La Cité de l’architecture et du patrimoine dévoile le travail du célèbre architecte suisse Jean Tschumi, dans une exposition rare. Batiactu a pu se rendre à la visite de cette rétrospective, en compagnie des commissaires et de Bernard Tschumi, fils de l’artiste.
Les musées nous ont manqués. Alors, quoi de mieux pour leur réouverture, que de découvrir la carrière brillante du grand architecte suisse Jean Tschumi ? Du 19 mai au 19 septembre prochain, la Cité de l’architecture et du patrimoine, à Paris, retrace le travail de Jean Tschumi (1904-1962) à travers une exposition exceptionnelle. Peu connu du public français, il a inscrit son travail dans une architecture à la fois classique et moderne du XXème siècle. Entre son pays d’origine et l’hexagone, il a réalisé des monuments d’envergure, propres au monde de l’entreprise.
« Cette exposition s’appuie sur une exceptionnelle donation et une entrée en collection de 342 dessins, en 2019, qui représentent la première partie de la carrière de Tschumi, entre les années 1930 et 1950 », atteste Stéphanie Quantin-Biancalani, conservatrice et responsable de la collection d’architecture moderne et contemporaine à la Cité de l’architecture et du patrimoine, lors de la visite presse de l’exposition à laquelle Batiactu a pu assister. « Cette exposition montre toutes les facettes de ce grand architecte du XXème siècle, entre le décorateur et le bâtisseur, l’architecture classique et moderne, et l’étudiant et l’enseignant. »
Une architecture moderne et fonctionnelle
Présent lors de la visite presse, le fils de Jean Tschumi, Bernard, également architecte, souligne que c’est une exposition « remarquable« . « [Jean Tschumi, ndlr] est étrangement mort le jour de mes 18 ans. Il est fils de menuisier-ébéniste« , précise-t-il. « Jeune homme, il arrive en 1918 à Paris, à 16 ans, et s’inscrit à l’école des beaux-arts. Il découvre un talent qui, très vite, lui permet d’être en contact avec les plus grands architectes. Immédiatement, il développe une sensibilité très différente de la sensibilité moderniste des années 1930. »
Tschumi passe également par l’Institut d’urbanisme de l’université de Paris, de 1931 à 1933, puis travaille pour l’ensemblier Ruhlmann et le ferronnier Edgar Brandt, avant d’embrasser sa carrière de décorateur. On lui commande par la suite des projets architecturaux, notamment de grands bâtiments modernes et fonctionnels qui coloreront sa carrière. Il réussit à réunir sur des mêmes projets les notions d’architecture, de ville, de paysage, de mobilier, d’art, de couleurs et de lumières. « Les architectes sont souvent très marqués par les commandes qu’ils obtiennent« , affirme Bernard Tschumi. « Tschumi était un architecte ‘corporate’ [c’est-à-dire particulièrement actif en bureaux/tertiaire, NDLR] parce qu’il le faisait très bien. Mais ce qu’il faisait, c’était de l’architecture avant tout. »
Plus tard, il devient professeur à l’École polytechnique de l’Université de Lausanne et partage sa vie entre Paris et Lausanne où se situent ses deux agences.
Toutes les techniques graphiques
Étudiant, il pratique toutes les techniques de dessin. « Le fusain, le crayon, la gouache, il a une agilité pour passer à toutes les techniques graphiques« , ajoute Stéphanie Quantin-Biancalani. « Il apprend un art de la composition classique avec un sens de l’équilibre des masses, des proportions, auquel il sera fidèle avant et après-guerre. L’exposition met l’accent sur les permanences plutôt que sur les lignes de rupture de sa carrière. »
Un Paris souterrain vu par Tschumi
En 1937, il participe à l’Exposition internationale des arts et des techniques appliqués à la vie moderne à Paris, où il propose, avec l’architecte Édouard Utudjian, un projet visionnaire de Paris souterrain, nouveau réseau de voies de circulation déployées dans différents niveaux de sous-sol de la capitale. Il y prévoit des voies principales de liaison rapide, d’autres de distribution au-dessus ainsi que des garages souterrains et des rampes hélicoïdales desservant la surface. « Il développe l’urbanisme en profondeur, dont la radicalité évoque les plans de Corbusier. Ce projet utopique ne sera pas lauréat« , précise Stéphanie Quantin-Biancalani.
