Bernard Tapie : dernières volontés

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Affaire Adidas - Bernard TAPIE réclame un milliard d'euros

Paris Match |

Arnaud Bizot

Bernard Tapie sur LCI, en juillet 2019.

Bernard Tapie sur LCI, en juillet 2019.RETMEN/SIPA

Il a quitté son procès pour recevoir de nouveaux traitements et subir d’autres opérations mais il se bat encore et croit toujours en ses chances, face aux juges et contre le cancer. À 78 ans, Tapie revient sur sa vie – ses vies – pour repousser encore la fin. De ses confidences surprenantes et émouvantes, Franz-Olivier Giesbert a tiré un livre au titre philosophique : « Bernard Tapie. Leçons de vie, de mort et d’amour » (Les Presses de la Cité). Nous en publions des extraits.

Plaie d’argent…
« J’ai beaucoup appris, reconnaît-il. Là où j’ai passé ma jeunesse, on ne m’a pas vraiment guidé et, à l’âge adulte, j’ai enchaîné les conneries en me laissant aller dans le désir, toujours insatisfait, de la possession pour la possession. Et puis un jour j’ai commencé à vivre sans mobilier dans ma sublime maison. Le Crédit lyonnais avait fait saisir illégalement tous les meubles et ils étaient sous séquestre. Avec ma femme, on s’est dit : “N’essayons pas de les récupérer, attendons de voir comment ça tourne sur le plan judiciaire. Si on perd le procès et qu’il faut les rendre, ça va être chiant.” On a donc vécu pendant neuf ans sans un meuble ni une lampe ! On habitait dans la chambre et on mangeait dans la cuisine. Eh bien, notre vie d’avant ne nous a jamais manqué ! Ce fut une bonne leçon. »

Lire aussi:La petite Zora, le beau et tragique secret de Bernard Tapie

Agressé par quatre « racailles »
[…] Où sont passés l’autorité, le respect ? Dans la nuit du 3 au 4 avril 2021, alors qu’il est en week-end à Combs-la-Ville, le couple Tapie est surpris pendant son sommeil, ligoté, battu et insulté. […] « Va te faire enculer ! » répond l’une des « racailles » après avoir menacé les Tapie de « foutre le feu à la maison » en les y laissant ligotés. Les agresseurs sont finalement repartis quasiment bredouilles, avec deux montres et quelques bijoux. « Ils étaient prêts à nous tuer et on est vivants, dit Tapie. Ce sont les derniers clous de ma croix. Maintenant je peux entamer ma résurrection ! » Traumatisé par l’extrême violence exercée contre Dominique, il évoque la désagrégation de la société : « Ça commence à l’école. Avant, quand tu étais petit et que tu chahutais en cours, tu te prenais une beigne du prof et le soir, quand tu rentrais à la maison, bim, ta mère remettait ça. Aujourd’hui, tout le monde est une victime. Même les salauds ! »

Mea culpa
Entre les dernières nouvelles du cancer, les tumeurs qui ont doublé de volume ou les résultats d’une biopsie, j’ai régulièrement droit, comme biographe, aux pensées du jour, celle d’un titi qui, sur son lit de douleur, continue d’instruire le procès des classes dirigeantes : « Elles n’ont jamais supporté que je vive dans l’un des plus beaux hôtels particuliers de Paris, l’hôtel de Cavoye. Nos prétendues “élites” ne sont pas seulement nulles et pourries, elles veulent tout pour elles et rien pour les autres, même pas des miettes. Le système est complètement bloqué, comme au temps de l’Ancien Régime. C’est pourquoi tout finira par sauter, un jour ou l’autre. »

Tenez, cette confidence du matin, en sortant d’un scanner : « J’ai toujours su que ça finirait comme ça et je n’ai donc pas été étonné quand les ennuis sont tombés sur moi. Je les avais un peu cherchés, pas vrai ? Surtout parce que je n’ai jamais fait d’efforts. Dans les affaires, le foot ou la politique, je me suis presque toujours refusé à fréquenter les milieux dans lesquels je travaillais : ça me gonflait. Mais j’ai quand même eu une belle vie, hein ? » Et puis cette confidence du soir, avant la chimio du lendemain : « J’ai accumulé les conneries, c’est sûr. J’ai trop affiché mon bonheur, par exemple. Chez nous, on déteste l’argent des autres, leur pouvoir, leur gloire. Alors, quand on ne respecte pas l’adage national : “Pour vivre heureux, vivons cachés”, on s’expose à toutes sortes de vilenies. Je n’ai pas le droit de me plaindre. »

