L’IDÉE DE NATION UNIE ET PLURIELLE S’EST ANCRÉE AU SÉNÉGAL…

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Portrait de Cheikh Hamidou KANE - Ancien homme d'Etat et écrivain © Malick MBOW
Portrait de Cheikh Hamidou KANE – Ancien homme d’Etat et écrivain © Malick MBOW

Cheikh Hamidou Kane est resté cet esprit vif, avide de savoir, ouvert à l’autre, mais fortement attaché à ses racines, ancré dans les valeurs sociétales d’hier, tout en étant un observateur attentif des évolutions d’aujourd’hui – ENTRETIEN

Publication 15/02/2023

Hier – nous sommes en 1961 –, à peine trentenaire, il offrait une œuvre majeure aux mondes des lettres et des bels esprits, de même qu’à une foule d’un autre genre de lecteurs dont des générations d’élèves et de lycéens. D’ores et déjà, on parlera de L’aventure ambiguë, œuvre qui sera primée, l’année suivante, avec Le Grand prix littéraire d’Afrique noire. Aujourd’hui, nonagénaire, après une carrière bien remplie, surtout au service de son pays et de l’État, puis une autre œuvre – Récit emblématique –, une fable qui scrute le conflit de civilisations entre l’Afrique et l’Occident, Cheikh Hamidou Kane est resté cet esprit vif, avide de découvertes et de savoir, ouvert à l’autre, mais, fortement attaché à ses racines, ancré dans les valeurs intellectuelles et sociétales d’hier, tout en étant un observateur attentif des faits et évolutions d’aujourd’hui. Son neveu, un autre Sénégalais de lettres connu et reconnu, El Hadji Hamidou Sall, a les mots justes pour camper ce patrimoine : Son cheminement intellectuel est celui d’un auteur à qui les honneurs littéraires sont venus beaucoup plus qu’il ne les a poursuivis. Avouons-le ! Face à cet esprit alerte, toujours ; doué d’une capacité d’analyser ce que son ouïe capte, et/ou que son regard scrute, on est tentés, parfois, – gagnés par la beauté de sa modestie – de se départir du questionnaire, pour boire, en se délectant, ses paroles. Puis, l’on finit par se ressaisir… Car, il faut nécessairement saisir ses mots, pour pouvoir les partager, au mieux. Verba volant, scripta manent » (les paroles s’envolent, les écrits restent).

Le Président de la République, Macky Sall, a pris la décision, le 18 janvier dernier, en réunion du Conseil des ministres, de vous décerner, avec Aminata Sow Fall, à titre exceptionnel, hors compétition et pour l’ensemble de vos œuvres, « Le Grand Prix du Chef de l’État pour les Lettres ». Quel sens donnez-vous à cette distinction ? Qu’est-ce que cela représente pour vous ? 

Un sentiment profond de gratitude à l’endroit du Chef de l’État, Protecteur des Arts, des Lettres et des Artistes. Il nous honore et nous élève ainsi à une dimension qui dépasse nos simples catégories d’humains et nous place dans la postérité. Qu’il en soit remercié ! Cette distinction me touche particulièrement. Elle touche aussi ma famille et mes proches. Il faut être un homme d’honneur pour avoir la générosité d’honorer les siens, surtout quand ceux-ci appartiennent à une autre génération que la sienne. Ce Grand prix vient couronner mon travail ainsi que celui d’Aminata Sow Fall, pionnière des lettres sénégalaises, femme de talent et d’engagement. Fierté ne peut être plus grande pour un écrivain que de voir son œuvre couronnée dans son propre pays, par la plus haute institution de ce pays. Je reçois humblement cette distinction, mais avec joie et gratitude. Et j’espère qu’elle va inspirer la nouvelle génération d’écrivains, de poètes, d’hommes et de femmes de lettres à poursuivre leur travail de création afin de redorer le blason des lettres sénégalaises.

Vous êtes également parrain de l’Université virtuelle du Sénégal. Quels enseignements, quels conseils pouvez-vous livrer à la génération présente, connectée au digital pour ne pas dire au virtuel, et très différente de la vôtre ? 

