Elle est née au Maroc et lui, au Sénégal. Tous deux lauréats du prix Goncourt, ils abordent dans leurs romans l’héritage colonial et font entendre un discours nuancé sur l’identité. Dialogue au sommet.
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Aux oreilles de certains, leurs prénoms ne doivent pas sonner suffisamment « français ». Pourtant, la Franco-Marocaine Leïla Slimani et le Sénégalais Mohamed Mbougar Sarr, héritiers de Camus ou Kundera, incarnent aujourd’hui la littérature française et la font rayonner bien au-delà de frontières étriquées. Tous deux ont reçu, très jeunes, le prix Goncourt. Leïla Slimani, à 35 ans, pour « Chanson douce » en 2016 ; Mohamed Mbougar Sarr, à 31 ans, pour « la Plus secrète mémoire des hommes », en novembre. Si leurs styles sont aux antipodes – épuré pour elle, luxuriant pour lui – ils se rejoignent sur de nombreux thèmes comme l’identité, le métissage et la colonisation.
Ces questions traversent le puissant roman goncourisé de Sarr, dans lequel un jeune écrivain sénégalais part sur les traces d’un auteur culte et disparu, un certain T. C. Elimane, « Rimbaud nègre » acclamé en France dans les années 1930 avant d’être voué aux gémonies. Un personnage en partie inspiré par l’écrivain malien Yambo Ouologuem, prodige d’abord encensé puis accusé de plagiat. Dans cette odyssée follement littéraire qui passe par l’Afrique, l’Europe et l’Amérique latine, qui convoque aussi bien Roberto Bolaño que Witold Gombrowicz, Sarr multiplie les points de vue pour ouvrir la réflexion et les imaginaires. Cette polyphonie, Leïla Slimani la cultive elle aussi dans son nouveau roman, « Regardez-nous danser », deuxième volet parfaitement maîtrisé de sa saga historique « le Pays des autres ».
On y retrouve, comme de vieilles connaissances, la famille d’Amine et Mathilde dans le Maroc postcolonial des années 1960, écartelé entre ses aspirations à la liberté et l’exercice brutal du pouvoir par Hassan II. On croise des hippies, des femmes en bikini, Roland Barthes et un certain Mehdi, qui se rêve écrivain et que tout le monde surnomme Karl Marx. Comme dans ses précédents romans, et à l’instar de Mohamed Mbougar Sarr, Leïla Slimani a l’art de faire passer des idées complexes et nuancées par les corps de ses personnages, les sons, les odeurs, mélange capiteux de haschich, de soleil et de sueur. Il était donc tentant de réunir ces deux romanciers qui ont tant en commun. Ensemble, ils ont parlé du sexe en littérature, de la pensée décoloniale et de leur statut de symboles. Sans tabous.
Vous étiez-vous déjà croisés ?
Leïla Slimani. Je garde un souvenir très précis de la première fois. Mohamed avait dit une phrase très belle, que j’ai souvent réutilisée, pour définir la francophonie : « C’est lire Balzac à Dakar et avoir envie de devenir écrivain ; j’espère que quelqu’un, un jour, dans la Creuse, lira Sony Labou Tansi ou Ahmadou Kourouma et aura envie de devenir écrivain. » Je l’ai tout de suite trouvé très sympathique. En plus, j’avais lu ses livres, « Terre ceinte », « De purs hommes », où beaucoup de choses résonnaient avec mes engagements. Et le Sénégal et le Maroc ont des liens très étroits, notamment au niveau religieux. Dès que j’ai lu « la Plus secrète mémoire des hommes », j’ai envoyé un mot à Mohamed et dit à tout le monde qu’il fallait lire ce roman. J’ai été très heureuse quand il a eu le prix Goncourt.
Mohamed Mbougar Sarr. Par la force des choses, je t’ai connue avant que la réciproque soit vraie, car tu as publié avant moi. Je me rappelle que quand j’ai lu « Dans le jardin de l’ogre », ce qui m’avait frappé, c’était la référence à Kundera, un de nos amours communs. Et j’étais tout intimidé de te rencontrer.
Vous l’êtes encore ?
MMS. Oui. Je suis intimidé par tout le monde. Mais par Leïla, bien sûr. Elle a été un agent officieux pour « La plus secrète mémoire des hommes ». Beaucoup de gens m’ont dit l’avoir lu parce que Leïla Slimani leur en avait parlé. Il faudrait que je songe à la rémunérer.