Alors que la maladie imprime sa marque sur sa carcasse, BT ne s’est toujours pas remis de la mort de ses parents, de ses proches, de ses chiens

Dialogue avec Dieu
S’il n’est pas un pilier d’église, BT prie, depuis son adolescence, tous les jours que Dieu fait. « Le matin, quand je me lève, c’est mon premier geste : je me mets à genoux. »
[…] Moi : Lui parles-tu à haute voix ?
Lui : Jamais, et ensuite, je ne raconte rien de ce qu’on s’est dit, même pas à ma femme, à qui je dis tout.
Moi : Qu’est-ce que tu Lui demandes ?
Lui : Secret personnel.
[…] Moi : Il t’arrive d’évoquer ton cancer avec Lui ?
Lui : Forcément. Je compte sur la médecine, bien sûr, mais je te dis la vérité : sans Lui, je ne peux pas gagner ce combat.
Moi : Combien de temps est-ce que ça dure, une prière ?
Lui : Cinq minutes, parfois trente.
Moi : Est-ce que tu as des preuves que Dieu t’accompagne ?
Lui : Sans arrêt. Souvent, j’ai été au fond du trou, cerné par tous ces gens qui veulent ma mort, y compris ma mort physique […]. À un moment donné, il y a toujours un fil qui apparaît, une main qui se tend, une porte qui s’ouvre et hop ! j’échappe à mes persécuteurs. Ça ne peut pas être que la chance. […] Il y a, au-dessus de nous, des choses qui nous dépassent.
[…] Moi : Tu crois donc à l’immortalité de l’âme pour aller te recueillir chaque week-end sur la tombe de tes parents, près de ta maison de campagne de Combs-la-Ville ?
Lui : J’ai besoin de les voir, de leur parler, d’être avec eux. Et puis j’ai aussi des photos de mes quatre enfants près de moi et il ne se passe pas de semaine sans que je prie pour au moins l’un d’entre eux. » Soudain, j’entends un claquement de mâchoires. Son visage s’est assombri. « Allez, on arrête là, j’en ai assez dit. Le reste, je le garderai pour moi, si tu veux bien. »
[…] Il peut parler autant qu’on veut de lui, de ses combats, même de ses échecs, mais dès que l’on s’approche de la famille, de l’enfance, des parents, la pudeur prend le dessus, il serre les mâchoires et se ferme comme une moule plongée dans l’eau bouillante.

Les larmes…
Le téléphone arabe fonctionnant bien dans la cité phocéenne, les supporters du club, c’est-à-dire tout le monde là-bas, savaient que j’étais en contact avec lui et me demandaient des nouvelles de sa santé. « Dites-lui qu’on l’aime et qu’on est avec lui », répétaient-ils. Quand je lui transmettais leurs messages, son regard se mouillait. Tapie pleure souvent. Les vrais durs sont de grands émotifs.

[…] Alors que la maladie imprime sa marque sur sa carcasse, BT ne s’est toujours pas remis de la mort de ses parents, de ses proches, de ses chiens, de ses petits chihuahuas comme de ses molosses, les cane corso. Une pensée pour eux et aussitôt son regard se voile. Il les pleure plusieurs fois par jour. Parfois, il peut même éclater en sanglots.

Franz-Olivier Giesbert et Bernard Tapie dans un studio d’Europe 1, en 2000.
Franz-Olivier Giesbert et Bernard Tapie dans un studio d’Europe 1, en 2000.© JEAN-PIERRE MULLER / AFP

… et les regrets
[Bernard Tapie] déjeune avec Mitterrand, toujours chez Séguéla. […] Le chef de l’état est venu, mais à reculons. […] Il a cependant été convenu qu’il filerait à 14 h 30, il a une après-midi très chargée. Deux heures après, il était toujours là. De Mitterrand, Tapie dit à juste titre : « C’était un buvard. » […] « Je sentis, observe [Séguéla], BT chavirer » et, « sans se l’avouer, changer de destin personnel ». […] « C’est toute l’histoire de ma vie, dit Tapie. Là encore, je n’avais rien décidé, je suis entré par la porte qu’on m’avait ouverte. » Un silence, puis, avec la lucidité que donnent le temps et le recul : « Et voilà que commence le parcours politique qui va me conduire à la mort, oui, il n’y a pas d’autre mot, à ma mort. »