Le Président de la République m’a fait l’insigne honneur de faire de moi le parrain de l’Université virtuelle du Sénégal. J’ai été agréablement surpris par sa décision qui me cause une émotion indicible, et je ne trouve pas les mots capables de lui exprimer toute la reconnaissance dont mon cœur est rempli, et croyez-bien que ces mots que vous recueillez auprès du vieil homme que je suis, ne seront pas à la hauteur de ma profonde gratitude pour ce geste de haute portée symbolique. Personne ne peut imaginer la force de ma joie car en attachant mon nom à un lieu d’éducation et en l’inscrivant au fronton d’une université publique sénégalaise, le Président de la République a fait le choix de me confier à l’Histoire. Moi, humble citoyen sénégalais, un Africain dont les origines sont ancrées dans un petit village des rives du fleuve Sénégal, au cœur de ce que j’ai nommé le pays des Diallobé. À mon âge avancé, plus que jamais, je reste convaincu que l’éducation est le processus par lequel une nation socialise ses fils et les plonge dans le temps du monde. Et cette conviction a traversé mon œuvre littéraire et toute ma vie de serviteur de mon pays dans mes différentes responsabilités politiques et administratives. Et d’expérience aussi, je sais que c’est par le savoir qu’une société se libère et s’inscrit dans la marche de l’Histoire. Je pense à « La Grande Royale », si préoccupée par l’éducation et la quête du savoir, deux éléments qui constituent la question centrale de « L’aventure ambiguë ». Que seraient Rome, la Grèce, l’Égypte sans la maîtrise du savoir au service d’une ambition civilisationnelle, mais aussi conquérante du monde ? C’est tout le sens de l’injonction à Samba Diallo : « Vas chez eux pour y apprendre et surtout comprendre cet art de vaincre sans avoir raison ». Je vois bien, et avec émotion, que pour Macky Sall, fin lecteur de « L’aventure ambiguë » dont il cite des passages très souvent dans ses discours, et pour le Président de la République qu’il est, il s’agit bien de lier mon nom au savoir, à la lumière et à la formation de l’esprit critique de millions de jeunes sénégalais qui sont d’une certaine manière le prolongement et les continuateurs de Samba Diallo et de Salif Ba, les personnages centraux de mes deux livres. Vous voyez donc que par la générosité du Président Macky Sall et à travers son geste de haute portée symbolique, je rejoins Cheikh Anta Diop, Gaston Berger, Assane Seck, Iba Der Thiam et Amadou Makhtar Mbow. Je dois aussi dire que le monde avance et subit des bouleversements majeurs dans sa progression. Le numérique est certainement une des plus grandes transformations de l’histoire humaine, car il nous plonge dans la définition d’un monde nouveau et nous appelle à la formulation d’une nouvelle idée de civilisation. Avec le numérique, les distances disparaissent, les possibilités se multiplient, le champ des possibles devient plus vaste et chaque jour l’humanité repousse encore plus loin les limites de la connaissance. Je suis d’une génération qui n’a pas toujours été au cœur de cette dynamique, mais pour ma part, sur le versant de l’âge, j’ai vu et même profité de ces percées de la technologie. Le progrès fait rage et rien de l’arrêtera, il faudra juste savoir en faire un bon usage. Je réitère ma conviction selon laquelle nous ne pouvons pas rester en marge du monde, et c’est dans la dynamique d’une révolution épistémologique que le Sénégal a bien voulu s’insérer en lançant le projet de l’Uvs. La jeunesse a ainsi un outil au service de son épanouissement moral et intellectuel, mais aussi un moyen pour dompter tous les savoirs et les soumettre à notre ambition de transformation de la société.

Écrivain, homme d’État imprégné des valeurs nationales, quelle lecture faites-vous de la situation socio-politique actuelle au Sénégal, et de la manière de faire la politique, aujourd’hui ? 