Peut-on savoir ce qu’elle vous a écrit au sujet de votre livre ?
MMS. Je ne sais plus. Mais c’était très touchant et je serais jaloux que quelqu’un d’autre le voie.
Leïla Slimani, qu’est-ce qui vous a semblé si éblouissant dans « la Plus secrète mémoire des hommes » ?
LS. Bien sûr, il y a la langue, le fait que ce soit très brillant intellectuellement et très drôle, mais ce qui m’a le plus touchée et frappée, c’est le corps. Il y a une sensualité que j’ai très rarement trouvée, à part dans certains romans sud-américains, avec une description des corps, du désir, des scènes de sexe, des personnages féminins qui existent charnellement… Je suis très sensible à un discours extrêmement profond et des idées complexes, mais malgré tout, ce qui vous reste à la fin, c’est une goutte de sueur, la forme des cuisses, le regard que l’on peut porter sur le corps de quelqu’un.
MMS. Je me rappelle très précisément « Dans le jardin de l’ogre ». Ce qui m’avait frappé, c’est de comprendre qu’en nous, c’est le corps qui pense le mieux et le plus profondément. L’esprit est une émanation de la chair, et c’est comme ça que le personnage du roman vit. Après, je n’ai pas de discours théorique élaboré sur la sensualité, mais il me semble que c’est un point d’entrée efficace, la perspective la plus pertinente sur l’humanité. Par la sensualité se révèle toujours quelque chose de plus intime, de plus fort.
LS. Je prends une forme de plaisir à raconter, à rencontrer mes personnages d’abord par leur corps. Quand je pense à eux, je pense toujours à ce qu’ils ressentent physiquement. Est-ce qu’il est gros ou maigre, est-ce qu’il transpire, quelle est son odeur, comment il déglutit ? Parfois, décrire un détail physique en dit beaucoup plus que de longs discours. Et puis je viens d’une culture où le corps est souvent empêché. La culture marocaine ne vous pousse pas au plaisir, on n’y parle pas de sexualité. C’est ce que je voulais montrer dans mon nouveau roman, qui décrit une petite parenthèse hédoniste au Maroc dans laquelle on se baigne, on se dénude, on prend le soleil, on danse.
MMS. Au Sénégal, c’est la même chose, alors que c’est une culture où la sensualité est présente : dans la cuisine, la danse et surtout dans la langue. C’est très présent dans les métaphores en wolof, qui sont même souvent très sexuelles. Mais ce n’est admis que là. C’est peut-être cette langue qui est présente lorsque j’écris, comme une sous-langue, une langue cachée, une langue secrète, qui irradie aussi. Mais il y a quelque chose d’empêché, de réprimé.
Vos prix Goncourt ont été accueillis avec une cristallisation symbolique autour de vos « identités », de jeune Franco-Marocaine et de jeune Sénégalais… Or « la Plus secrète mémoire des hommes » analyse la « bonne conscience » que se donne la France en couronnant un écrivain africain. Comment vivez-vous cette idée que vous puissiez être récompensé autant pour ce que vous représentez que pour ce que vous écrivez ?
LS. Pour moi, ça a commencé le jour même où j’ai eu le Goncourt. J’ai vu sur les réseaux sociaux : « la crouillette », « la blédarde », « le grand remplacement », « heureusement qu’on a colonisé le Maroc », « les effets positifs de la colonisation »… Je n’ai jamais été dupe, mais j’ai fait semblant de l’être parce que je trouvais que c’était la meilleure réponse. Mon désir d’en profiter, le fait que je n’aie pas refusé d’interview et me sois retrouvée en couverture de nombreux magazines – ce qu’on a pu me reprocher –, ça a été une façon de dire : « Vous ne pouvez pas m’atteindre ». C’est souvent ma façon de réagir face au racisme. Sinon ça ne m’amènerait qu’à des sentiments mesquins, des calculs et des stratégies où je n’ai pas envie d’être.
