EXCLUSIF SENEPLUS – Il n’aura pas eu le temps d’appliquer ses idées généreuses. Lui qui voulait “libérer l’Afrique et les Africains de la servitude et de la misère”. C’est en incarnant ses valeurs que les Centrafricains pourront mieux honorer sa mémoire
Barthélemy Boganda a terminé sa vie comme il l’a commencée, c’est-à-dire de manière tragique. Nous sommes dans la moitié des années 1910. Boganda n’a pas encore 10 ans. Comme d’autres pays africains, l’Oubangui-Chari est soumis aux travaux forcés organisés par les colons français et les sociétés concessionnaires françaises. Quiconque s’y soustrait ou n’apporte pas ce qui est exigé par le colon est sévèrement châtié. C’est ce qui arrive aux parents du jeune Boganda. Ils sont battus à mort par des miliciens de la Compagnie forestière Sangha-Oubangui (CFSO) pour n’avoir pas apporté suffisamment de caoutchouc.
Devenu orphelin, Boganda est d’abord recueilli par le lieutenant Meyer, administrateur de Mbaïki (Sud-Ouest de Centrafrique). Il atterrit ensuite chez Gabriel Herriau, prêtre spiritain dont le champ d’apostolat va jusqu’à Mbaïki. Après ses études primaires à Mbaïki, Boganda est envoyé au petit séminaire de Kisantu (Congo belge). En octobre 1931, il arrive au Cameroun pour poursuivre sa formation au grand séminaire Saint-Laurent de Mvolyé-Yaoundé. Il y aura pour compagnons André-Marie Mbida, futur Premier ministre camerounais, et l’abbé Fulbert Youlou qui sera le premier président du Congo-Brazzaville. L’ordination sacerdotale de Boganda a lieu en 1938. Il est, à 28 ans, le premier prêtre autochtone d’Oubangui-Chari. À Bambari, il va s’appliquer à démontrer que l’évangélisation est inséparable de l’éducation et de l’action sociale. Les actes qu’il pose en faveur des populations attirent de plus en plus de monde dans son église. Ce “succès” n’est cependant pas vu d’un bon œil par les spiritains français de Bambari, parce que Boganda est en train de réussir là où eux ont lamentablement échoué. Cette jalousie vient s’ajouter au racisme des prêtres blancs qui préféraient voir Boganda manger à la cuisine avec le cuisinier plutôt qu’à leur table. Les mêmes prêtres blancs ne se privaient pas de l’appeler “sale cochon de nègre”.
En juin 1946, il quitte Grimary pour la mission Saint-Pierre-Claver de Bangassou. Cette affectation, qui ressemble à une sanction, avait été décidée par les PP. Hemme et Morandeau dont tout le monde connaissait les accointances avec les milieux coloniaux. C’est le début de la rupture de Boganda avec les spiritains installés en Oubangui. Mgr Marcel Grandin, qui a vite perçu chez lui la volonté d’améliorer les conditions de vie des populations, l’encourage à se lancer en politique. En novembre 1946, Boganda se présente aux élections législatives du deuxième collège à l’Assemblée de l’Union française sous l’étiquette du Mouvement républicain populaire (MPR). C’est l’abbé Pierre (Henri Grouès de son vrai nom) qui l’accueille dans le groupe parlementaire démocrate-chrétien du MPR. À l’Assemblée, il défend les intérêts des “indigènes” tout en critiquant la politique coloniale française en Afrique. Mais la politique française en Outre-Mer ne change pas. Boganda décide alors de créer la Société coopérative de l’Oubangui-Lobaye-Lessé (Socoulolé) dont le but est d’obtenir une meilleure rémunération des produits des indigènes. Les députés et administrateurs coloniaux font bloc contre ce projet. En 1949, il crée son propre parti politique, le Mouvement d’évolution sociale de l’Afrique noire (MESAN), qui ambitionne de “nourrir, vêtir, guérir, instruire, loger” les Africains. La hiérarchie catholique locale et le monde politique français commencent à s’inquiéter de la forte personnalité et de l’influence grandissante de ce jeune prêtre. En 1947, Mgr Grandin trouve la mort dans un accident de la circulation. Mgr Cucherousset lui succède. Très vite, Boganda se rend compte qu’il ne peut s’entendre avec le nouvel évêque. Boganda adresse au Vatican un long courrier où il attaque le célibat des prêtres. Il estime notamment que maintenir cette règle dans les Églises africaines est à la fois absurde et dangereux. Mgr Pietro Parolin, ambassadeur du Vatican au Venezuela et futur numéro deux du Saint-Siège donnera raison à Boganda en affirmant, dans ‘El Universal’ du 11 septembre 2013, que le célibat des prêtres “n’est pas un dogme mais un précepte dont il est possible de discuter car c’est une tradition ecclésiastique qui date du XIIe siècle”. En 1949, il fait part à ses supérieurs de son intention d’épouser son assistante parlementaire, la Française Michelle Jourdain. Le 25 novembre 1949, Mgr Joseph Cucherousset le sanctionne de la peine de suspense a divinis qui lui interdit d’exercer tout ministère presbytéral et de porter la soutane. La rupture avec le diocèse est consommée. La réponse de Boganda à Mgr Cucherousset ne se fait pas attendre. Dans une missive, il considère que la décision prise contre lui est politique, raciste et arbitraire. Il ajoute que “vivre avec une femme est plus digne que faire un vœu auquel on manque constamment”. La missive se termine par ces mots : “L’habit ne fait pas le moine, la soutane ne fait pas l’apôtre ni le prêtre. Je reste l’apôtre de l’Oubangui et de l’Église.” En 1950, Barthélemy Boganda prend ses distances avec le MRP. En 1956, il devient maire de Bangui. Bien que le MESAN ait raflé la totalité des 50 sièges, il refuse d’entrer dans le premier gouvernement local issu de ce scrutin. L’année suivante, il est réélu député par 31631 voix sur les 65641 suffrages exprimés, loin devant les 21637 voix du candidat du Rassemblement du peuple français (RPF) soutenu par l’administration et les missions catholiques. Commentant sa victoire, Boganda fera remarquer que “l’administration, l’Église et les colons s’acharnent contre lui, afin de l’empêcher de dénoncer les injustices et les abus dont sont victimes les Oubanguiens”. Son journal ‘Terre africaine’, édité à Bangui, dénoncera aussi les fraudes commises par l’administration pendant le scrutin pour faire gagner son adversaire.
Défenseur du panafricanisme, il rêve des États-Unis de l’Afrique latine qui devaient comprendre les pays de l’Afrique équatoriale française plus l’Angola et le Congo belge mais son projet suscite peu d’enthousiasme. Youlou et les autres y sont opposés. Partisan des grands ensembles fédéraux, il accepte que le MESAN participe, en juillet 1958, au congrès de Cotonou qui aboutit, sous l’impulsion de Senghor, à la naissance du Parti du regroupement africain (PRA). C’est le Professeur Abel Goumba qui conduit la délégation du MESAN. Le parti de Boganda s’affilie à ce rassemblement fédéraliste qui sera aussitôt accusé de faire concurrence au RDA d’Houphouët. Le 1er décembre 1958, l’indépendance de l’Oubangui-Chari est proclamée mais Boganda ne pourra pas occuper le fauteuil présidentiel parce qu’il meurt dans un accident d’avion, le 29 mars 1959, entre Berbérati et Bangui. Les conditions de sa mort demeurent suspectes jusqu’aujourd’hui. Beaucoup de Centrafricains se demandent s’il n’a pas été éliminé par la France dont il avait commencé à s’éloigner. Même en France, on n’exclut pas la thèse de l’assassinat. Ainsi, Pierre Kalck, ancien administrateur colonial français, affirme que Boganda aurait reçu, début 1959, des lettres de menaces de mort postées depuis le Congo belge, qu’un colis piégé aurait été déposé par un jeune homme dans l’avion avant son décollage et qu’une explosion serait survenue en plein vol selon les enquêteurs venus de Paris (cf. ‘Barthélemy Boganda’, Paris, Sépia, 1995).
Quoi qu’il en soit, Boganda n’aura pas eu le temps d’appliquer ses idées généreuses. Lui qui voulait “libérer l’Afrique et les Africains de la servitude et de la misère”, lui qui mettait ses compatriotes en garde contre “la division, le tribalisme et l’égoïsme”, lui qui était attaché au principe selon lequel “tout être humain est une personne” ou “un homme en vaut un autre” (Zo kwe zo en sango), ne put diriger la République centrafricaine pour laquelle il se dépensa sans compter. Comme Moïse, il ne put entrer dans la terre promise après avoir affronté Pharaon et après avoir fait passer son peuple de l’esclavage à la liberté. Quelle triste fin pour une si belle âme ! À ses obsèques, c’est à juste titre que le père Charles Feraille disait de lui : “Avant de devenir l’élu du peuple, Barthélemy Boganda avait été l’élu de Dieu.” Boganda n’est plus là physiquement mais il demeure présent dans les valeurs qui étaient les siennes. C’est en incarnant ces valeurs que les Centrafricains pourront mieux honorer sa mémoire car telle est la signification de son nom Boganda : “Je suis ailleurs.”