Je suis retiré du monde de la politique depuis plusieurs années, mais je suis ce qui se passe dans mon pays. Notre maître Léopold Sédar Senghor, premier Président de la République du Sénégal, en homme d’État avisé et en brillant helléniste, aimait rappeler que la politiké, c’est l’art de gérer la Cité. La politique est donc œuvre humaine par essence car elle appelle à cette notion spirituelle de bâtir une nation. Tout est politique si politique veut dire se battre pour proposer et propulser une vision du monde qui part d’un idéal pour asseoir un réel émancipateur. Le Sénégal, avec sa vieille tradition d’érudition, est un pays de lettrés, une terre qui a donné des femmes et des hommes engagés pour leur nation, mais aussi pour l’Afrique, car très tôt nous nous sommes inscrits dans cette tradition universaliste, rythmée par les grands débats qui traversent l’humanité. J’en veux pour preuve quelques exemples qui ont marqué notre histoire récente : Blaise Diagne – François Carpot ; Léopold Sédar Senghor – Mamadou Dia, puis Cheikh Anta Diop ; Abdou Diouf – Abdoulaye Wade. Le Sénégal est donc depuis longtemps un pays de controverses et de disputes civilisées. Croyez-moi, je sais ce que je dis, le génie créateur sénégalais a œuvré partout dans le monde, car il est le produit d’une formation de pointe, d’une ouverture sans équivoque aux savoirs, d’une civilité éprouvée, d’un art de vivre bien sénégalais qui sacralise la discussion, l’échange tonique, l’esprit de chevalerie, la paix et la construction de l’unité nationale dans nos différentes composantes ethniques et religieuses. C’est un legs précieux qu’il nous faut absolument préserver, tonifier, enrichir et transmettre aux générations futures. Au Sénégal, plusieurs générations ont fait la politique en gardant à l’esprit cette tradition de dialogue et ce souci constant de la concertation. Il y a deux ou trois ans, je ne me rappelle plus très précisément, j’ai pris part à la cérémonie de présentation de « L’Occident ambigu », le livre que mon aventure ambiguë a inspiré à mon neveu Hamidou Sall que vous connaissez bien. C’était en présence de nombre de ses amis dont Macky Sall, qui rentrait d’un séjour en Afrique du Sud, et Bernard Cazeneuve, un ancien Premier ministre français, venu spécialement à Dakar pour cet évènement. Y prenant la parole et m’adressant au Chef de l’État, je lui disais qu’en lisant le livre de Nelson Mandela « Un long chemin vers la liberté », j’avais noté sa description de la manière dont les problèmes qui pouvaient diviser son ethnie, les Xhosa, étaient traités dans la grande famille sous l’égide du chef, par la palabre constructive vers le consensus, toujours en présence des médiateurs sociaux traditionnels. À la lecture de ces lignes, à des milliers de kilomètres du pays de Nelson Mandela, j’ai cru revivre des scènes auxquelles j’avais assistées pendant mon enfance, à Saldé dans l’île à Morphil, dans la grande maison de mon arrière-grand-oncle, Hamidou Abdoulaye Alpha Ciré Kane, qui m’a inspiré le personnage du chef des Diallobé. En Afrique du Sud, la palabre, la discussion, le consensus, patrimoine de l’Afrique traditionnelle, ont permis de substituer une gouvernance plus humaniste à la gouvernance de violence, de brutalité et de ségrégation en usage dans la période précédente, celle de la gouvernance exclusive des hommes blancs. Puisqu’il faut que l’histoire serve à quelque chose, et pour répondre à votre question, mon vœu le plus cher est que les hommes politiques du continent et de mon pays, la jeunesse africaine, celle du Sénégal, continuent d’avoir recours au dialogue, au consensus, à l’accord conciliant pratiqué par leurs aînés. Et je reste convaincu que s’ils prennent ces nobles valeurs comme un viatique, ils seront armés et bien outillés pour consolider nos acquis et pousser le Sénégal encore plus loin dans son ambition d’émergence et de développement. C’est ainsi qu’il faut comprendre la politique et c’est ainsi qu’il faut la faire pour l’édification d’un Sénégal nouveau dans une Afrique nouvelle pour laquelle nous avons apporté notre modeste contribution en des temps que j’ai la faiblesse de croire plus difficiles que la leur, nous qui sortions de la nuit noire du colonialisme et qui étions témoins de la violence des soubresauts de la décolonisation. Je dis et rappelle tout cela parce que dans ma retraite, et quelque fois pour meubler le temps libre du grand âge, quand j’écoute la radio ou regarde la télévision, il arrive que j’entende un discours qui ne m’est pas familier. À mon âge, je suis encore assez lucide et ouvert pour savoir et accepter que les mœurs politiques peuvent changer, car avec le temps, un peuple change et féconde de nouvelles pratiques, mais je sais que notre pays a des valeurs solidement ancrées qui l’aideront toujours à faire face.

L’évocation de votre nom renvoie à votre œuvre majeure : « L’aventure ambiguë » qui vous a valu « Le Grand prix littéraire d’Afrique noire ». Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur cette publication qui a une résonnance qui traverse le temps ? En avez-vous tiré une satisfaction en tant qu’auteur ? Et en tant qu’homme d’État, qu’est-ce qui vous a valu le plus de joie ? 