MMS. Il y a quelques années, j’aurais été beaucoup plus radical, j’aurais refusé ce rôle. Et si je voulais me cacher, je dirais que j’ai répondu à toutes ces questions dans mon livre, en m’en moquant. Je n’y épargne personne : ni le champ littéraire français, ni les écrivains africains. Il me semble que c’est comme ça que ça deviendra banal. Je rêve qu’un écrivain africain ou noir puisse être récompensé et qu’on n’insiste pas dessus. Mais je ne peux pas non plus refuser d’incarner un symbole, parce que je ne choisis pas de l’être. Ce sont des gens qui vous choisissent. Quand j’ai reçu le Goncourt, j’étais à l’hôtel. La femme de chambre, qui était malienne, m’a pris dans ses bras en disant : « Je suis tellement contente. » Pour elle, c’était important. Je n’ai pas le pouvoir de lui refuser cela. Si bien que je suis moi-même pris dans la moquerie et la farce que j’ai inscrites dans mon livre… C’est la preuve que la littérature continue jusqu’au cœur de la vie.
LS. J’ai beaucoup refusé ce statut de « role model ». Mais des jeunes filles sont venues me dire : « Jamais je n’aurais pensé devenir écrivaine, maintenant je vous vois… » Et puis j’ai rencontré à Berlin un écrivain syrien, Khaled Khalifa. Lorsque j’ai eu le Goncourt, en 2016, lui se trouvait à Damas. C’était la guerre. Quand ses trois filles m’ont vue à la télé, elles ont dit : « Une femme arabe, il peut lui arriver ça… » Je ne l’ai jamais oublié. Ça m’a bouleversée.
« Déboulonner des statues, ce n’est pas récrire l’histoire », Mohamed Mbougar Sarr
La colonisation et la décolonisation sont au cœur de vos livres. Des sujets sensibles, particulièrement avec les polémiques autour de la pensée décoloniale…
MMS. On a vite fait de conceptualiser à grands traits. Pour moi, il n’y a pas de pensée décoloniale. Ça n’existe pas. C’est au mieux une méthode critique, qui consiste à appréhender la question du politique en passant par un rétablissement de vérités historiques qui ont pu être niées à certaines époques. Lorsqu’on parle du déboulonnement de statues, on dit que c’est effacer une part de l’histoire ou vouloir la réécrire. Non, ce qui est une réécriture, c’est de ne voir que la part glorieuse d’un individu. Ce n’est pas refuser la complexité de se demander qui il était vraiment et pourquoi il a une statue.
Est-ce cette complexité que vous essayez de transcrire littérairement ?
MMS. Si je me réfère à l’écrivain malien Yambo Ouologuem, c’est aussi pour ça. Ouologuem a introduit une complexité consistant à dire : « D’accord, nous avons connu la colonisation en Afrique subsaharienne, la colonisation arabe et ensuite la colonisation européenne, mais avant, qui y avait-il sur notre continent ? Était-il épargné par toutes les cruautés que les êtres humains, de toutes époques, s’infligent ? » L’essentiel, c’est de n’épargner personne, en commençant par soi. C’est ça la lucidité.
LS. J’ai commencé ma trilogie du « Pays des autres » parce qu’on ne m’a malheureusement pas transmis tant de choses sur l’histoire de ma famille, qui est une famille de sang mêlé, avec un côté français et un côté marocain. Dans ma génération en Afrique, nous savons peu de choses sur ce qu’ont été les Indépendances, dans les années 1960, pour nos parents. Il ne faut pas croire que l’instrumentalisation de l’Histoire ou les tabous ne sont que du côté de ceux qui ont colonisé. Au Maroc, les gens n’ont pas envie de parler de la colonisation. Parce que c’est une humiliation, une honte. Il y a du silence des deux côtés de la Méditerranée. Je voulais combattre ces deux silences et, moi aussi, n’épargner personne.
Vous montrez bien, en effet, des rapports de domination qui s’exercent dans tous les sens…
LS. Je crois comme Mohamed qu’il faut faire attention, devant la complexité des faits, aux discours à grands traits. C’est ça qui m’effraie le plus, et c’est pour ça que je continue à croire avec autant de force et de passion à la littérature. C’est une agression d’entendre toute la journée parler des musulmans, des Maghrébins. Moi, les Maghrébins, je ne sais pas ce que c’est. Ecrire cette trilogie, c’est aussi rendre aux gens une individualité, une histoire incarnée dans des lieux. Nous ne sommes pas que des êtres musulmans depuis toujours à l’écart de l’Histoire et de la modernité. Chez nous aussi, Mai-68 a eu de l’influence, il y a eu des hippies, des gens qui ont rêvé de liberté, des rêves trahis. On nous a trop élevés dans l’idée qu’un roman américain ou européen est universel, alors qu’un roman marocain serait exotique, ou documentaire. Vous vous rendez compte de la cruauté de cette idée ? Elle m’a bercée toute ma vie. C’est un peu ce que dit Saul Bellow : « Qui est le Tolstoï des Zoulous ? » Le problème, c’est que le Tolstoï des Zoulous, c’est Tolstoï. Il faut rendre aux Zoulous ce qui est aux Zoulous.
