Dans l’histoire du Sénégal, il existe un véritable cas d’école du processus de fabrication du fantoche par le maître venu de l’autre bout du monde.
Dans l’histoire du Sénégal, il existe un véritable cas d’école du processus de fabrication du fantoche par le maître venu de l’autre bout du monde. Allusion ici à la tentative – heureusement avortée – de Faidherbe de faire de Sidiya Diop, prince héritier du Walo, un Brack blanc à la peau noire. L’histoire, pourtant avérée mis à part certains points de détail, est difficile à croire. Il est encore plus incroyable que si peu de Sénégalais la connaissent.
Sidya Ndaté Yalla Diop était le fils de la reine Ndaté Yalla Diop et du Béthio, c’est-à-dire le gouverneur du Walo occidental, Sakoura Diop. Il fut au même titre que Lat Dior Ngoné Latyr Diop, El Hadji Oumar Tall, Samory Touré ou Alboury Ndiaye, l’un des plus grands résistants contre la colonisation au Sénégal, plus particulièrement au Walo.
La Linguère Ndaté Yalla Mbodj (1810-1860) est la dernière grande reine du Walo, royaume situé dans le Nord-Ouest du Sénégal. C’est une héroïne de la résistance à la colonisation française dans l’Afrique de l’Ouest du 19ème siècle. En effet, selon Abdou Khadre Gaye, chercheur-écrivain, président de l’Entente des mouvements et associations de développement (Emad), « à la date mémorable du mardi 7 mars 1820, lorsque les femmes de Nder choisirent le suicide collectif par le feu plutôt que la servitude, Fatim Yamar Khouriyaye Mbodj, la reine, décida de faire s’échapper ses deux filles, les princesses Ndjeumbeut Mbodj et Ndaté Yalla Mbodj, afin de perpétuer sa lignée. Les deux rescapées de Nder, marquées à jamais par la douloureuse mais très lumineuse expérience, dirigeront plus tard le royaume de main de maître ».
Ndaté Yalla a succédé, sur le trône du Walo, à sa soeur aînée Ndjeumbeut Mbodj à son décès en octobre 1846. On disait d’elle qu’elle était belle, élégante, intelligente et forte. « La dernière souveraine du Walo dirigea le Royaume d’une main de fer, refusant toujours l’hégémonie des Français qu’elle ne cessera de défier fièrement durant tout son règne. Car, pensait elle, ce pays était à elle seule », selon M. Gaye. Ainsi, elle mena contre eux et contre les Maures plusieurs batailles.
En 1847, elle réclama un droit de passage des bergers Soninkés qui ravitaillaient l’île de Saint-Louis en bétail. Dans une lettre au gouverneur, elle écrit ceci : « C’est nous qui garantissons le passage des troupeaux dans notre pays. Pour cette raison, nous en prenons le dixième et nous n’accepterons jamais autre chose que cela ». Sur ce, le président de l’Emad souligne que « Ndaté Yalla n’hésita pas à diriger des assauts contre Saint-Louis et à menacer le gouverneur français. Ainsi, finit-elle par faire prévaloir ses droits sur l’île de Mboyo et l’île de Sor que Faidherbe voulut annexer ». Le 5 novembre 1850, elle interdit même tout commerce dans les marigots de sa dépendance qui en constituaient les escales. Ce qui poussa les Français à bout. Mais, comme on le sait, le projet d’annexion du Sénégal avait fini de mûrir.
Faidherbe le lança, en février 1855, à la bataille de Diouboulou, contre les troupes de la reine Ndaté Yalla qui, au plus fort des combats, ainsi harangua ses troupes : « Aujourd’hui, nous sommes envahis par les conquérants. Notre armée est en déroute. Les guerriers du Walo, si vaillants soient-ils, sont presque tous tombés sous les balles de l’ennemi. L’envahisseur est plus fort que nous, je le sais, mais devrions-nous abandonner le Walo aux mains des étrangers ? ». « Non ! », lui répondirent ses troupes.
Plus 150 résistants tués !
Hélas, ils furent vaincus par la puissance technologique de l’ennemi. La capitale Nder fut prise et brûlée ainsi que plus de 40 villages, dont Ndombo et Mbilor. Plus de 100 résistants furent tués et près de 150 faits prisonniers. La Reine et ses partisans s’exileront à Ndimb à la frontière du Walo avec le Ndiambour. De retour d’exil, elle mourut, en 1860, à Dagana où elle fut enterrée. « Cet épisode marqua le début de la colonisation du Sénégal et de l’Afrique », annonce Abdou Khadre Gaye, le chercheur. Quelque temps après sa victoire sur Ndaté Yalla, Faidherbe s’empara de son fils, le prince Tedieck Sidya, qui n’avait que dix ans. « Il l’emmena de force avec lui à Saint-Louis pour le faire scolariser à l’école des Otages des fils de chefs, et ainsi faire de lui un agent du colonisateur, comme cela était de coutume à l’époque », signale M. Gaye avant d’ajouter que, « parrainé par Faidherbe lui-même, l’enfant, major de sa promotion, fut baptisé Léon et envoyé, par la suite, en 1861, au Lycée Impérial d’Alger ».
