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Il était Premier ministre lors de la guerre civile. Aujourd’hui, il défend le bilan de l’opération Turquoise.
Paris Match. Étant Premier ministre de 1993 à 1995 vous avez eu à régler les problèmes posés par le rôle de la France au Rwanda. Vous êtes-vous demandé ce que la France était allée y faire ?
Edouard Balladur. Le Rwanda était un territoire colonisé par la Belgique, devenu indépendant plusieurs dizaines d’années auparavant. C’était un pays francophone à l’équilibre politique fragile, doté d’un gouvernement régulier reconnu par la communauté internationale et dominé par l’une des ethnies, les Hutus, et contesté par d’autres, notamment par les Tutsis, ce qui entraînait des tensions violentes. La Belgique s’en étant désintéressée, le Rwanda s’est tourné vers la France qui lui a apporté son concours à la fois militaire et économique, concours qui a été renforcé à mesure que les tensions internes s’aggravaient à partir des années 1990.
Comment avez-vous eu à intervenir ?
Depuis avril 1993 la France connaissait une situation politique de cohabitation entre le Président de la République et la nouvelle majorité dont le Premier ministre était l’émanation. En pareille période et comme M. Mitterrand lui-même l’avait déclaré, le pouvoir diplomatique et militaire était partagé entre le Président et le Premier ministre, puisque, aux termes de la Constitution, le Président était le chef des armées et le Premier ministre le responsable de la défense nationale. Ils avaient le choix entre deux attitudes : l’empêchement mutuel ou le travail en commun. La deuxième était préférable à la condition que les solutions arrêtées fussent conformes à l’intérêt national.
Quelle était la situation en 1993 ?
Elle était caractérisée par la confusion et la violence. La France apportait son aide au gouvernement rwandais, mais en même temps agissait pour favoriser un accord entre les différents partis afin de mettre fin au désordre. Les négociations ont été menées avec des fortunes diverses à Arusha, accords qui ont connu plusieurs épisodes ; le dernier, en 1993, a permis à la fois l’allègement considérable des effectifs de l’armée française qui s’est retirée, et l’arrêt des livraisons d’armes, à l’exclusion de celles résultant d’accords antérieurs à 1993. L’espoir né des accords d’Arusha n’a guère duré ; le 6 avril 1994 le Président du Rwanda Juvénal Habyarimana et le Président du Burundi Cyprien Ntaryamira ont été assassinés sur l’aéroport de Kigali. Alors, le désordre a gagné le pays tout entier et les massacres entre les communautés ont atteint essentiellement les Tutsis jusqu’à constituer un véritable génocide, sans oublier que de nombreux Hutus aussi ont été tués.
« Autour de M. Mitterrand et dans certains ministères, nombreux étaient ceux qui le pressaient en faveur d’une intervention militaire, il hésitait à y donner suite, et finalement il s’y est refusé »
Quelles étaient les solutions possibles pour la France ?
Il y en avait trois : soit intervenir militairement au soutien de l’armée Hutu considérée comme responsable du génocide des Tutsis et affronter le FPR (Front populaire rwandais) dirigé en fait par M. Kagame ; soit ne rien faire et ne pas s’en mêler ; la troisième, intervenir militairement de façon limitée et dans un but strictement humanitaire, excluant de se poser en arbitre entre les deux forces rivales et faisant tous ses efforts pour faire cesser le génocide. C’est celle qui avait mes préférences.
Pourquoi cette préférence pour une solution en quelque sorte intermédiaire ?
C’était la seule qui limitait les inconvénients. Ne l’oublions pas, au printemps 1994, l’opinion dans notre pays était très divisée ; à droite comme à gauche nombreux étaient ceux qui étaient favorables au soutien des Hutus et une intervention en leur faveur ; c’était aussi le cas dans plusieurs ministères et dans les milieux militaires, diplomatiques et africains. Cette position présentait de grands risques, nous faire prendre parti dans une guerre civile, procéder à une expédition militaire aux allures de guerre coloniale qui nous aurait valu l’hostilité de la plus grande partie de l’opinion africaine et internationale. Il ne fallait donc pas que notre armée intervînt autrement que pour empêcher le génocide. Les conditions de réussite de l’opération supposaient qu’elle fût autorisée par le Conseil de sécurité de l’O.N.U., limitée dans le temps, que nos forces fussent installées à l’ouest du Rwanda, à sa frontière sans intervenir sur l’ensemble du territoire, que de nombreux pays africains y fussent associés. Le 17 juin 1994, M. Mitterrand m’a déclaré : « Vous êtes plus restrictif que je ne l’étais, mais finalement je suis d’accord avec vous ». Je lui ai confirmé ma position dans une lettre que je lui ai adressée le
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Pourquoi a-t-il fallu plus de deux mois à la France pour se décider ?
Autour de M. Mitterrand et dans certains ministères, nombreux étaient ceux qui le pressaient en faveur d’une intervention militaire, il hésitait à y donner suite, et finalement il s’y est refusé. Les décisions se prenaient lors de nos conversations en tête-à-tête.
Comment avez-vous réussi à les faire adopter ?