D’autant que dans le Maroc de votre roman, il y a le monde entier…
LS. Oui, parce que dans les années 1960, au Maroc, il y avait Jimi Hendrix, Jacques Brel, Roland Barthes… Toutes les questions que l’on se pose aujourd’hui sur l’identité, les Marocains se les posaient il y a cinquante ans : c’est quoi être Marocain, comment on fait, etc. Frantz Fanon a très bien expliqué le traumatisme psychologique et ontologique de la colonisation : vous ne savez plus qui vous êtes. Vous êtes attiré par l’Occident, et en même temps vous vous dites qu’il faut peut-être revenir aux racines de l’islam et devenir salafiste. Comment s’inventer une identité ? C’est ça qui m’intéresse dans mon roman.
Vos deux livres font justement des allers-retours constants entre deux cultures. L’écriture permet-elle de rassembler vos identités ?
LS. La littérature n’est pas là pour soigner ou trouver des solutions, mais peut-être juste pour dire : voilà, ça existe, il y a de la vie et du conflit. C’est comme si vous aimiez deux personnes en même temps, avec l’impression que vous ne pouvez pas vivre complètement votre histoire avec l’une ou l’autre. Il y a dans cet éparpillement des choses extraordinaires et d’autres très douloureuses. C’est inconfortable, je ne saurais pas comment le dire. On se sent un peu seuls… Au Maroc, si je vais défendre ce double héritage, des gens me disent qu’il ne faut revenir à nos traditions.
MMS. On demande souvent à des Africains, qui ont subi la colonisation, ce que ça fait d’être déchirés comme ça. Or pour ces personnes, c’est peut-être une chance finalement. Le mot « identité » fait tout de suite entrer sur un terrain glissant, mais lorsqu’on réfléchit sur la façon de concilier différents héritages, on est dans un mouvement permanent, dans une sorte d’inquiétude qui, je pense, est féconde. C’est pour ça qu’il faut déplacer la question, aller dans d’autres endroits de la planète où des gens vivent d’autres expériences. On pense toujours qu’on est entre deux cultures, mais non, on est entre énormément de choses possibles. Si une partie de mon roman se passe en Amérique latine, c’est évidemment parce que des écrivains que j’ai lus y ont vécu, mais aussi parce que c’est là que je trouve, plus qu’en Amérique du Nord ou en Afrique, l’héritage le plus vivant des questions posées par les poètes de la négritude.
LS. Je vis maintenant à Lisbonne, à équidistance de mes deux pays. Cela m’offre une autre vision, avec une littérature imprégnée aussi par des questions liées à la colonisation, avec des métissages qui sont très intéressants. D’un coup ça me décentre, effectivement, et je peux regarder les choses avec un peu plus d’apaisement. Mais dans un monde où il est de plus en plus difficile de se déplacer, où on nous dit de plus en plus qu’il faudrait être local, enraciné, quelque chose se perd. Aujourd’hui, il y a beaucoup plus de méfiance vis-à-vis de celui qui se déplace.
« La colonisation a aussi instillé une haine de soi », Leïla Slimani
Vos deux livres évoquent des phases postcoloniales dans lesquelles la culture occidentale reste aliénante, chez des personnages qui sont dans une logique binaire et veulent « devenir blancs ».
LS. C’est un tabou, mais la vérité, c’est que ça arrive à beaucoup d’entre nous, de vouloir devenir blancs. J’ai grandi avec l’idée que les femmes blanches étaient plus belles. Que le centre du monde était chez les blancs, que c’était là-bas qu’on réussissait sa vie, qu’on devenait importants… Même sans le vouloir, on est conditionné. La colonisation a aussi instillé une sorte de haine de soi. Même une fois les colons partis, ce n’est pas fini : ils vous ont mis dans la tête que vous étiez sales, paresseux et que vous n’alliez rien faire de votre pays. On avait appris aux gens « nos ancêtres les Gaulois » et ils se sont retrouvés dans un pays indépendant. Le personnage de Mehdi, inspiré par mon père, ne sait même pas écrire sa propre langue ! Moi, dans ma famille on parlait français… Il y a eu une sorte d’ellipse pour la génération de mes parents, que je trouve très émouvante. Je ne cherche pas du tout à les juger, ça me fait énormément de peine, mais je crois que les élites d’après la colonisation, dans beaucoup de pays africains, ont une responsabilité aussi dans ce qui s’est passé. La vague réactionnaire est venue dire à ces élites : attention, vous êtes dans une bulle, vous n’entendez plus rien à votre pays.
