EAU ET IMAGINAIRE POLITIQUE EN SÉNÉGAMBIE : UNE PERSPECTIVE HISTORIENNE

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PAR IBRAHIMA THIOUB
Pr Ibrahima THIOUB © Malick MBOW

Selon l’Oms, plus du tiers des 884 millions d’individus privés d’accès à une source d’eau potable dans le monde vivent en Afrique qui compte près de 55 fleuves internationaux, plus de 150 lacs

IBRAHIMA THIOUB  |   Publication 21/03/2022

Selon l’Organisation mondiale de la Santé, plus du tiers des 884 millions d’individus privés d’accès à une source d’eau potable dans le monde vivent en Afrique. Ils constituent 35% de la population du continent. Bien sûr que cette moyenne cache d’énormes disparités d’un pays à un autre. Le paradoxe est que le continent regorge de ressources hydriques. Il compte près de 55 fleuves internationaux, plus de 150 lacs.

En dépit de ses vastes zones désertiques et sahéliennes, il compte, avec le Nil, le deuxième plus long fleuve et avec le Congo, le deuxième plus large bassin fluvial du monde. A l’ouest du continent, le Fouta Djallon constitue un véritable château d’eau qui sauve de la désertification de vastes régions arrosées par le Sénégal, la Gambie et le Niger.

Le Zambèze, l’Orange et le Limpopo constituent pour l’Afrique australe un important apport hydrique. A cheval sur l’équateur, l’Afrique bénéficie d’une pluviométrie favorable sur de vastes espaces. Dans les zones désertiques, les populations optimisent l’usage des oasis et oueds perpétuant des traditions séculaires de gestion de l’eau par la mobilité. Aucun doute, l’Afrique est riche de ses ressources hydriques mais toutes les études sur la question montrent que la disponibilité du liquide précieux est loin de garantir son accessibilité. Les populations des villes comme celles des campagnes souffrent de fréquentes pénuries d’eau, avec leurs conséquences dévastatrices dont les pathologies hydriques, d’inondations récurrentes. Les compétitions entre États pour le contrôle des sources d’eau sont à l’origine de conflits parfois meurtriers ou de coopération exemplaire.

Les rixes ayant pour enjeu l’accès à l’eau sont récurrentes entre communautés d’éleveurs et d’agriculteurs. Dans beaucoup de régions du continent, il est encore fréquent de voir la tête des femmes servir, comme au Néolithique, de moyen de transport de l’eau sur de trop longues distances, après une exhaure tout aussi harassante. Face aux difficultés et suivant les recommandations des institutions financières internationales, les pouvoirs publics ont procédé à la privatisation des entreprises de production et de distribution. Un peu partout, cette solution, qui a transformé cette denrée vitale en une simple marchandise, a montré de sérieuses limites quant à son efficacité.

Les changements climatiques participent certes des catastrophes récurrentes que sont les inondations. On devra toutefois reconnaître qu’ils ne sont pas seuls en cause. La croissance démographique urbaine, l’impéritie des pouvoirs publics dans la mise en œuvre des politiques d’aménagement et d’occupation du sol, dans les zones urbaines en particulier, le captage frauduleux des ressources destinées aux infrastructures d’évacuation et de traitement des eaux de ruissellement ont fini de transformer les banlieues urbaines des zones amphibies. Cette actualité faite de difficultés récurrentes dans l’accès à l’eau contraste avec la référence fréquente à cet élément vital dans les mythes de fondation des États, dans les épopées dynastiques et dans le rituel politique, social et religieux des sociétés africaines.

Dans les sociétés sénégambiennes, la métaphore de l’eau se rencontre fréquemment dans les récits retraçant les origines des pouvoirs politiques comme dans les mémoires dynastiques. Elle rend compte symboliquement des fonctions nourricières attribuées à l’Etat qui y trouve l’essentiel des éléments de sa légitimité. La prospérité, l’abondance et la sécurité assurées aux populations nouent un pacte d’allégeance à l’autorité sanctifiée par les religions du terroir avec leurs dieux et génies aquatiques. Les catastrophes écologiques y sont souvent annonciatrices de dissidence politique et de remise en cause légitimes du pouvoir politique.