L’écrivain Boubacar Boris Diop en a rajouté une couche dans un texte publié dans « Le Témoin », votre quotidien favori, lorsqu’une association saint-louisienne décida de déboulonner la statue de Faidherbe située juste en face de la gouvernance de la vieille ville pour rebaptiser cette place d’un nom de Sénégalais authentique. Voici une partie de ce qu’il écrivait : Destiné à régner sur le Walo, Sidiya Diop était le fils de la Reine Ndaté Yalla Mbodj, dont notre peuple chérit tant la mémoire. Aminata Touré a d’ailleurs récemment proposé que la place Faidherbe porte désormais son nom. Sidiya avait à peine dix ans quand il fut envoyé de force à l’Ecole des Otages de SaintLouis. Frappé par sa vivacité d’esprit et sa précocité, Faidherbe entreprit, avec sa détermination habituelle, de faire du futur souverain un étranger parmi ses sujets, un être humain totalement différent de celui qu’il était à sa naissance. Si on l’appelle encore aujourd’hui Sidiya Léon Diop, c’est parce que Faidherbe avait ajouté son propre prénom à celui de l’adolescent lors de son baptême chrétien. C’était, littéralement, une entreprise de dévoration de l’âme du jeune homme.
A l’école française…
À l’école française, Sidiya Léon Diop se montre si brillant que Faidherbe n’hésite pas à l’inscrire au «Lycée Impérial» d’Alger. Mais la ville ne plaît pas à Sidiya et au bout de deux ans son puissant protecteur le fait revenir à Saint-Louis où il complète sa formation dans un établissement tenu par des religieux. Bien né, bon catholique, d’une intelligence supérieure, chouchouté par les colons et, diton, féru de stratégie militaire, Sidiya Léon Diop avait tout lieu d’être content de son sort. Croquant la vie à belles dents, il était tout à fait à l’aise dans les costumes, les manières, la nourriture et la langue des toubabs. Inutile de préciser que, formaté pour mépriser les siens, il ne s’en priva pas.
Il en fut ainsi jusqu’au jour où, lors d’un rassemblement public à Mbilor, le griot Madiartel Ngoné Mbaye refusa de chanter, comme il se devait, les louanges de Sidiya Léon Diop. Lorsque ce dernier voulut savoir pourquoi il se comportait ainsi, le griot lui répondit ceci : «Sidiya, je ne peux plus te chanter car je ne te reconnais plus, tu n’es pas habillé comme nous, tu n’agis pas comme nous et personne au Walo ne comprend les mots qui sortent de ta bouche !» Sans doute le Prince héritier du Walo se sentait-il déjà mal dans sa peau, car il reconnut sur-le-champ s’être fourvoyé et entama sa seconde métamorphose allant, dit-on, jusqu’à ne plus proférer un seul mot de français. Il renoua aussi avec la religion de ses ancêtres, se débarrassa du «‘Léon» dont son mentor l’avait affublé et redevint Sidiya Ndaté Yalla Diop. Pour Faidherbe qui s’était senti poignardé dans le dos, le revirement de son «fils» valait déclaration de guerre. Et celle-ci eut lieu mais plus tard. Sidiya Ndaté Yalla finit par prendre les armes contre les successeurs de Faidherbe et leur imposa par ses succès militaires d’importantes concessions. Fait prisonnier à Bangoye, exilé dans la forêt de Nengue-Nengue au Gabon, Sidiya y devint si populaire parmi les colons de l’époque que ceux-ci décidèrent de le faire rentrer au Sénégal à l’insu de l’administration française. Lorsque le Colonel Brière de Lisle apprit que le bateau le transportant avait accosté au port de Dakar, il monta à bord et lui fit savoir qu’il serait abattu à la seconde même où il en sortirait. Le même bateau le ramena au Gabon. Sidiya Ndaté Yalla Diop, qui n’avait pas encore trente ans, réalisa alors qu’il ne reverrait plus jamais sa terre natale. Une nuit de juin 1878, il se tira une balle en plein cœur.
Il est facile de comprendre à partir de ces faits historiques pourquoi Sidiya Ndaté Yalla Diop aurait dû être au centre de l’actuelle controverse. En raison même de sa relation personnelle avec Faidherbe, tout ce qui se dit et s’écrit en ce moment évoque, en creux, le destin tragique et singulier de Sidiya. Or, tout se passe depuis un siècle et demi comme s’il n’a jamais été de ce monde. Il se pourrait que sa mémoire se perpétue d’une façon ou d’une autre au Walo mais ce serait bien l’exception. Sa volte-face de Mbilor n’était pourtant pas anodine car on peut penser, avec le recul, qu’elle a modifié en profondeur le cours de notre histoire politique. Tout porte en effet à croire que Faidherbe le préparait à la magistrature suprême, comme on dit aujourd’hui. Sous-lieutenant de l’armée française à seulement vingt ans et doué pour l’art de la guerre, il aurait pu devenir le premier Général ou même le premier Gouverneur noir de l’Empire colonial français. S’il en avait été ainsi, il serait aujourd’hui la référence absolue de notre pays toujours si prompt à se pâmer devant tout compatriote ayant réussi à être «le-premier quelque-chose-noir.” Qu’il s’agisse de Blaise Diagne, de Léopold Sédar Senghor ou de Lamine Guèye, les exemples ne manquent pas chez nous de grosses carrières politiques bâties sur ce genre de malentendu. En tout état de cause, il est quasi certain que si Faidherbe était arrivé à ses fins avec Sidiya, le Sénégal aurait à l’heure actuelle un visage bien différent. Et probablement pas pour le meilleur… »
(Sources : Boubacar Boris Diop et journal « Le Populaire »)