La culture du colonisateur reste donc toujours l’étalon auquel se mesurer ?
MMS. En étant plus radical et peut-être un peu cynique, on peut même considérer que la vraie colonisation commence après les colons. C’est à ce moment-là qu’on mesure à quel point elle est allée loin. Beaucoup d’écrivains africains ont parlé de l’expérience du « symbole », ce morceau de carcasse de poulet dont on faisait un collier, assez dégoûtant, en l’attachant à une petite corde. J’ai connu ça à l’école primaire. Quand on avait le malheur d’utiliser dans la cour un mot en wolof ou en pulaar, on devait porter ce collier. C’était un jeu, mais aussi une humiliation, héritée de la colonisation et du fait que la langue française était hiérarchiquement située au-dessus des autres, qui, elles, n’avaient même pas la dignité d’une langue. C’étaient des dialectes, des borborygmes… On ne mesure pas à quel point le mal est profond, combien a été insidieuse cette entreprise de négation. Césaire le dit dans son « Discours sur le colonialisme » : à toutes les personnes qui nous parlent de routes, d’hôpitaux, de kilomètres de goudron, il faut opposer ce qui a été détruit, pas seulement matériellement, mais spirituellement. On a détruit l’âme d’une population. Et certains ont l’indécence de parler des bienfaits de la colonisation…
Pour vous, la langue française est-elle un « butin de guerre » comme disait Kateb Yacine ?
LS. Il faut citer la suite : « A quoi bon un butin de guerre, si l’on doit le jeter ou le restituer à son propriétaire dès la fin des hostilités ? » Quand on gagne la guerre, le butin on ne le rend pas. C’est ça aussi qui est important. On a gagné une légitimité pour utiliser cette langue.
MMS. Ce que je comprends aussi, c’est que la guerre doit être finie. Il est temps d’en sortir, et d’en sortir par des questionnements. C’est pareil pour la langue. Je parlais tout à l’heure des symboles : quand j’étais plus jeune justement, il y avait peut-être encore de ma part une sorte de divinisation de la langue française, mais avec les années, la lecture, la pratique de l’écriture, je ne la divinise plus, je ne l’essentialise plus. C’est ma langue d’écriture pour l’heure. J’y navigue avec aisance. Je n’ai plus cette sorte de peur, ce culte de la langue française. J’ai appris à la banaliser, c’est-à-dire peut-être, finalement, à la sauver d’elle-même.
Vos livres ont en commun de multiplier les points de vue, comme pour pulvériser le principe d’identité derrière lequel beaucoup se réfugient aujourd’hui, en particulier dans la campagne présidentielle… Ces crispations vous inquiètent-elles ?
LS. On fait beaucoup de rapprochements entre notre époque et les années 1930. Mais en écrivant mon roman, qui se passe à la fin des années 1960, au Maroc, j’ai eu le sentiment qu’il y avait aussi des ressemblances avec cette époque-là : c’est un moment de grands conflits de générations, où le monde est en train de changer profondément, avec de vraies révolutions intellectuelles et intimes. L’émancipation des femmes, la révolution sexuelle, les batailles décoloniales ont commencé dans ces années 60. Tout cela suscite des réactions d’une extrême violence. Dans mon livre, cette réaction, c’est la répression du pouvoir. Je pense à cette phrase de Gramsci : « Le vieux monde se meurt, le nouveau tarde à apparaître… » On traverse un moment de profondes modifications, c’est normal que des gens aient peur. J’ai connu ça au Maroc, où on craignait de voir les traditions disparaître et de se trouver submergé par la modernité… Je n’ai pas du tout de mépris ou de haine vis-à-vis des gens qui ont le sentiment de voir leur monde disparaître. C’est peut-être la romancière en moi qui parle, mais j’aimerais les comprendre. J’aimerais savoir pourquoi à un moment on a peur d’être remplacés par des musulmans, par les Arabes…
MMS. J’aimerais beaucoup être de ton avis. Comprendre, pour un romancier, c’est ce qu’il y a de plus important. Mon empathie est très forte. En même temps, je sais aussi que la peur des gens a été si bien comprise par certains qu’ils peuvent en faire à peu près n’importe quoi. Oui, on peut donner la parole à tout le monde, essayer d’écouter, de comprendre. Mais la citation de Gramsci se termine par le surgissement des « monstres ». Ce sont ceux qui instrumentalisent les peurs. C’est dangereux. Que faut-il faire devant des monstres, c’est vraiment ça la question.