La tradition orale soninke en offre un exemple assez parlant avec le mythe restituant la fondation et la dislocation de l’empire du Wagadou plus connu sous le nom de Ghana. Dinga, le fondateur de l’empire a conduit une longue migration à la recherche d’une terre d’accueil. Venant de la Perse, il rejoint le NordOuest de Tombouctou, après avoir traversé l’Afrique du Nord, séjourné dans le Tagant et l’Adrar.

Arrivé à Kumbi, la future capitale de l’empire, les migrants décidèrent de rester en cette terre fertile et riche en or. Ils lièrent pacte avec le génie des lieux, le Wagadou Bida, un serpent vivant dans un puits. Le pacte stipulait qu’en contrepartie de la prospérité et de l’abondance assurées, la communauté devait chaque année sacrifier au génie l’une de ses plus belles filles. Sous l’empire de ce pacte, le Ghana a vécu dans une prospérité ininterrompue avec ses mines d’or et l’abondance de ses récoltes. Une année, rapporte le mythe, Mamadou Sakho, le fiancé de la jeune fille offerte, s’opposa au sacrifice et trancha la tête du génie. La violation du pacte ainsi perpétrée entraina une série de calamités : une sécheresse de sept années et un épuisement des mines d’or qui ont fait la prospérité de l’empire.

A la suite de cette catastrophe écologique renseigne le mythe, l’empire s’est disloqué et la communauté s’est dispersée à la recherche de terres plus clémentes. Le long déclin du Ghana inaugure alors des vagues migratoires qui ont conduit divers groupes de Soninké dans les pays du Sahel, le long des cours d’eau du Sénégal et du Niger. On ne s’étonnera pas de voir la structure du mythe qui rend compte du sort du Ghana se transmettre aux sociétés soudano-sahéliennes qui s’en servent de façon innovante pour rendre compte des dimensions multiples de leurs expériences du pouvoir politique et de l’organisation sociale et religieuse spécifique à leur terroir. Il est repris en pays wolof dans le récit de la fondation des États du Waalo et du Jolof dont le créateur est Njajaan Njaay né du mariage d’une princesse du Fouta Toro, dans la moyenne vallée du Sénégal, et d’Aboubacar Ben Oumar, un berbère partisan du mouvement religieux des Almoravides.

Mécontent du remariage de sa mère avec Barka Bô, un captif de son père, Njaajaan disparait dans les eaux du fleuve. Donné pour mort, il réapparaît au Waalo, à l’embouchure de la vallée. Le mythe rapporte qu’il résolut les disputes entre les femmes de pêcheurs en établissant des règles de partage du poisson. Les devins consultés lui attribuent un destin exceptionnel ce qui décide les gens du Waalo à en faire leur souverain. Avec ce mythe fondateur de la langue et de l’État wolof, on renoue avec la tension entre religion du terroir, porteuse de prospérité et d’abondance nourricière avec sa symbolique de l’eau, et l’islam porteur d’un savoir et d’une expertise en mesure d’instituer le pouvoir étatique dans sa dimension de puissance apte à conduire l’expansion territoriale du pouvoir institué.

Même s’il apporte justice et sécurité, Njaajaan n’est pas en mesure d’éliminer le complément nécessaire à la légitimité de son pouvoir, les maîtres de l’eau et du sol qui ont assuré, jusqu’à son avènement, les fonctions d’intercesseur auprès des génies de la production de la vie : la terre et l’eau. Jusque dans ses rites, le modèle étatique institué par le héros du Waalo et du Jolof se diffuse dans le pays wolof tout en conservant son rapport essentiel à l’eau, instrument de sa sacralité. « Certaines traditions de ce pays viennent également de lui, … Il s’agit du bain de Xulixuli.

