Face à la presse, le 31 août 2020, dans un hôtel de la place à Dakar, Alioune Badara Thiam alias Akon annonçait publiquement le lancement des travaux du projet Akon City dont il est le promoteur. L’artiste chanteur américain d’origine sénégalaise venait à peine de procéder à la pose de la première pierre de l’édifice qui devait sortir de terre à Mbodiène à 120km au sud de Dakar.
«C’est une ville qui n’aura rien à envier à celle d’Hollywood des Etats-Unis d’ailleurs, c’est le nom qui sera emprunté pour désigner le projet « Senewood » afin de témoigner de l’importance de l’architecture, la première en Afrique de l’Ouest. Ce projet est une opportunité pour permettre aux nombreux afro-américains qui ignorent leurs descendances de pouvoir visiter l’Afrique à travers le Sénégal», avait, ce 31 août soutenu Akon.
Trois ans après, où en est-on avec ce projet censé, à l’horizon 2023, transformer le village de Mbodiène en un Dubaï sahélien ?
Dans une enquête réalisée, Jeune Afrique (JA) a cherché à lever le coin du voile sur ce projet dont la simulation vidéo de la ville a suscité un grand intérêt, voire une certaine fascination des autorités sénégalaises et partenaires économiques et financiers à travers le monde.
Le coût du projet s’élève à 6 milliards de dollars, soit 3298 milliards FCFA. La construction de la ville était prévue en plusieurs étapes. Le promoteur avait annoncé qu’avant 2023, des routes, un hôpital, un centre commercial, un commissariat, une station de traitement des déchets, une école et une centrale électrique allaient d’abord être bâtis. Des parcs, des universités, un complexe sportif et un stade seront ensuite construits d’ici à 2029. Mais… le projet est au point mort. Il se dit d’ailleurs que les autorités pourraient réattribuer les terrains face à la non-avancée du projet. Les motivations qui ont conduit Akon à se lancer dans ce projet de ville futuriste soulèvent de nombreuses interrogations qui sont évoquées dans l’enquête.
A Mbodiène, un modeste cube blanc de 1 mètre de hauteur se dresse au milieu des herbes sèches, surplombé par un château d’eau qui constitue la seule construction visible dans ce coin de savane austère de la Petite-Côte sénégalaise. Depuis longtemps déjà, la plaque gravée qui ornait l’un de ses flancs et précisait son identité a disparu. Sous une photo tirée d’une modélisation en 3D représentant des buildings à la forme atypique, qui semblent onduler sous le vent, y étaient inscrits ces quelques mots : « Pose de la première pierre de Akon City, effectuée le lundi 31 août 2020 par Monsieur Alioune Sarr, ministre du Tourisme et des Transports aériens, et Monsieur Alioune Badara Thiam AKON.» Posée sur le cube blanc, seule une pierre épaisse à la forme irrégulière est restée sagement à sa place pour symboliser l’événement. Ce terrain de football XXL où rien ne pousse, et surtout pas le béton, est officiellement le chantier d’un projet urbain présenté comme futuriste. « Que devient Akon City ? » La ville rêvée par l’artiste serait-elle en réalité « une escroquerie », « une magouille », « une supercherie » ?
Il faut dire que le promoteur du projet, qui lui a donné son nom, n’est pas n’importe qui. Né de parents sénégalais, Alioune Badara Thiam voit le jour aux États-Unis, à Saint-Louis (Missouri), en avril 1973, puis part vivre dans le pays d’origine de ses parents. Au milieu des années 2010, l’artiste mondialement connu, devenu en parallèle producteur et homme d’affaires aux États-Unis, fait parler de lui dans un tout autre domaine. À la fois entrepreneur et philanthrope, Akon entend désormais mettre sa notoriété, son carnet d’adresses et sa force de frappe financière au service du continent. «J’ai mis ma carrière musicale entre parenthèses pour contribuer à reconstruire l’Afrique», dit-il simplement. En 2014, il lance ainsi, avec deux associés sénégalais et malien, Thione Niang et Samba Bathily, le projet Akon Lighting Africa, qui prévoit d’apporter l’électricité à 600 millions d’Africains dans 40 pays grâce à l’énergie solaire. En juin 2018, il fait naître une cryptomonnaie, l’Akoin, bien décidé à en faire une devise en usage en Afrique… et en particulier dans sa ville nouvelle. « Je savais qu’Akon City serait un énorme défi car il déterminera la trace que je laisserai en ce bas monde. C’est comme cela que mon rêve d’enfant est devenu réalité. ».
