc est, parmi les mammifères, l’un des plus proches de l’homme à bien des égards, y compris anthropologique.
Par ailleurs, d’aucuns n’ont pas hésité à estimer que l’insertion d’un organe animal dans le corps humain posait les problèmes « éthiques » suivants : les receveurs de ces xénogreffons seraient-ils, du fait de l’intégration à l’intérieur de leur corps d’un organe animal, en quelque sorte « animalisés » ? Que ces greffons proviennent d’animaux transgéniques est-il de nature à minimiser ou au contraire à accroître leur acceptation ? En effet, la question le plus souvent posée consiste à se demander si l’on a le droit de mettre de l’animal dans l’humain. Nommer « éthique » une interrogation sur l’éventuelle déperdition de l’humanité du transplanté semble déplacé, si l’on prend la mesure de ce qu’impliquent les xénogreffes du point de vue de l’abandon à leur sort (même si la relation de cause à effet n’est pas directe) de tant d’individus qui n’ont pas accès aux soins les plus élémentaires, et de la prévention [7], au profit d’une prouesse technique qui ne viendra en aide qu’à une poignée de nantis, sans parler des animaux sacrifiés, pour les expérimentations préalables qui sont actuellement menées (porcs/singes) puis, lorsque les colonies d’animaux transgéniques seront constituées, pour les prélèvements.
La gêne qui entoure le terme « humanisés » pour caractériser les animaux transgéniques provient du fait qu’on l’entend d’emblée dans les registres métaphysique et éthique qui lui sont traditionnellement attachés, haussant de ce fait les animaux vers des qualités qu’il s’agit plus que jamais de ne pas leur conférer. L’embarras se comprend à la lumière de la définition de l’homme qui traverse toute l’histoire de la pensée occidentale : être un homme, c’est avant tout ne pas être un animal. Le concept d’animal ne désigne pas d’abord un ensemble d’êtres vivants ayant telle et telle manière d’être, mais le contre modèle de l’humain, son négatif ontologique. La question de la différence entre l’animalité et l’humanité n’est autre que l’histoire de l’énumération des propres de l’homme ; peu importe que leur multiplication ôte toute pertinence à la singularité dont chacun se réclame, car cette entreprise vise moins à dire l’homme qu’à ne pas dire l’animal. Il est défini, en creux, par un ensemble de manques : manque de raison (Descartes), manque de liberté (Kant), manque de monde (Heidegger), pour ne citer que les aspects philosophiquement les plus centraux de la démarcation. L’animal n’est rien d’autre que le concept qui dit la différence ; il est la démarcation elle-même. Il est donc hors champ, et l’on comprend bien pourquoi la philosophie ne l’a pas pensé, n’a pas cherché à s’interroger sur son propre. On peut aller jusqu’à dire que le concept d’animal désigne plus une condition qu’une réalité zoologique, et renvoie à des orientations plus idéologiques que taxinomiques. Concepts plus normatifs que descriptifs, « humanité » et « animalité » sont pensés dans un rapport d’opposition terme à terme, par lequel tout ce qui est donné au premier doit, pour avoir sens et valeur, être retiré au second ; ce qui habille l’un dépouille l’autre. L’affirmation d’une différence par défaut, d’une définition par ce qui lui manque caractérise clairement, dans la tradition occidentale, ce genre châtré qu’est l’animalité. En ce sens, animalité et humanité sont des signifiants dont les signifiés varient.
On ne saurait mieux illustrer ce point qu’en rappelant que c’est bien souvent un processus d’animalisation qui gouverne la destitution d’un groupe humain de ses droits et de sa dignité, pour le réduire à un simple moyen. Certains groupes humains ont été, ou sont encore, sous des formes et à des degrés divers, placés sur les marges, voire hors de l’humanité, c’est-à-dire traités sans égard, comme s’ils étaient des animaux. Cette référence triviale à l’animalité donne immédiatement à comprendre (sans la médiation de l’histoire de la métaphysique occidentale qui l’explicite d’un point de vue théorique) que l’animal constitue la limite elle-même.