« L’aventure ambiguë » est un ouvrage de jeunesse. Je poursuivais mes études de philosophie à la Sorbonne et me formais à mon futur métier d’Administrateur civil à l’École nationale de la France d’Outre-Mer (ndlr : Enfom) et meublais mon temps libre en jetant mes souvenirs et quelques réflexions sur les pages d’un cahier. Et ça donnera « L’aventure ambiguë ». Ce livre a une saveur autobiographique, c’est évident. Samba Diallo, c’est moi, mais aussi tous ceux qui, comme moi, sont passés de l’école traditionnelle à l’école occidentale, du « foyer ardent » aux bancs des lycées et collèges et autres institutions universitaires d’ici ou d’ailleurs. C’est le passage de la tradition à la modernité, encore que, plus j’y pense aujourd’hui, je vois que nos vieilles traditions avaient quelque chose d’extraordinairement modernes. De voir donc ce livre avoir le succès qu’il a eu en Afrique et dans le monde, d’avoir touché des élèves, des étudiants à travers le monde ; d’avoir été traduit dans plusieurs dizaines de langues, ça c’est quelque chose qui m’a profondément marqué. De me retrouver à Istanbul et d’être interpellé par des Turcs qui me disent que ce que j’ai écrit je l’ai fait aussi pour eux, cela aussi m’a profondément marqué. Beaucoup de joie, mais aussi des déceptions en tant qu’homme politique. Comme vous le savez, j’ai terminé mes études universitaires au moment de la vague vers les indépendances. J’ai donc eu le bonheur d’avoir été un jeune compagnon du couple Senghor-Dia, aux premières heures de notre indépendance. Mais, à l’évocation de ces deux noms, comment ne pas dire la tristesse qui m’a habité et qui est en moi encore aujourd’hui quand j’ai vu se séparer ces deux hommes qui étaient si complémentaires. Et aujourd’hui encore, je me demande toujours ce qu’aurait été notre Sénégal si ce couple était resté soudé au cours des deux décennies qui ont suivi notre indépendance. Je le dis parce qu’ils étaient complémentaires. Léopold Sédar Senghor était un homme politique doué, riche de son expérience parlementaire, il a aussi été ministre sous la IVème République française. Il était un professeur soucieux d’éducation et de formation. Mamadou Dia était un économiste qui s’était attelé à la transformation des vieilles structures coloniales pour insuffler une modernité, rompre avec l’économie de traite et propulser une nouvelle orientation en matière de développement et de planification. Cette séparation douloureuse a été une grande perte pour le Sénégal.

Votre deuxième ouvrage « Les gardiens du temple » se situe sur la même ligne que le premier. Pourquoi ?

Comme vous le savez, je suis Administrateur civil breveté de l’Enfom, mais, je suis aussi phi[1]losophe de formation. J’ai mené les deux cursus en même temps. Et comme je vous l’ai dit, c’est au cours de mes années d’études à Paris que j’ai écrit « L’aventure ambiguë ». De retour au Sénégal, très tôt, j’ai été happé par mes responsabilités politiques et ministérielles dans un pays nouvellement indé[1]pendant où tout était à construire. J’ai consacré tout mon temps à cette mission. J’étais jeune et enthousiaste, il y avait aussi mes camarades Babacar Bâ, Christian Valantin, Daniel Cabou, Abdou Diouf. Aux côtés de Senghor et Dia, nous mettions une énergie extraordinaire dans nos tâches pour apporter notre contribution à la construction de notre État naissant. Ensuite il y a eu la crise de 1962 à la suite de laquelle j’ai quitté le Sénégal pour entrer dans le système des Nations Unies où le travail était également très prenant, avec beaucoup de voyages. Je ne trouvais pas assez de temps pour écrire. Heureusement, je lisais beaucoup au cours de mes nombreux déplacements. Mais je sentais le besoin d’écrire, je sentais qu’il y avait en moi ce besoin de continuer ce que j’avais commencé à la Cité Universitaire du Boulevard Jourdan à Paris. C’est ainsi que petit à petit est venu mon deuxième livre « Les gardiens du temple » où Samba Diallo, le jeune philosophe que j’étais, est devenu Salif Ba, l’Administrateur civil en responsabilités que je suis devenu dans mes différentes fonctions. Là aussi on retrouve cette saveur autobiographique du premier récit.

Quel regard portez-vous sur le monde du livre au Sénégal ?

Les Sénégalais n’ont jamais autant écrit. Les maisons d’édition se multiplient et la création contemporaine est vive. Aussi, les infrastructures et l’industrie du livre se développent grâce à l’inventivité des jeunes, mais aussi aux progrès techniques. Notre pays continue de produire, par son génie créateur, de grands écrivains qui embrasent le monde par leur talent. Mohamed Mbougar Sarr, notre petit-fils et cousin sereer, a reçu le prestigieux « Prix Goncourt » en 2021, à un âge très jeune. Ce qui confirme la maxime sur la valeur qui n’attend point le nombre d’années. Marie Ndiaye, d’origine sénégalaise, avait aussi reçu la même distinction, il y a quelques années. Boubacar Boris Diop a reçu le « Prix Neustadt ». David Diop, écrivain et enseignant sénégalais établi en France, a reçu le « Booker Prize ». Les distinctions se multiplient, symbole du génie de notre peuple, de la vitalité de sa pensée et de sa littérature. Il faut sans doute mieux accompagner les jeunes auteurs, leur permettre d’être mieux valorisés, car se cachent parmi eux des pépites qui montrent que le Sénégal mettra toujours la littérature à un niveau élevé.