AKON CITY CRÉE LE BUZZ
Début 2018, Akon annonce en fanfare son intention de bâtir au Sénégal une ville nouvelle, à la fois « intelligente » et « écoresponsable », alimentée par l’énergie solaire. A l’en croire, Akon City attirera à terme des dizaines de milliers de résidents, des entreprises et des touristes, nombreux dans cette zone balnéaire qu’est la Petite-côte.
Deux ans plus tard, en janvier 2020, Akon est reçu à Dakar par Alioune Sarr, alors ministre du Tourisme et des Transports aériens. Le Président Macky Sall, séduit par le projet, donne des instructions aux services de l’État pour qu’ils le facilitent autant que possible. Deux baux seront ainsi accordés au chanteur. Un accord est alors signé entre le musicien et la Société d’aménagement et de promotion des côtes et zones touristiques du Sénégal (Sapco), une entité dépendante du ministère du Tourisme. Les terres convoitées par Akon se trouvent sur un terrain de 500 hectares, octroyé des années plus tôt à la Sapco afin qu’elle les mette en valeur. Akon finira par gagner l’adhésion des habitants du village, qui espèrent bénéficier par la suite de retombées.
Selon JA, l’artiste est d’abord appuyé par le Président Macky Sall. « Akon City a été bénie par le Président », résume Me Aliou Sow, directeur général de la Sapco de janvier 2018 à avril 2021. Aliou Sow n’en éprouve pas moins un certain scepticisme. « Nous ne disposions alors d’aucun dossier technique ni financier détaillé mais seulement d’un clip vidéo de 4 minutes. Au moment de la pose de la première pierre, j’ai donc fait savoir que cela me semblait prématuré », précise-t-il.
Le 31 août 2020, alors que les mesures de restriction liées à la pandémie de Covid-19 sont en grande partie levées au Sénégal, Akon est en effet de retour au pays. Accompagné par l’architecte libanais Hussein Bakri, du cabinet BAD Consult, installé à Dubaï, il participe, à Mbodiène, à la cérémonie officielle marquant le baptême du chantier d’Akon City. Les travaux sont censés débuter au début de 2021. Aux termes de la convention signée avec la Sapco, la livraison de la première tranche d’Akon City est annoncée pour 2023. En mai 2019, au lendemain de la présidentielle, « Akon avait obtenu deux baux. L’un pour un terrain de 50 hectares et l’autre pour un terrain attenant de 5 hectares », nous précise Me Aliou Sow.
LES « FACES CACHÉS » DU PROJET.
À Dakar, si Akon City SARL a bien été créée, aucune équipe n’a encore été recrutée pour superviser le chantier, pourtant titanesque révèle l’enquête de JA. Un homme seul semble chargé du projet, cité par nombre de nos interlocuteurs : Mbacké Dioum, présenté comme « l’aide de camp », le « bras droit » ou encore le « gestionnaire » d’Akon au Sénégal. Mais ce producteur de musique réputé, qui a longtemps vécu aux États-Unis, demeure insaisissable quand il s’agit d’évoquer Akon City. Dans les médias nationaux et internationaux, le projet retourne un temps à l’oubli. Mais en novembre 2022, Akon est rappelé à l’ordre par ses partenaires gouvernementaux. Le quotidien sénégalais Libération révèle en effet que la Sapco lui a adressé une mise en demeure : à un an de l’échéance de 2023, le chantier d’Akon City n’a pas avancé d’un iota, ce qui pourrait aboutir à une résiliation unilatérale de leur accord par les autorités sénégalaises.