« La littérature n’est pas une entreprise de séduction », Leïla Slimani
Ce contexte, où tout peut être sujet à polémique, peut-il vous conduire à des formes d’autocensure ?
LS. Je n’écris pas pour des gens qui réagissent avec un lance-pierres sur je ne sais quels réseaux sociaux. Quand vous rencontrez vos lecteurs, vous vous rendez compte qu’ils sont vachement plus sympas que les « twittos ». Je continuerai toujours faire confiance à l’intelligence des gens, à la passion qu’ils éprouvent pour la littérature et pour les romans, et ce serait insultant à leur égard de me dire : « Ah mais non, je ne peux pas écrire ceci ou cela. »
MMS. Je crois vraiment à la fiction comme espace de liberté absolue. Autant dans des textes d’intervention, des tribunes, on peut faire attention à ce qu’on dit, autant dans les fictions, se mettre à calculer de cette manière, ce serait la dernière des défaites. Aujourd’hui, certains font relire leurs textes pour valider ou invalider certaines choses. Je comprends que des écrivains puissent le faire, mais moi je ne le ferai jamais. Derrière tout ça, il y a la peur d’être diabolisé, « cancelled », et de disparaître du champ public… Mais moi j’en rêverais presque ! Le fait d’être lu ou aimé ne doit pas avoir d’incidence sur l’écriture. En fiction je me permettrai toujours de tout faire. L’idée de ne plus être écouté, lu, aimé, je m’en suis libéré. A partir du moment où on se libère du regard des autres, leur jugement n’a plus de prise sur l’amour que vous avez de la littérature. Et la liberté est totale dans ce qu’on a à écrire.
LS. Mohamed a totalement raison. Le jour où j’ai commencé à écrire mon premier roman, j’ai ressenti un plaisir vraiment physique parce que j’avais renoncé à deux choses : au désir d’être aimée et à celui d’être comprise. Et quand je suis partie des réseaux sociaux, des gens me demandaient si j’étais partie à cause de la haine. Mais non, je suis partie à cause de l’amour. Parce que le plus terrible, le plus corrupteur, c’est tous les like, les gens qui me disaient : « Oh c’est génial, je t’adore. » Un écrivain n’est pas fait pour être aimé. Il y a une phrase magnifique de Zola sur Clémenceau : « On en a trouvé beaucoup pour s’opposer à des rois, et très peu pour s’opposer à la foule. » C’est peut-être ça le plus important pour un écrivain : ne pas avoir peur de la foule, ne pas chercher à la séduire, ne pas vivre dans la terreur qu’elle vous haïsse. La littérature n’est pas une entreprise de séduction, ni de justification.
Regardez-nous danser, par Leïla Slimani, Gallimard, 368 p., 21 euros.
La Plus Secrète Mémoire des hommes, par Mohamed Mbougar Sarr, Philippe Rey, 448 p., 22 euros.
Bios express
Née en 1981 à Rabat (Maroc), Leïla Slimani a remporté le prix Goncourt 2016 avec « Chanson douce ». On lui doit aussi « Dans le jardin de l’ogre » (2014), « Sexe et Mensonges » (2017) et « le Parfum des fleurs la nuit » (2021). « Regardez-nous danser » est le deuxième volet de sa trilogie historique, « le Pays des autres », commencée en 2020.
Né en 1990 à Dakar (Sénégal), Mohamed Mbougar Sarr a publié « Terre ceinte » en 2014 et « Silence du chœur » en 2017 aux éditions Présence africaine. Suivent « Des purs hommes » (Philippe Rey/Jimsaan), en 2018, et « la Plus Secrète Mémoire des hommes » chez le même éditeur, qui reçoit le prix Goncourt en 2021.