Les débuts pour Nestlé
Pour cette même exposition, il est chargé de réaliser, en collaboration avec le sculpteur animalier Édouard-Marcel Sandoz, un pavillon publicitaire pour la société Nestlé, une création éphémère qui cherche une identité de marque. « Nestlé est, à l’époque, une firme en pleine expansion« , explique Stéphanie Quantin-Biancalani. « Le pavillon publicitaire est une évocation symbolique d’une boîte de farine lactée, que fabriquait l’entreprise pour les nourrissons en ce temps, avec sa tour cylindrique de 16 mètres de haut. »
Rencontre avec Sandoz
Entre 1926 et 1928, il intègre l’agence du décorateur Jacques-Émile Ruhlmann, où il crée des dessins de meubles et de décor intérieur. « La leçon de Ruhlmann est très importante, il lui apprend sa stratégie graphique et commerciale, une vision de l’art totale. C’est la question de l’unité du décor qui s’imprime chez Tschumi et qu’on retrouve après-guerre« , dépeint la commissaire de l’exposition.Mais la carrière de Jean Tschumi est marquée par les nombreuses commandes du sculpteur Édouard-Marcel Sandoz, qui a eu un parcours « parallèle » à l’architecte, comme le décrit Stéphanie Quantin-Biancalani. « Il a joué un rôle de protecteur pour Tschumi. »
L’entreprise Sandoz, qui vend également des produits pharmaceutiques, lui demande des projets décoratifs et architecturaux. « Dans les années 1940, il travaille sur une série de projets de bureaux et de salles de réunion, ainsi que du mobilier, qu’il va exposer à Malesherbes, une galerie qui appartient à Sandoz. »
Puis viennent alors les commandes architecturales. Jean Tschumi est choisi pour réaliser de nombreux laboratoires pharmaceutiques, d’abord à Noisy-le-Sec (1939-1955) et à Orléans (1945-1953), puis sur différents sites dont Saint-Pierre-la-Garenne (1947-1961) et Tourcoing (1958-1963). Pour Orléans, « il va produire une architecture moderne, en béton brut à partir d’éléments préfabriqués« , détaille Stéphanie Quantin-Biancalani. Ce bâtiment va devenir l’une de ses signatures et lui apporter une reconnaissance en Suisse.
Du mobilier au bâtiment
Jean Tschumi était à la fois un architecte et un décorateur. Dans ses projets, il dessine souvent le squelette du bâtiment, tout comme son mobilier. Le goût pour la symétrie se dévoile dans la construction de bâtiments novateurs de grande ampleur, à l’image de projets pour Sandoz, l’Assurance Mutuelle Vaudoise, Nestlé ou André & Cie. Il achève en 1956 l’édifice en béton armé, habillé de façades en verre, qui servira de siège à la Mutuelle Vaudoise Accidents, à Lausanne.
« C’était un homme d’une grande subtilité dans le maniement des références« , estime Jean-Baptiste Minnaert, professeur d’histoire de l’art contemporain à l’Université de la Sorbonne Université et commissaire de l’exposition. « Il prend ses distances avec un strict structuralisme institutionnel. Il entretient toujours un rapport à l’urbanisme, même lorsqu’il ne construit pas. »
La consécration
La construction du siège de Nestlé, à Vevey, est l’un des événements majeurs de sa carrière. Le bâtiment, imaginé sous la forme de la lettre Y, donne toute sa place au paysage, en permettant à chaque bureau d’apercevoir l’horizon. Les pilotis en béton armé donnent de la transparence au rez-de-chaussée et portent la charpente en acier des étages enveloppés de façades-rideaux en verre et en aluminium. Il imagine aussi un escalier à double révolution. « C’est un bâtiment qui parle à l’horizon« , juge Jean-Baptiste Minnaert.
Un dernier projet achevé après sa mort
Jean Tschumi ne verra pas la fin de la réalisation du siège de l’Organisation mondiale de la Santé à Genève, obtenu à l’issue d’un concours jugé en 1960. C’est Pierre Bonnard qui achève cet édifice historique, en 1966, grâce aux plans détaillés de l’architecte suisse. Une nouvelle fois, il a pensé à des façades-rideaux en verre et aluminium.
source : Bati actu