BTP : la fin de l’offensive chinoise en Afrique ?

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ÉCONOMIE
Mis à jour le 27 octobre 2021 à 15:39
Chantier de l’Iconic Tower du Caire, mené par la China State Construction Engineering Corporation (CSCEC). © Sui Xiankai/XINHUA-REA

Les groupes venus de l’empire du Milieu continuent de capter plus d’un tiers des projets d’infrastructures sur le continent. Mais leurs bailleurs de fonds se montrent de plus en plus prudents.

Impossible de dénombrer les projets conduits par des groupes chinois de construction sur le continent. Du pont à péage de Foundiougne en cours de finition au Sénégal à l’autoroute urbaine en construction de Nairobi, en passant par le récent contrat ferroviaire avec la Tanzanie ou encore l’Iconic Tower du Caire, future plus haute tour d’Afrique, Pékin garde un appétit d’ogre pour les projets africains. Et a eu, jusqu’à présent du moins, la bourse assez pleine pour les financer.

Amorcée il y a plus de vingt ans après que l’empire du Milieu a lancé sa doctrine « Going out », en 1999, la vague de projets chinois sur le continent n’a fait que se renforcer au fil des années. Elle est aujourd’hui à la hauteur des ambitions internationales du président Xi Jiping et du poids des sociétés qu’il entraîne dans son sillage.

EN 2019, MALGRÉ LE COVID, PÉKIN A MENÉ SUR LE CONTINENT 385 PROJETS DE PLUS DE 50 MILLIONS DE DOLLARS

Car à côté d’une poignée d’européens, dont les familiers de l’Afrique Vinci, Eiffage et Bouygues, quatorze des vingt premiers groupes mondiaux de BTP sont chinois, selon le dernier classement du magazine américain ENR (voir les 10 premiers ci-dessous).

Le premier rang de Pékin dans la construction est indiscutable sur le continent. Il vient une nouvelle fois d’être confirmé par l’étude de référence « Africa Construction Trends » du cabinet Deloitte. Portant sur 2020, ce rapport dénombre au total 385 projets de plus de 50 millions de dollars pour une valeur de 399 milliards de dollars.

Covid oblige, ces chiffres sont en repli par rapport à 2019 (452 projets d’une valeur de 497 milliards de dollars), mais la part relative des groupes chinois reste, elle, quasi inchangée à 31,4 % des projets en moyenne, avec un pic de 50 % en Afrique de l’Est et un chiffre de 30 % en Afrique de l’Ouest.

 

 © Jeune Afrique
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Leur capacité d’action rapide les rend incontournables

« Les groupes chinois continuent à bénéficier d’avantages comparatifs que sont leurs coûts compétitifs et leur capacité d’action rapide, en particulier sur le volet financier », analyse depuis Johannesburg le Sud-Africain Martyn Davies, directeur Marchés émergents & Afrique de Deloitte.

IL N’Y A PRATIQUEMENT PAS UN PROJET D’INFRASTRUCTURE OÙ LES ENTREPRISES CHINOISES NE SOUMISSIONNENT PAS

Illustration : selon les pointages effectués par leur fédération, les entreprises françaises ont vu leur part de marché relative sur le continent passer de 24 % à 8 % entre 2004 et 2017, quand celle de leurs homologues chinoises bondissait de 17 % à 55 %, sur un marché multiplié par sept sur la même période. Depuis, les majors françaises ont repassé la barre des 10 %.

Lancée en 2013 par Xi Jinping, l’initiative « One Belt One Road », avec sa déclinaison africaine de mégaprojets, particulièrement à l’est du continent (comme à Djibouti, au Kenya ou en Tanzanie), participe évidemment de cette montée en puissance. Mais l’essentiel n’est pas là.

« Dans toutes les sous-régions, il n’y a pratiquement pas un projet d’infrastructure, même de taille modeste, où les entreprises chinoises ne soumissionnent pas. Depuis la crise sanitaire, les entreprises turques sont moins allantes sur le continent. Ce n’est pas le cas des groupes chinois », lâche un avocat d’affaires spécialiste des projets d’infrastructures.