Comme Ndiadiane est sorti du fleuve, à son départ du Waalo, on emporta l’eau du fleuve, on aménagea un marigot qu’on mélangeait au bain royal à chaque fois qu’on intronisait quelqu’un », selon les traditions du Jolof rappoirtées par Lilyan Kesteloot et Bassirou Dieng. Au Wagadou, le héros fondateur de l’État est doté de la puissance et de l’expertise à conduire son peuple à travers une longue migration. Il lui manque la capacité à remplir la fonction nourricière qu’il comble par un pacte scellé avec le Wagadou Bida, le génie de l’eau. Avant l’émergence de l’Etat dont rend compte le mythe de Ndiadiane, les communautés paysannes des pays wolof se sont dotées des institutions lamanales, maître des eaux et du sol, qu’elles ont chargées des fonctions nourricières et légistes. Il leur a manqué la puissance du chasseur qu’elles ont trouvée chez le héros fondateur issu d’un séjour prolongé dans les eaux du fleuve.

L’équilibre entre ces deux fonctions, la nourricière et la guerrière, est garant de la stabilité voire de l’existence de la société elle-même.

La fonction nourricière se retrouve largement répandue ailleurs en Afrique. Le roi Jukun au Nigeria contrôle la pluie et le vent, son homologue Lovedou en Afrique australe est « la reine de la pluie » alors que le Lwembe des Nyakuysa de la Tanzanie détient le « pouvoir de faire tomber la pluie, la nourriture, le lait et les enfants ». Le vieux Ogotemmêli, informateur Dogon de Marcel Griaule, nous rappelle que « la force vitale de la terre est l’eau. Dieu a pétri la terre avec de l’eau. De même, il fait le sang avec de l’eau. Même dans la pierre il y a cette force, car l’humidité est dans tout. La parole organisatrice du monde est elle issue de l’eau qui en est la source ».

L’ouverture de l’Atlantique à partir du XVe siècle connecte l’Europe, l’Afrique et l’Amérique et clôt le modèle politique fondé sur cette logique nourricière de l’État qui jusque-là reconnaissait une grande autonomie aux terroirs. Initiative des États ouest-européens, ce nouveau cycle historique développe sur les côtes africaines une économie d’extraction basée sur la traite de captifs arrachés aux communautés paysannes par les élites des États autochtones. Il instaure un divorce durable entre ces États adossés à une économie de pillage d’une part et les populations paysannes désarmées et exclues du pouvoir d’autre part.

L’État sénégambien abdique durablement sa fonction nourricière pour se reconvertir en une machine de pillage productrice d’une prégnante culture de prédation. A partir de ce moment, ses élites accordent plus d’importance, dans la lutte pour le pouvoir et ses mécanismes de reproduction, aux ressources extérieures destructrices des hommes et de l’environnement : armes à feu, fer, boissons alcoolisées, etc. Les rites en rapport avec les génies d’eau sont certes formellement conservés dans le cérémonial des Etats dynastiques mais l’exercice réel du pouvoir n’a plus rien à voir avec le sens naguère accordé à la symbolique de l’eau. Le politique abdique sa fonction nourricière et légiste pour se réduire en une machine au service de la fonction prédatrice.

L’autorité du Laman, gestionnaire des terres et détenteur des pouvoirs cosmiques, est réduite à sa plus simple expression et ses détenteurs satellisés par les tenants du pouvoir dans une logique clientéliste. Le groupe social des ceddo qui s’est constitué dans le sillage du développement de la traite atlantique reste l’incarnation même de la culture de prédation. D’origine servile, ces groupes armés des États dynastiques du Nord de la Sénégambie assurent la reproduction des régimes politiques par les razzias exercées sur les communautés paysannes pour ravitailler en captifs les marchés de la traite atlantique.

L’épopée qui lui est consacrée constitue un éloge à la violence et à la brutalité des luttes armées pour le contrôle du pouvoir mais surtout pour le pillage des communautés paysannes exclues du pouvoir. A titre d’exemple citons ce que cette épopée présente comme le jeu favori d’un jeune prince du Kajoor en marche vers la conquête du pouvoir : « Maadiodio Déguène Kodou s’installa dans la capitale Nguiguis, entretenant un vautour-génie prénommé Njëbb. Quand il planait sur les cases, il l’interprétait : il a encore envie de chair humaine. Qu’on me réunisse le peuple. Il fixait pendant longtemps quelqu’un dans l’assemblée avant de l’abattre d’un coup de fusil. Jetez-le en pâture à Njëbb, ajoutait-il. Le rapace ouvrait la poitrine de la victime pour se repaître de ses entrailles ».