Les xénogreffes : une fabrication de l’humain ?

Il est clair qu’ici les animaux sont fabriqués, puisque l’on agit sur leurs structures intimes afin de produire des individus sur mesure. On n’utilise plus les capacités données des animaux, à partir desquelles était envisagée leur utilisation ; on est désormais capable de les façonner en fonction d’attentes diverses. Cela signifie que l’on s’est émancipé des limites biologiques de l’individu. Les pratiques de sélection et d’adaptation génétique des animaux d’élevage allaient déjà en ce sens, mais avec la transgenèse, un pas supplémentaire est franchi.
Les xénogreffes relèvent-elles d’un projet de fabrication de l’humain ? Celle de l’animal est motivée par le souci de réparer (et non de fabriquer) un être humain dont la vie est en danger ; la xénogreffe doit apporter un remède, restaurer l’état initial et non produire, au sens de faire surgir, une pièce de la matière par un travail. Dans le cas des greffes, on importe un élément étranger (humain, voire animal), afin de permettre au receveur de vivre, alors que ses réserves organiques propres ne le lui permettent plus. Bref, l’humain est ici tout sauf un fonds.
Il y a dans l’idée de fabrication celle de la matière ouvrée, celle de la transformation par des procédés divers, de l’élaboration, de l’invention : quelque chose de nouveau se dégage de l’élément premier. Qu’est-ce à dire s’agissant de l’humain ? La « fabrication de l’humain » fait signe vers une instrumentalisation de ce qui est par définition non instrumentalisable, parce qu’inappropriable. Des pratiques politiques peuvent réifier les êtres humains, en les manipulant mentalement, en détournant leurs actions à des fins qui vont contre leurs intérêts, en s’appropriant leurs forces de travail. Il ne s’agit pas là d’une fabrication à proprement parler, au sujet de laquelle on songe plutôt aux biotechnologies capables d’intervenir sur les structures physiques intimes de l’individu — sachant que l’on n’intervient pas sur le corps ni dans le corps sans intervenir en même temps sur la psyché. Cette « fabrication » peut se réclamer de buts humanistes : ainsi en est-il du clonage à but thérapeutique, par exemple.
Il y a cependant une fabrication plus sournoise (mentale) dans le fait de donner à croire que les limites de la mort peuvent être plusieurs fois repoussées, si l’on imagine qu’un jour des colonies d’animaux transgéniques constitueront ce stock dans lequel on pourra puiser des organes « en bon état au moment exact où on le désire [8] », remplaçant les uns après les autres les organes défectueux, rendant de ce fait le moment de la mort de plus en plus difficile à accepter. Il y a peut-être fabrication d’un nouvel humain dans ce qui sous-tend le fantasme des xénogreffes : il existera des pièces de rechange capables de maintenir en marche le mécanisme, au-delà des limites initiales biologiques qui gouvernent les processus de dégénérescence. Si, se projetant dans un futur, à propos duquel les avis sont partagés, on imagine possible un tel remplacement, n’en serons-nous pas arrivés à avoir perdu ce que la perspective de mourir apportait au travail quotidien de la vie ? Il est difficile d’imaginer les problèmes psychologiques qu’engendreraient de telles pratiques quant à l’image de soi et à l’unité psychique, mais sur le plan ontologique, comment toucher sans dommage à cette caractéristique essentielle : être un « être pour la mort » (Sein zum Tode), au sens où elle nous précède absolument [9] ? Cette modification de la donne temporelle, qui va jusqu’à affecter la représentation de la mort, constitue une dimension qui n’est guère prise en compte dans les entreprises biotechnologiques : celles-ci se voulant avant tout humanistes, et la mort étant radicalement anti-humaniste… Qu’on ne s’y trompe pas : il n’y a dans mon propos aucune banalisation de la mort ni même aucune sérénité devant elle, et c’est bien pour cela qu’il convient d’apprendre à faire rejaillir positivement sur le cours de la vie cette limite absolue.