[…] « Sacrifier un grand groupe industriel comme Adidas pour devenir ministre, c’est quand même très con, non ? Plus j’y réfléchis, plus je me dis que c’est la vanité qui m’a tué. Ce n’est même pas un péché d’orgueil, non, c’est ce sentiment débile, stupide, qu’on appelle la vanité. » […] Son fils Laurent se souvient de l’avoir entendu dire un jour, quand il était au fond du trou : « Dire que j’avais Adidas. Qu’est-ce que j’ai été con ! » Alors qu’il ressent les morsures des grands froids éternels, il ne se le pardonne pas. « J’en ai fait des conneries dans ma vie mais celle-là, me dit-il, c’est la plus grosse. Tous mes vrais amis m’avaient mis en garde, pourtant. Eh bien, je l’ai faite : j’ai laissé tomber l’une des marques les plus connues du monde, sponsor des JO, pour un poste éphémère de ministre [144 jours en 1992 et 1993]. »

Aussi incroyable que ça puisse paraître, je reste un “liquidé” et je n’ai même pas retrouvé mes droits civiques

[…] Premier Conseil des ministres. […] Couvé des yeux par Mitterrand, Tapie est une attraction. Il discourt sans notes et en impose, refermant ses classeurs avec ostentation avant de prendre la parole. Aujourd’hui, il regrette ce geste : « Qu’est-ce que j’avais besoin de claquer mon classeur pour montrer aux autres que je les trouvais bidon, car, moi, je ne lisais pas un texte ? C’est quand même mon gros défaut, non ? » […] à peine est-il au gouvernement que les « affaires » arrivent […] de partout, comme les balles et obus à la bataille de Gravelotte, en 1870. Quatre demandes de levée d’immunité parlementaire en neuf mois, une information judiciaire pour abus de biens sociaux, une perquisition de la brigade financière à son domicile, une saisie conservatoire de ses meubles à la demande du Crédit lyonnais et j’en passe. […] à partir de 1994, la classe politico-médiatico-judiciaire va se déchaîner contre lui, symbole des « années fric » de l’ère Mitterrand qui s’achève. Elle entend le purger, avec tout le reste. […] Tapie aura donc droit à une double mise à mort. D’abord, l’assassinat politique perpétré par la droite balladurienne et qu’il résume bien ainsi : « Pour que je ne sois pas maire de Marseille, il ne faut pas que je puisse me présenter aux municipales de 1995. Pour que je ne puisse pas me présenter, il faut que je sois inéligible. Pour que je sois inéligible, il faut que je sois mis en liquidation. » […]

Tapie est né cette année-là, en 1995 : il a soudain changé de dimension. En tout cas, à mes yeux. Sans cela, je ne me serais sans doute pas intéressé à ce point à ce personnage, aussi mirobolant ou charismatique fût-il. Soudain, il passa du statut de « prédateur », ce qu’il n’était déjà pas, à celui de victime expiatoire, condamné à perpétuité, ennemi public numéro un. « Depuis cette année-là, reprit-il en baissant la voix, je suis toujours en liquidation de biens. Aussi incroyable que ça puisse paraître, je reste un “liquidé” et je n’ai même pas retrouvé mes droits civiques, ce qui aurait été la moindre des choses. Dans la foulée, j’ai même perdu, tiens-toi bien, mes droits de paternité. Depuis tout ce temps, l’état m’a traité comme un grand criminel, un bandit de grand chemin. Je crois que je suis le seul cas en France. »

En 1986, au temps du mobilier précieux, avant les mises sous séquestre. Avec Dominique, qu’il épousera l’année suivante
En 1986, au temps du mobilier précieux, avant les mises sous séquestre. Avec Dominique, qu’il épousera l’année suivante© Roger PICHERIE/PARISMATCH

Dominique, son grand amour
à sa sortie de l’armée, en 1964, Tapie est marié. Il a épousé Michèle, son premier amour. […] [Ils] ont maintenant deux enfants : après Nathalie, Stéphane est arrivé. […] Leur mariage prend l’eau. Femme de Tapie n’a jamais été un métier facile mais à l’époque, c’est comme si on avait épousé un courant d’air. On le trouve à peu près partout, sauf chez lui. […]