On est loin de l’État nourricier incarné dans l’imaginaire de l’eau. Le pouvoir colonial qui met aisément un terme à ces pouvoirs autochtones tyranniques et pervertis n’inverse pas la relation oppressive aux communautés paysannes désormais soumises au travail forcé, à l’indigénat et à la violence des débris de l’aristocratie vaincue et recyclée dans le « commandement indigène » de l’administration coloniale. Loin de renouer avec les génies des eaux nourricières, sa politique conduit à des cycles de sécheresses, de disettes, de famines récurrentes et de migrations. Toutes les sources le confirment, aux confins des régions sahélo-sahariennes de l’Afrique, les peuples de la Sénégambie entretiennent un rapport particulier à l’eau, dans leur vie quotidienne comme dans leur imaginaire collectif. Les mémoires populaires de la région, confrontées au passage du pouvoir nourricier à l’État prédateur, ont réussi à conserver la métaphore aquatique comme un puissant marqueur historique.

Sous différentes formes, cours d’eau (fleuves et rivières), eaux stagnantes (lacs, marres, étangs, puits, canaris), le liquide précieux abrite les génies et esprits amphibies dont la saga rend compte des processus historiques les plus complexes enveloppés dans le langage mythique ou la littérature épique, les contes et proverbes. Le foisonnement des génies d’eau dans les récits sur le passé y est frappant : Maam Jare à Dakar, Maam Kumba Lamb à Rufisque, Maam Kumba Mbang à Saint-Louis et à Bar-Mboose à Kaolack en sont les exemples les plus connus. Le souvenir de la symbolique de l’eau dans l’imaginaire politique a survécu à l’ordre colonial et s’exprime dans l’espace culturel de façon parfois inattendue.

Ainsi cette évocation assez parlante dans le poème-biographie du fondateur de la confrérie sénégalaise des Mourides intitulé «  Guedj gui » ou l’Océan : « C’est dans l’océan qu’il a cherché Dieu jusqu’à le découvrir eau. Il a puisé à ses lumières, s’abreuvant de son Seigneur ». « Le cheikh de Touba, tel un fleuve abreuve le monde et celui qui y plonge réapparaît avec une connaissance profonde du divin ». Revenons à notre point de départ le pays soninké, le Ngalam ou pays de l’or, l’une des victimes les plus emblématiques de cette longue histoire des pactes rompus avec les génies d’eau. L’État millénaire construit par les descendants de Dinga sur le haut fleuve Sénégal a été marginalisé à partir du XVIIIe siècle avec son intégration à l’économie de traite atlantique. La colonisation en a fait une source de main d’œuvre en direction d’espaces mieux « valorisés ».

Le déclin séculaire du Ngalam a alors démarré un nouveau cycle de dispersion des Soninké. Cette fois, la violation du pacte est le fait des pouvoirs coloniaux, leurs alliés autochtones et postcoloniaux qui ont ruiné les conditions de possibilité d’une reproduction interne de la société. La mise en valeur du bassin du fleuve Sénégal n’a pas inversé cette logique d’exclusion et de mise en marge des communautés paysannes de la vallée, naguère pays de l’abondance où se sont forgées la majorité des cultures des terroirs constitutifs de la Sénégambie historique. Avec la même ténacité séculaire, les enfants de la vallée continuent «  le long voyage des gens du fleuve », emportant certainement avec eux, dans les usines et les foyers de travailleurs immigrés en Europe, les mythes d’eau toujours utiles pour faire sens, dans un monde de plus en plus déserté, au Nord comme au Sud, par la fonction nourricière de la puissance publique.

IBRAHIMA THIOUB

HISTORIEN UCAD DE DAKAR

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