Les promesses d’investissements qui auraient déjà été mobilisés par KE International (4 milliards de dollars) n’arriveront jamais puisque, entre-temps, le partenariat entre Akon et ce fonds d’investissement a été rompu. Il ressort de l’enquête qu’en 2021, le musicien est donc allé toquer à la porte d’un «ami de vingt ans», qui deviendra rapidement l’un des principaux protagonistes du projet. Il s’agit du français Dominique Delport, 55 ans et ancien de Havas, puis de Vivendi (groupe Bolloré). « J’ai réalisé que mes partenaires initiaux n’étaient pas les bons, explique Akon. Quand le projet Akon City a débuté, je n’avais aucune véritable expérience dans l’immobilier. Il m’a donc fallu me rapprocher de personnes qui avaient déjà travaillé sur ce type de dossiers» , a expliqué Delport pour qui KE International n’était pas un partenaire adapté. Le consortium n’était pas assez solide. Nous nous sommes donc appuyés sur trois entreprises internationales qui travaillent et investissent en Afrique. » En l’occurrence, le groupe Egis (France), qui apporte son expertise au management et aux études techniques, sa filiale 10 Design, présente aux États-Unis, en Asie, à Dubaï et au Royaume-Uni, qui se charge d’adapter les plans initiaux de l’architecte Hussein Bakri, ou encore le groupe JLL (États-Unis), qui réalise les études de marché. « Nous avons dû refréner le projet après la phase critique liée à la pandémie de Covid-19 car c’était alors une mauvaise période pour lever des capitaux », assure Dominique Delport. Désormais chargé du financement, Dominique Delport assure avoir réuni un nouveau pool d’investisseurs, lesquels viendraient à 80 % du Moyen-Orient, mais aussi d’Europe, des États-Unis et d’Afrique. Reste que, jusque-là, l’argent déjà investi dans le projet demeure , exclusivement, celui d’Akon, via la société de droit américain Akon Corporation.
C’est donc l’artiste qui a personnellement réglé une partie de la facture due à la Sapco pour pouvoir bénéficier des terrains : au total, celle-ci représente 1,375 milliard de F CFA, soit plus de 2 millions d’euros. C’est lui aussi qui a financé les diverses études préparatoires dont Dominique Delport assure qu’elles ont, dans une large mesure, été réalisées. Sans toutefois donner plus de détails.
UN CENTRE DES JEUNES QUI SERT DE « MAQUILLAGE ».
C’est à l’issue de ces études que devrait être porté le premier coup de pioche sur le terrain alloué à Akon City. Et pourtant, lorsque journalistes et cameramen affluent à Mbodiène, le 22 décembre 2022, à l’occasion de l’inauguration du Centre des jeunes, une visite guidée est organisée sur le site d’Akon City, comme pour démontrer, deux bulldozers et un rectangle de terre défrichée à l’appui, que les travaux battent désormais leur plein. Akon insiste néanmoins sur une avancée bien tangible : le Centre des jeunes, inauguré en grande pompe en présence de nombreux notables et journalistes. Ce bâtiment de plain-pied d’une centaine de mètres carrés, équipé d’un toit-terrasse où sont alignés quatre panneaux solaires, comprend une petite salle devant héberger une modeste bibliothèque, une autre destinée à l’informatique, où sept PC sont installés, et un grand réfectoire équipé d’une sono et de sept écrans plasma accrochés aux murs. Sur les murs d’enceinte du Centre des jeunes, un graffiti représente le musicien, muscles saillants, dans un marcel blanc. En guise de légende, en lettres calligraphiées : « Akon City ». Situé à la sortie de Mbodiène, le bâtiment n’a pourtant strictement rien à voir avec Akon City, dont le site est distant d’une poignée de kilomètres. Rien sinon l’image de son bâtisseur, manifestement désireux de démontrer qu’au moins un édifice a fini par sortir de terre à Mbodiène.
L’architecte Xavier Ricou a longtemps œuvré à l’Agence sénégalaise pour la promotion des investissements et des grands travaux (Apix), où il fut notamment directeur des grands travaux. Interrogé par JA, il égrène les multiples études préparatoires et les dossiers de présentation successifs sans lesquels nul chantier d’une telle ampleur ne saurait prospérer. « On ne commence pas un projet d’urbanisme par un film en 3 D: ça, c’est de la com pure et simple », assène-t-il. Quant au délai de mise en œuvre annoncé par Akon et ses partenaires, il lui semble tout aussi illusoire. « Pour un tel projet, il faut compter au minimum cinq années consacrées aux études préalables avant de pouvoir donner le premier coup de pioche. », a-t-il précisé.