Un jour, Tapie apprend le licenciement d’une jeune fille qui travaille au service « Approvisionnement, Administration générale » d’une de ses sociétés : elle refusait les avances de son supérieur. Du #MeToo avant l’heure. Il l’avait remarquée, même si, engoncée dans ses chignons et ses jupes longues, elle faisait tout pour qu’on ne la calcule pas. Il demande à regarder son dossier. Bien qu’elle ne semble pas passionnée outre mesure par son travail, tout est parfait : la ponctualité, l’orthographe, etc. Il convoque le petit chef indélicat pour une explication de gravure […] et lui annonce qu’il transfère la jeune femme dans son service, sous son autorité. Elle s’appelle Dominique Mialet-Damianos et c’est sa future épouse. Tapie m’a assuré qu’il ne s’était rien passé entre eux pendant plusieurs mois, qu’il ne l’aurait même jamais draguée. Il a néanmoins un petit béguin mais on ne peut pas dire que ce soit réciproque.

Venant d’une famille modeste et rangée du XVIIe arrondissement, Dominique n’est pas du tout séduite par ce rodomont qui vient au travail en Ferrari jaune et qui, quand il entre dans la cour de l’entreprise, fait ronfler son moteur comme s’il était sur un circuit de formule 1. Un jour, il décide de la ferrer : « Je peux vous raccompagner. J’ai une Ferrari. Êtes-vous déjà montée dans une Ferrari ? » Alors, Dominique : « Désolée. Mon fiancé vient me chercher. Il a une Austin. Je préfère. C’est moins vulgaire. » Et puis arrive ce voyage à Genève où BT doit animer une soirée pour un client américain. […] Il embarque son assistante avec lui : dans son équipe, elle est la seule bilingue. Quand il voit arriver Dominique qu’il attend avant d’aller à la soirée, […] c’est le coup de foudre. […] « Elle n’avait plus de chignon, ses cheveux étaient défaits. Une métamorphose totale. C’était une bombe atomique. » […] « Après la soirée, j’ai invité Dominique dans ma suite et je lui ai fait le coup du piano. On a bu un verre, puis deux, et je lui ai joué plein d’airs que je connaissais, au grand dam du concierge de l’hôtel qui m’a rappelé à l’ordre : “Monsieur, il est plus d’une heure du matin, vos voisins se plaignent. Ne pourriez-vous pas jouer un peu moins fort ?” Il ne s’est rien passé entre nous ce soir-là. Après, on ne s’est plus quittés, on est devenus fusionnels et ça fait près d’un demi-siècle que ça dure. »

Je ne veux pas laisser ma femme aux mains d’un liquidateur judiciaire. Je dois la protéger des vautours et des charognards

[…] Le voici, soudain, converti à la fidélité : « Je n’ai aucun mérite. Quand tu as trouvé ce que tu cherches et qui te remplit le cœur, le cerveau, le reste, pourquoi aller voir ailleurs ? » Sur ce plan, désormais, Tapie n’est plus Tapie : il vivra tout le temps avec Dominique qu’il épousera et avec laquelle il aura deux enfants, Laurent et Sophie. Surtout, elle exercera une réelle influence sur lui qui, pourtant, semble laisser rarement de prise. D’une discrétion totale mais souriante, elle est sans doute la seule personne qu’il écoute vraiment : l’Alter Ego. […] « Il faut que je tienne jusqu’au procès, dit Tapie. Il y a certes mon honneur à défendre mais je ne veux pas laisser non plus ma femme aux mains d’un liquidateur judiciaire qui a essayé de nous couper l’électricité alors qu’on la payait. Je dois la protéger des vautours, des charognards. »

Le combat contre le cancer
J’ai longtemps cherché à percer le secret de son aptitude à la survie jusqu’à ce qu’il me donne un jour une piste sans le savoir. BT parle souvent des chiens. C’est même devenu peu à peu l’un de nos sujets de conversation favoris […]. « Avec ma femme, on en a eu au moins cinquante, dit-il. Ils sont tous enterrés dans le jardin de Combs-la-Ville. Avec une tombe et leur nom dessus. évidemment, il y en a qui nous ont plus marqués que les autres. Boboy, par exemple. Tous les week-ends, je vais me recueillir sur sa tombe, dans notre maison de campagne. Quelques pierres avec une plaque dessus. »