Je me suis engagé personnellement dans mon discours à l’Assemblée nationale, le 22 juin ; accompagné de M. Juppé je me suis rendu le 11 juillet au Conseil de sécurité de l’O.N.U. pour faire approuver notre position et j’ai pu constater l’hostilité de la représentante des États-Unis à l’opération Turquoise ; je tenais presque chaque jour une réunion sur le Rwanda, ce qui m’a donné l’occasion de rejeter des propositions qui tendaient, sous des prétextes divers, à faire intervenir notre armée en profondeur, voire à Kigali même. Je me suis rendu sur place, accompagné de M. Léotard et de M. Roussin, le 27 juillet 1994, j’ai vu dans un hôpital de fortune des victimes, hommes, femmes, enfants meurtris, certains étaient Tutsis, d’autres Hutus. M. Mitterrand, qui s’était rendu en juillet en Afrique du Sud, m’a déclaré à son retour : « J’étais tout à fait rassuré par votre prudence ». Il avait sans doute constaté les inquiétudes que pouvait susciter en Afrique et dans le monde notre intervention.
Notre armée ne remplissait pas une tâche de police, elle avait une action humanitaire
L’opération Turquoise a néanmoins été contestée. On a fait valoir qu’elle avait servi de prétexte pour mettre à l’abri les responsables du génocide.
C’est faux. Il y avait des victimes à secourir, des réfugiés à protéger, on ne leur demandait pas s’ils étaient Tutsis ou Hutus, notre armée ne remplissait pas une tâche de police, elle avait une action humanitaire. Elle a été calomniée alors qu’elle fût admirable de courage et de générosité. Grâce à elle des milliers de vies ont été sauvées. Je tiens à rendre hommage au Général Lafourcade, commandant de l’opération Turquoise ; il s’est acquitté de sa mission tellement difficile avec loyauté et habileté. Turquoise n’était pas une opération à but militaire, c’était une mission de sauvetage et d’apaisement.
Que répondez-vous à ceux qui accusent la France d’avoir laissé filer les génocidaires par la zone humanitaire sécurisée sous son contrôle ?
L’armée française n’était pas là pour faire la police ! Le mandat de l’O.N.U. ne nous y autorisait pas. On a dit qu’il aurait fallu les livrer à la justice, mais quelle justice ? Il n’y avait plus de gouvernement ! Quand des hommes viennent dire « protégez-moi, je suis menacé », on n’a guère le temps de vérifier le passé de chacun.
L’opération Turquoise a tout de même suscité des critiques virulentes…
Par qui ? Par l’actuel gouvernement rwandais ? On peut attendre de lui qu’à l’instar de la France il publie des archives dont un organisme indépendant aurait à vérifier qu’elles sont complètes et exactes. Par les autorités américaines ? Elles étaient très impliquées dans cette affaire et l’on pourrait souhaiter qu’elles publient, là aussi sous l’autorité d’un organisme indépendant, les archives de la CIA. Le devoir de vérité ne s’impose pas uniquement à la France. Qui parmi les puissances a fait plus que la France pour arrêter le génocide ? Personne. Qui même a fait autant que la France pour arrêter le génocide ? Personne non plus. La meilleure preuve c’est que nous avions fixé à six à sept semaines la durée de l’opération Turquoise et que le terme parvenu, au début du mois d’août, l’on nous a demandé de toutes parts de prolonger notre présence ce à quoi nous nous sommes refusés. Et aujourd’hui dans des formules quelque peu confuses l’on affirme tantôt que la France est responsable du génocide et tantôt qu’elle n’en a pas été complice ce qui n’est guère cohérent. Elle n’est ni l’une ni l’autre, la véritable responsabilité est celle des Hutus et des Tutsis qui se sont affrontés dans la violence en refusant de s’entendre et celle des forces de l’O.N.U. qui se sont refusées à intervenir. Ce sont des moments d’hypocrisie collective dont l’Histoire est coutumière. Le devoir de vérité ne s’impose pas uniquement à la France.
Certains n’avaient pas d’intérêt à faire apparaître la vérité. Ce n’était pas le cas de la France.
Les accusations contre la France se sont intensifiées en 1998 lorsque l’entourage de Paul Kagame a été visé par une enquête sur l’attentat contre l’avion du président Habyarimana. Enquête qui a abouti à un non-lieu dix ans plus tard et pourtant les polémiques se sont intensifiées. Pourquoi ?
Parce que certains n’avaient pas d’intérêt à faire apparaître la vérité. Ce n’était pas le cas de la France.
Vous êtes-vous déjà dit qu’il aurait été préférable de ne rien faire ? N’aurait-on pas échappé à ces accusations ?
Sûrement pas. Cela aurait été bien pire. On n’aurait même pas sauvé les milliers de Hutus et de Tutsis que nous avons sauvés grâce à l’opération Turquoise. Nous aurions dû, je le reconnais, décider plus rapidement, mais il fallait que les pouvoirs publics se mettent d’accord en évitant que cette affaire si grave ne prenne un tour trop politique. Ils y sont parvenus.
M. Mitterrand seul aurait-il pris une autre décision que la vôtre ?
Je l’ignore, mais je ne crois pas. Il était averti des réalités ; une fois qu’il s’est forgé une conviction, il n’a pas tergiversé.