« Malheureusement pour nous, c’est une révélation tardive, l’architecture est un métier de vieux ; à trente ans, tu n’existes pas, à quarante ans tu es jeune architecte, à cinquante ans tu commences à toucher un peu de commandes en faisant tes gammes, à soixante ans tu connais la musique, à soixante-dix ans tu te calmes, et puis à quatre-vingts tu fais ta première dépression parce que ta femme se barre avec un jeune architecte biodynamique sensible et sympatico-vegan… Qu’est-ce que je raconte ? Toi, j’espère que tu vas finir autrement car tu es mon modèle avec l’archange Gabriel. À cent ans tu feras quoi ? La quête de la Beauté ne délivre pas un certificat d’impunité mais fait longtemps voyager. » Rudi Ricciotti, à Paul Chemetov, in Le Beau, le Brut et les Truands.
Nous sommes le 4 février 2020. La pandémie n’est pas encore dans tous les esprits, le confinement n’a pas eu lieu, le virus paraît encore loin… Comment ne pas être reconnaissant (voire un poil jaloux, il faut l’avouer) envers Danielle Cillien-Sabatier, directrice de la librairie Galignani à Paris, d’avoir eu l’idée de ce dialogue inédit entre ces deux « grandes gueules » de l’architecture ? Entre le grand « Chem« , Paul Chemetov, « l’aîné de l’architecture française » du haut (!) de ces 92 ans et l’audacieux Rudy Ricciotti, héraut et pape du béton, pamphlétaire et provocateur de l’architecture… Au fil des pages, le lecteur découvre finalement tout ce qu’ils ont en commun. Tous deux engagés et passionnés, ils ont aussi le goût de la littérature, du verbe et de l’humour, l’art d’être clivant, d’attirer les foudres et haines de certains de leurs confrères, comme ils s’en amusent l’un et l’autre (« Des jaloux ! »)… Le dialogue se révèle ainsi passionnant.
Qu’est-ce que le Beau ? Comment reconnaît-on le beau en architecture ? Qu’est-ce qui rend « riche » un projet ? C’est tout l’objet de leur discussion qui démarre sur le rappel d’une « pique » de Chemotov à Ricciotti lors d’un concours où le premier était jury du second : « C’est très intéressant ce que vous avez fait, mais un peu trop sucré… »
Le Beau, le Brut et les Truands
« Dès lors, mon inquiétude de novice se transforma en paranoïa fertile, raconte Rudy Rucciotti. (…) J’ai cru longtemps que se garder de l’émotion donnait l’illusion de mieux contrôler la situation. L’appétit de beauté est-il goinfrerie et addiction ? » Le « conseil diététique » explique alors Paul Chemetov, s’applique à l’architecture, « art de la construction, mais aussi art de la dépense » et sans aucun doute faut-il privilégier le « raffinement » à l’excès. Le Beau est au service du quotidien et des usagers, l’architecture est engagement social. Rudy Ricciotti en profite pour saluer l’importance que « Chem » a eu en contribuant « à l’épopée architecturale lorsqu’il fallait lui donner une épaisseur politique. » Et n’oublie pas de rappeler quant à lui, l’indécence du « banal et l’ordinaire » qui « anesthésient mieux l’ennemi« , dénonçant la chasse aux sorcières que subit « l’ornement », son combat de toujours : « La France est couverte de lycées, de collèges, de mairies, ressemblant tous à des commissariats de police des années trente. »
On rejoint alors le « Brut. » Que représente-t-il ? l’art du béton pour l’un, le « brutalisme » dont a été affublée l’architecture de l’autre, notamment avec le projet du ministère de Bercy au-dessus de la Seine… Est-ce tout ?
« Le système des concours dont tu as bénéficié, dont j’ai bénéficié, nous projette dans un système à la fois de perroquets savants – c’est ce qu’on nous demande d’être – et de rivalités ou de destruction réciproque. » Paul Chemetov
Mais « les Truands » alors, qui sont-ils ? Selon qu’ils sont dénoncés par l’un ou l’autre, voire les deux, ils prennent différentes formes : des confrères jaloux à la bureaucratie et aux dépensiers, en passant par le système qui éloigne l’architecte du chantier et oublie au passage les valeurs « politique » et « poétique » du travail manuel… Ne dévoilons ici pas tout, tant il est important de suivre leur dialogue et surtout, parce que chaque lecteur pourra sans doute trouver sa propre interprétation du titre choisi par les compères.
« Nous avons en responsabilité un des éléments de l’accordéon dans lequel il convient de souffler, dans les plis, un air harmonieux et sain permettant à chacun de prendre plaisir à ce qu’il fait et d’en être honoré (…). Un des combats politiques devant être le nôtre aujourd’hui est de revenir à un contact direct (…) en face de nous, des commerciaux, des gens qui sont là pour faire de la gratte, des représentants, ça gratte de tous les côtés pour essayer de réduire le coût des ouvrages et augmenter la marge. » Rudy Ricciotti
Les sujets sont sérieux, les propos intelligents et profonds, mais aussi et surtout pleins d’humour : la joute a sans doute été belle à voir, elle est savoureuse à lire et relire… Rendez-vous dans toutes les bonnes librairies !
« Ce qui nous unit le plus, Rudy Ricciotti et moi, et qui est évident au terme de cette discussion, c’est que nous construisons contre notre propre mort, tentant par nos bâtiments de prolongée une vie que nous aimons tant, que nous avons tant aimée. » Paul Chemetov.
À écouter : Paul Chemetov et Rudy Ricciotti seront les invités de Guillaume Erner dans les Matins de France Culture, le 19 mai
Sortie le 19 mai 2021
Collection « Conversations pour demain »
Éditions Textuel, 80 pages, 11,90€ (Prix éditeur)