Les conditions du retrait américain sont humiliantes. On ne fait pas une guerre au terrorisme, on lui oppose une lutte. Dans nos pays, le terreau est fertile pour l’extrémisme. C’est ce que nous vivons au Mali – ENTRETIEN AVEC RENÉ LAKE
L’analyste politique et expert en relations internationales, René Lake, analyse dans cet entretien les événements en cours à Kaboul et leurs implications pour la lutte contre le terrorisme dans un contexte d’expansion progressive de l’extrémisme en Afrique et dans le monde.
Les Talibans qui avaient lancé l’offensive en mai dernier, à la faveur du début du retrait des troupes américaines, sont aux portes de Kaboul. Quelle lecture cefaites-vous de cette nouvelle situation en Afghanistan ?
René Lake : En fait les Talibans ont pris le contrôle du pays à l’exception de l’aéroport qui est toujours sous le contrôle miliaire américain. Il y a encore une semaine, l’objectif militaire américain était celui de la protection et du contrôle de leur ambassade et de l’aéroport. Ce week-end, les Américains ont entièrement évacués l’ambassade. Après une guerre, la plus longue de son histoire, qui a emporté plusieurs milliers de vies américaines et plusieurs dizaines de milliers de vies afghanes, qui a couté $300 millions de dollars par jour pendant 20 ans, l’Amérique est aujourd’hui réduite au contrôle de l’aéroport pour permettre l’évacuation de ses citoyens et de quelques alliés dans une atmosphère de total chaos. Selon une étude de la Brown University, la guerre a coûté aux contribuables américains, $2260 milliards soit environ l’actuel budget annuel du Sénégal cumulé pendant plus de deux siècles et demi. Au final, les Talibans reviennent aux affaires peut-être plus puissants que jamais et l’Amérique essuie non seulement une défaite politique mais les conditions de son retrait sont humiliantes comme l’étaient celles du départ de Saighon en 1975, à la fin de la guerre du Vietnam. Il est difficile de ne pas se dire, tout ça pour ça !
Cette nouvelle situation peut-elle faire boule de neige dans les autres pays confrontés à des menaces djihadistes ?
René Lake : Cette situation confirme les leçons historiques évidentes à tirer de la lutte contre le terrorisme. La guerre contre le terrorisme n’est pas une guerre conventionnelle, classique qui se gagne par la force militaire uniquement. C’est une guerre asymétrique. De nombreux stratégistes vont jusqu’à dire que l’on ne peut pas faire la guerre contre le terrorisme mais plutôt lutter contre le terrorisme. C’est une autre manière de dire que l’approche et les moyens à mettre en œuvre pour cette lutte ne peuvent pas se limiter à un envahissement militaire et à l’expression d’une force armée nettement supérieure à tous points de vue. Il ne s’agit pas d’un jeu de nombres mais d’un jeu de volonté, d’engagement qualitatif. Au-delà de l’erreur stratégique américaine qui a transformé une vaste opération militaire de contre-espionnage en opération contre-insurrectionnelle, il est essentiel de s’interroger sur la réalité de la gouvernance en Afghanistan. Si l’on considère qu’en grande partie, le désastre afghan est lié à l’incapacité des gouvernements successifs de Kaboul à mettre en œuvre un projet de bonne gouvernance populaire. Oui on peut dès maintenant imaginer comment cette situation peut faire boule de neige, comme vous dites. La corruption endémique, la prédation à large échelle, les abus de pouvoir, l’absence de transparence dans la gestion, l’iniquité du système judiciaire, etc. tout cela a fortement participé à l’absence de soutien populaire du régime d’Ashraf Ghani et à son effondrement face à des forces radicales et fondamentalistes qui elles présentent une offre politique alternative à une population désabusée. Oui, dans nos pays, où les problèmes de gouvernance sont au centre de la tragédie collective de la misère, le terreau est fertile pour les extrémismes les plus dangereux. C’est bien cela que nous vivons déjà depuis plusieurs années au Mali.
Exceptés quelques appels au calme, pourquoi la communauté internationale est restée muette face à cette situation ?
René Lake : Non, je ne pense que la communauté internationale soit restée muette face aux images de chaos que nous voyons depuis quelques jours à Kaboul où la situation est dramatique. Avec le retour des Talibans aux affaires, non seulement il y a eu plusieurs réactions à travers le monde, mais j’ai aussi noté que de nombreuses organisations internationales anticipent sur le sort peu enviable que vont subir les femmes en particulier. Quoique l’on puisse dire, ces 20 dernières années ont permis une véritable révolution progressiste pour les femmes afghanes notamment dans l’accès à l’éducation mais aussi dans l’entreprenariat économique et l’assumation de responsabilités importantes à tous les échelons de l’État. Le retour des Talibans va certainement remettre tout cela en cause même si l’un de leur porte-parole vient d’annoncer que les femmes seront autorisées à se former contrairement à ce qui s’est passé il y a plus de deux décennies quand ils étaient aux affaires avant l’intervention américaine.
Le Mali risque-t-il de subir le même sort que l’Afghanistan si les troupes étrangères se retiraient du pays ?
René Lake : Votre question revient à se demander si la chute de Kaboul, la capitale du grand « cimetière des empires », est une alerte pour le Sahel. Tout dépend de l’analyse que l’on fait des interventions étrangères dans nos pays. Si vous faites allusion ici, en particulier, à l’intervention française au Mali, je vous signale qu’elle n’est pas populaire. La présence américaine en Afghanistan n’était pas non plus populaire. Vous savez, comme souvent, les envahisseurs dans leurs alliances locales favorisent les partenaires qui font dans la servilité. Au finish, cela se retourne contre les deux entités : les alliés locaux qui sont dans la mauvaise gouvernance et ne bénéficient pas du soutien de leurs populations et les étrangers qui eux sont perçus comme des prédateurs et des donneurs d’ordre qui n’ont pas l’intérêt du pays en tête. Une bonne gouvernance au bénéficie exclusif des populations de nos pays, c’est cela le meilleur rempart contre le terrorisme.
Si jamais le Mali s’écroule, le Sénégal est-il menacé ?
René Lake : Oui c’est une évidence, il me semble. Non seulement le Sénégal mais aussi une bonne partie de l’ensemble du Sahel et même au-delà. On peut déjà considérer que l’État malien s’est écroulé depuis un bon moment. Encore une fois, la bonne gouvernance axée sur les intérêts du pays et de ses populations est la meilleure des garanties contre les risques terroristes. La servilité, l’impopularité, l’inefficacité et l’incompétence des gouvernants sont autant d’opportunités que les terroristes savent saisir dès que les conditions sont propices à une expédition.