Y a-t-il un ouvrage qui vous a le plus marqué ? Si oui, lequel ?

À l’approche de mes vingt ans, j’avais découvert « Le Cahier d’un retour au pays natal » d’Aimé Césaire. Pour ma génération, ce puissant texte était comme l’hymne du peuple noir. Donc, le livre qui m’a profondément marqué c’est bien « Le Cahier d’un retour au pays natal » d’Aimé Césaire que j’ai eu la chance de connaître au cours de mes études à La Sorbonne et à l’École nationale de la France d’Outre-Mer. Il était l’ami de Léopold Sédar Senghor, qui lui-même était professeur à l’Enfom où je me suis formé.

Des regrets, en avez-vous eus, pour ne pas dire qu’elle est votre plus grande déception ? 

Nous vivons dans un monde où on lit moins parce que la lecture est assaillie par les technologies de l’information et de la communication. Le livre n’a plus son aura d’antan et la jeunesse est très connectée par le numérique. Il y a quelques années, en y réfléchissant, j’avais pris la décision de travailler avec des spécialistes pour combiner l’art d’écrire et celui de dessiner, afin d’offrir aux nouvelles générations une fresque de l’histoire de notre espace soudano-sahélien sous la forme d’une bande dessinée. J’avais espéré pouvoir, avec ces spécialistes, y narrer l’histoire des grands empires africains, d’y exposer dans le détail la Charte de Kurukan Fuga, contemporaine de la Magna Carta des Anglais, leur raconter l’Égypte, le Soudan, la Nubie, la résistance héroïque des peuples noirs et leur apport inestimable à la construction de cette « Civilisation de l’Universel » tant chantée par Senghor. Je voulais m’inscrire dans l’ère du temps, et par ce vecteur de la modernité continuer à instruire notre jeunesse avec nos savoirs endogènes plutôt que de les laisser en rade sur les grandes autoroutes des nouvelles technologies qui pourraient leur apporter quelque chose qui leur est étranger, et qui pourrait sans discernement leur nuire. Voilà mon grand regret : n’avoir pas eu le temps d’entamer cette œuvre pour l’achever.

Comment voyez-vous le Sénégal d’aujourd’hui, plus de soixante années après l’indépendance ? Les prochaines années vous donnent-elles espoir, ou non ?

Le pays a changé. Il a beaucoup changé. Il n’est plus le Sénégal de ma jeunesse ni celui de l’époque où j’étais en responsabilité. Une autre génération a pris le relais de la construction nationale. Les graines ont donné, les fleurs ont éclos et les fruits mûrissent. C’est ainsi qu’un pays marche dans l’Histoire, par la transmission des valeurs, des rêves, des pratiques dans un esprit patriotique et républicain qui permet d’oublier nos passions particulières pour sacraliser l’intérêt général. Au plan économique, les choses ont particulièrement évolué. Nous sommes dans l’antichambre des nations émergentes. Politiquement, la démocratie s’est renforcée, la compétition électorale reste une norme pendant qu’ailleurs les coups d’État reviennent. L’idée de nation unie et plurielle s’est ancrée et nous sommes à ce propos un modèle mondial à l’heure de la résurgence des tensions identitaires. Et quels que soient les bouleversements en cours, les institutions républicaines demeurent solides pour que jamais la promesse de la nation sénégalaise par les pères fondateurs ne soit rompue. J’ai un grand espoir pour le pays car nous avons un leadership très engagé et soucieux du progrès économique dans l’ancrage démocratique et l’unité nationale. Nous avons une jeunesse majoritaire dont l’aspiration à la souveraineté, la dignité et le progrès économique est très élevée. Nous bénéficions d’institutions suffisamment solides pour permettre la compétition politique dans le respect des normes supérieures garantes de la paix et de la stabilité. Nous sommes au cœur d’une Afrique dépouillée du complexe colonial, convaincue de son potentiel économique, de sa force spirituelle et de son futur désirable et dont la vitalité de la jeunesse constitue le premier atout. Et pour terminer, je tiens, avec force et enthousiasme, à saluer la vision et l’action du Président Macky Sall qui se bat inlassablement pour une réforme de la gouvernance mondiale qui donnera à l’Afrique sa juste et légitime place dans le concert du monde.

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