Un jour que je lui demandais ce qui était écrit, il me fusilla du regard : « C’est personnel. »
La première fois qu’il m’a parlé de Boboy, il m’a montré des photos de lui sur son portable, l’air ému, comme si c’était un enfant ou une ancienne amourette. Elles avaient été prises par Dominique pendant que le chien et lui dormaient, bras dessus, bras dessous, sous les draps, amants improbables. « Il préférait ma femme, dit-il, mais du jour où il a senti que j’étais affaibli, il a commencé à s’occuper de moi, et pas qu’un peu. » Boboy était un cane corso, race de molosses athlétiques d’origine italienne […] « Après l’opération de l’estomac et de l’œsophage, chaque fois que j’avais des coups de pompe, il se couchait près de moi sur le canapé, je le prenais dans les bras et, un quart d’heure après, j’avais retrouvé la forme, l’énergie. »

Qu’il s’agisse de mon cancer ou de mes démêlés avec la justice, ma vie se déroule comme dans un film de guerre

[…] « Qu’il s’agisse de mon cancer ou de mes démêlés avec la justice, ma vie se déroule comme dans un film de guerre, sur un piton rocheux, cerné de toutes parts. » […] Il ne fait rien comme tout le monde. Quand Tapie a mal, il ne prend pas d’antidouleurs. […] « Je ne veux pas abandonner aux médicaments ma résistance à la douleur, aux inflammations, aux infections. Quand on me fait une chimio, par exemple, je veille à ce qu’on ne me mette jamais de cortisone dedans. » Qu’importe s’il souffre le martyre, pourvu que son corps ne baisse pas la garde, qu’il reste fort, sans aide extérieure, face à l’ennemi. Il n’appartient pas à la civilisation Doliprane. Souvent, sa voix est faible, oppressée. Mais quand Tapie parle, son corps, même amaigri, ne semble pas atteint : il se lève, s’assoit, se relève, fait les cent pas et de grands gestes du bras. […] Son fils cadet, Laurent, raconte que la première fois qu’il a pu rendre visite à son père à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, après son ablation d’une grande partie de l’œsophage et des trois quarts de l’estomac, une opération lourde qui a duré cinq heures, il l’a surpris, agrippé aux barres du lit, en train de faire des pompes sur le dos, dans son lit. […] Laurent aime citer les mots d’une infirmière […] : « À près de 75 ans, il a mieux cicatrisé en une semaine qu’un mec de 50 en trois semaines. Il vient d’une autre planète. »

[…] Il décide même, à la fin de l’été 2018, un an après la découverte de son cancer, d’arrêter les chimios, sous prétexte qu’il ne les supporte pas […]. « Après […], je n’ai plus eu de nouvelles de mon cancer qui, apparemment, était parti. Tous les trois mois, pour vérifier, on me faisait faire un scanner et il n’y avait rien. En mai 2019, au quatrième scanner, toujours rien. J’étais heureux. Champagne ! Douze jours après ce scanner, je me réveille et je n’ai plus de voix. On me fait une ponction : un ganglion plein de métastases paralyse une corde vocale. Dans la foulée, on me fait un TEP-scan qui consiste à injecter du sucre fluoré, légèrement radioactif, pour repérer les cellules cancéreuses, qui adorent le sucre. Et voilà qu’on découvre deux autres récidives, ce qui fait trois métastases en tout. Les autorités médicales de notre pays ont décidé que tout allait bien tant que les ganglions ne faisaient pas plus d’un centimètre. C’est une connerie. Si la tumeur ne m’avait pas rendu muet, le cancer aurait explosé avant le scanner suivant, prévu en octobre. » […]

La mort en face
Tapie en parle comme s’il vivait en concubinage avec elle. Mais il ne la laisse jamais prendre le contrôle de sa vie, de sa tête. Sans cesse, il élargit devant lui l’horizon qu’elle devrait rétrécir peu à peu. Souvent, quand je sors de son hôtel particulier, secoué comme un arbre après la tempête, je me dis que je n’aimerais pas être à la place de son cancer.
[…] La maladie a embelli Tapie. Elle l’a beaucoup amaigri, j’allais dire purifié, tandis qu’apparaissaient dans leur vérité des rides qui pouvaient passer pour les premières morsures de la mort.
[…] La Ferrari n’est plus ce qu’elle était. Parfois, quand il me téléphone, il me semble que Tapie est très loin, à moitié parti – cette sale tumeur continue de manger sa corde vocale –, et, devant tant d’obstination à vivre, les yeux s’embrument : jamais il ne se rendra. Il mourra vivant, ce qu’on peut faire de mieux.

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