Une expertise et une puissance financière hors du commun

Outre le fait d’être affublées d’acronymes prêtant souvent à confusion – CCCC, CRCC, CRG, CCECC (voir la carte ci-dessous) –, ces dragons partagent une caractéristique : il s’agit de groupes à capitaux publics. Certains sont détenus par des provinces, mais la plupart, notamment les plus gros comme CSCEC, CCCC, Sinohydro ou China Railway Group, sont directement sous la coupe de la Commission chinoise d’administration et de supervision des actifs publics (Sasac), puissant holding étatique.

Au-delà de leur taille et de leur expertise acquise grâce au formidable développement du marché intérieur chinois, le secret du succès de ces entreprises en Afrique réside donc avant tout dans leur puissance financière.

L’OPACITÉ DES MODES DE FINANCEMENT LEUR CONFÈRE SOUVENT UN AVANTAGE DÉCISIF

« Le modèle de développement des groupes chinois en Afrique dans les infrastructures et leur croissance depuis deux décennies repose sur la fourniture de projets clé en main, mais surtout de contrats comprenant le financement négocié d’État à État », pointe Richard Touroude, délégué général du Syndicat des entrepreneurs français internationaux (Sefi).

 © Jeune Afrique
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Des leviers nommés Exim Bank et CDB

Les leviers de cette stratégie sont l’Exim Bank of China et la China Development Bank, sous tutelle directe du Conseil d’État à Pékin, et parfois d’autres acteurs comme l’ICBC, la plus grande banque du monde, elle aussi publique. À cela s’ajoute l’agence de garantie export Sinosure.

« Sur les plans technique et qualitatif, les groupes chinois ont indéniablement progressé ces dernières années. La compétition avec les groupes occidentaux pourrait donc se faire loyalement à ce niveau. Mais l’opacité des modes de financement leur confère souvent un avantage décisif », déplore Richard Touroude.

IL EST QUASI IMPOSSIBLE D’AVOIR DES ÉLÉMENTS DÉTAILLÉS SUR LEURS CONVENTIONS DE FINANCEMENT

Le dirigeant du BTP français en veut notamment pour preuve que sur un appel d’offres de l’Africa Finance Corporation (AFC), nécessitant la transparence du montage financier, Eiffage a damé le pion à Sinohydro sur le barrage de Singrobo en Côte d’Ivoire, un contrat de 140 millions d’euros.

Absence de transparence

Pour éviter les distorsions de concurrence liées aux appuis des États, les entreprises occidentales sont tenues de respecter le cadre de l’« Arrangement sur les crédits à l’exportation bénéficiant d’un soutien public », adopté par les pays de l’OCDE en 1978 et régulièrement révisé, dernièrement en juillet 2021.

Mais la Chine n’est évidemment pas signataire de cet accord et il n’existe pas de règles de transparence dans un autre cadre institutionnel (G20, OMC…). « Il est quasi impossible d’avoir des éléments détaillés sur les conventions de financement chinoises. Ce que l’on sait c’est qu’elles comportent en général des clauses de garantie assez rudes, souvent basées sur des actifs », pointe un avocat d’affaires.

LES CONDITIONS COMMERCIALES ET FINANCIÈRES ONT ÉTÉ NÉGOCIÉES UNIQUEMENT PAR LES ACTIONNAIRES CHINOIS ET SINGAPOURIENS

De fait, si entre 2012 et 2020 la Chine a consenti près de douze milliards de dollars de financement et d’investissement à Djibouti, nul en dehors des intéressés n’en connaît les conditions financières réelles. Même au sein de consortiums entre sociétés chinoises et non chinoises, ces dernières ne sont pas toujours au courant des clauses financières adossées aux contrats passés par les groupes de BTP chinois avec lesquels elles sont associées.