Remarques autour de la notion de limite

Plaçons-nous maintenant dans une perspective logique pour faire retour sur la notion de « fabrication » : peut-être est-ce plutôt la quantité que la qualité des pièces importées (greffes ou prothèses) qui finirait par l’engendrer. On retrouve la question classique qui consiste à se demander à partir de quand un objet, dont on change peu à peu toutes les pièces, devient autre. Ce qui vaut pour la limite quantitative, où les éléments sont des unités distinctes grâce à leur délimitation matérielle, vaut aussi pour la limite qualitative au-delà de laquelle la réalité change de nature et devient autre.
En posant la limite, on pose le lieu de la démarcation. Le modèle, initialement géographique, de la séparation de deux territoires contigus, peut être étendu aux catégories abstraites. La limite est aussi ce que l’on atteint sans pouvoir le dépasser. A cet égard, les xénogreffes constituent bien un passage à la limite, car la limite est à la fois le point extrême à partir duquel l’être se trouve renvoyé à lui-même et celui où cet être ne peut s’appréhender lui-même que dans la relation négative à ce qu’il n’est pas. La survie d’un organe animal dans un corps humain que, de ce fait, il restaure, porte atteinte à la représentation de l’individualité d’un point de vue logique. « Individu » vient du latin individuum, corps indivisible (dérivé de dividere, diviser), le terme latin étant lui-même traduit du grec atomon : chose indivisible matériellement, puis objet de pensée sans parties. L’individu désigne une réalité en tant qu’on la considère, d’une part, comme indivisible sous un aspect donné, d’autre part, comme différente de toute autre, sous l’aspect qui en assure l’unicité. L’individu est donc indivisible sous peine de perdre les propriétés qui assurent son unicité (en divisant un animal, on le détruit). Pour le dire autrement, un individu n’est pas divisible en individus de la même espèce. Ne peut-on pas dire, que d’une certaine manière, c’est cette impossibilité que les xénogreffes nous amènent à penser ?

 


  • 4. Pour Descartes en effet, le monde est constitué de deux substances : la substance pensante (res cogitans) et la substance étendue (res extensa). Il n’y a pas de place pour le vivant dans le système cartésien ; il s’évanouit comme catégorie épistémologiquement pertinente. Le fait pour un corps d’être vivant n’est pas un mode d’être de la substance si, comme l’écrit Descartes dans Les Passions de l’âme (première partie, article 6), la différence entre un corps vivant et un corps mort est pareille à celle qui sépare une montre dont le ressort est tendu d’une montre dont le ressort est brisé.
    5. Rapport n° 61 « Éthique et xénotransplantation », Les Cahiers du Comité national consultatif d’éthique, op. cit., p. 10.
    6. Annamaria Rivera, « La construction de la nature et de la culture par la relation homme-animal », in Claude Calame et Mondher Kilani (dir.), La fabrication de l’humain dans les cultures et en anthropologie, Éditions Payot Lausanne, 1999, p. 56.
    7. Le caractère humanitaire des xénogreffes est mis en doute par plusieurs auteurs, du fait de l’importance des crédits qui leur sont alloués, forcément au détriment d’une médecine, infiniment moins spectaculaire mais réellement humanitaire, qui se fixerait comme but de hausser le niveau général de santé des laissés-pour-compte et plus largement d’œuvrer à la prévention des maladies les plus ravageuses et des accidents de la route, qui « fournissent », ne l’oublions pas, la plupart des greffons.
    8. Rapport n° 61, op. cit., p. 3.
    9. Cf. Heidegger, Être et Temps : deuxième section, chapitre premier (le Dasein et l’être pour la mort).

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