« Les conditions commerciales et financières liées à la construction de notre voie ferrée entre notre gisement de bauxite de Santou et le port fluvial de Dapilong, réalisée par China Railways Construction Group (CRCC), ont été négociées uniquement par les actionnaires chinois et singapouriens de notre consortium SMB-Winning, nous ne les connaissons pas », indique ainsi le Français Frédérique Bouzigues, directeur général de la Société minière de Boké (SMB), dont l’entreprise est bénéficiaire du rail, mais dont les équipes n’ont assuré que le suivi technique et qualité du chantier.

Une ère en passe de s’achever

Mais l’ère de l’expansion sans contrainte des bâtisseurs chinois est peut-être en train de s’achever. D’abord sur le mode opératoire. De l’avis de professionnels, les packages « à la chinoise » sur les projets – comprenant l’importation de la main-d’œuvre et des matériaux – tendent à se raréfier.  La sous-traitance locale et l’emploi majoritaire d’employés africains sur les chantiers sont désormais l’une des priorités affichées par les géants chinois du BTP.

CERTAINS DIRIGEANTS AFRICAINS N’HÉSITENT PLUS À REMETTRE PUBLIQUEMENT EN CAUSE LES CONTRATS SIGNÉS AVEC PÉKIN

Un autre point plus crucial encore est celui du financement. La crise sanitaire liée au Covid-19 a mis à mal les finances de nombreux pays africains, comme le Tchad ou le Congo Brazzaville. Et Pékin a, du bout des lèvres, intégré certaines discussions dans le « cadre commun » élaboré cette année pour la gestion des pertes engendrées par la pandémie (Initiative de suspension du service de la dette).

Mais la majorité des dettes bilatérales sino-africaines se négocient directement entre Pékin et les capitales du continent, souvent dans la douleur. Selon le China Africa Research Initiative, de l’université américaine Johns-Hopkins, depuis le début de la crise du Covid-19, Pékin a suspendu 12,1 milliards de dollars de dettes d’États du continent.

Et désormais, des dirigeants africains, tel Félix Tshisekedi en RDC, n’hésitent pas à remettre publiquement en cause les contrats d’infrastructures signés avec Pékin par le passé.

Changement de trajectoire

Les banques publiques chinoises à l’export se montrent aussi plus prudentes, ce qui cadre avec la politique de croissance plus sélective du 14e plan (2021-2025) du Parti communiste chinois (PCC). « Nous sentons que la volonté de croissance à tout-va et à tout prix en Afrique s’affaisse », témoigne un professionnel. Ainsi selon les pointages de Deloitte, la part des projets financés par la Chine est passée de 20,4 % à 14,8 % entre 2019 et 2020.

LA HAUSSE DES PRIX DES MATIÈRES PREMIÈRES SUR LE CONTINENT CONTINUE D’AGIR COMME UN PUISSANT FACTEUR D’ATTRACTION

Des acteurs comme Exim Bank of China ou l’agence de garantie Sinosure atteindraient leur limite sur les plus endettés des pays africains, rechignant à accroître encore leurs risques. Dans une note d’analyse datant de décembre 2020, le bureau pékinois du cabinet d’avocats britannique Pinsent Masons confirmait ce changement de trajectoire.

Certains groupes de BTP chinois osent désormais chercher des financements ailleurs qu’en Chine, auprès de banques commerciales ou même d’institutions de développement, notamment en Europe, où les taux sont plus bas qu’en Chine. Dans le même temps, les connaisseurs du secteur notent une plus forte implication d’autres banques commerciales chinoises, moins liées à la politique extérieure de Pékin.

« La hausse des prix des matières premières sur le continent continue d’agir comme un puissant facteur d’attraction pour beaucoup d’entre-elles », pointe Martyn Davies pour lequel l’expansion des géants chinois du BTP a de beaux jours devant elle. S’ils ne se développent plus au même rythme, leur repli n’est pas à l’ordre du jour.

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