LES PRÉCISIONS DES AUTORITÉS SÉNÉGALAISES.
En novembre 2022, un député de l’opposition, Bara Gaye (PDS/Wallu Sénégal), interpellait fermement, lors des questions au gouvernement, le nouveau ministre du Tourisme et des Loisirs, Mame Mbaye Niang, nommé deux mois plus tôt à ce poste qu’il avait déjà occupé entre 2017 et 2019. Évoquant le « scandale Akon City » aucune avancée n’a été constatée depuis la pose de la première pierre. Le député s’est montré très direct : « Qu’est-ce que l’État du Sénégal attend pour résilier ce contrat-là ? »
Interrogé par JA, Mame Mbaye Niang lève un coin du voile sur l’apparente passivité des autorités sénégalaises :« Nous avons demandé à la Sapco une évaluation de ce projet. Les documents signés avec Akon sont très clairs en ce qui concerne les délais de réalisation, et les deux parties se doivent de respecter leurs obligations respectives. En ce qui concerne Akon, celles-ci prévoient le paiement intégral du ticket d’entrée et le respect du calendrier fixé pour la réalisation de la ville. » Or, précise-t-il, malgré le versement successif de deux acomptes (l’un de 800 millions de F CFA et l’autre, plus récent, de 200 millions), Akon doit encore s’acquitter d’une troisième tranche de 375 millions de F CFA, soit 570 000 euros. Une version confirmée par Dominique Delport, qui précise toutefois qu’un délai aurait été accordé in extremis – oralement – par la Sapco. « Certes, la pandémie a eu des répercussions négatives sur le secteur touristique, mais elle ne saurait justifier le retard observé sur ce projet, poursuit le ministre. D’autres investisseurs sur place ont fait leurs preuves par le passé. Le groupe Riu, par exemple, avait signé un accord pour la construction d’un complexe hôtelier juste avant la pandémie, et cette dernière ne l’a pas empêché de respecter les échéances fixées», a dit le ministre. Mame Mbaye Niang, qui semble déterminé à tourner la page Akon City, assure par ailleurs à JA que le chanteur ne disposerait pas d’un bail en bonne et due forme relatif aux deux terrains où sa ville devrait être construite mais seulement d’« une lettre d’intention prévoyant les dispositions du futur bail ». Une version pourtant contredite par trois sources distinctes : Me Aliou Sow, ex-DG de la Sapco, signataire du document avec Akon, l’ancien ministre du Tourisme Alioune Sarr et Dominique Delport.
Sollicité à plusieurs reprises par JA, l’actuel directeur de la Sapco, Souleymane Ndiaye, n’a quant à lui pas donné suite à nos demandes d’entretien. « Une évaluation détaillée du projet Akon City a été demandée à la Sapco et devrait être disponible sous peu », indique Mame Mbaye Niang. En fonction de ce qu’elle établira, nous n’hésiterons pas à en tirer les conséquences. D’autres opérateurs sont intéressés par cette zone et nous ne prendrons pas le risque de nous faire plomber par un opérateur, fût-il sénégalais, dont le projet n’a pas avancé d’un pouce.» Une menace à peine voilée qui contraste avec l’optimisme résolument affiché par Akon et son « business partner » Dominique Delport, qui précisent que leurs contacts avec la Sapco sont désormais fluides et quotidiens. L’artiste se retrouve aujourd’hui dans une situation d’autant plus délicate qu’un consortium hôtelier international a manifesté son intérêt pour la zone située entre Pointe Sarène et Mbodiène, englobant le terrain qui lui a été attribué. « La philosophie qui sous-tend Akon City, c’est de construire une ville durable avec une économie intégrée. La mise en place d’une idée aussi ambitieuse prend du temps, et les attentes des populations sont énormes. Mais il m’a fallu relever nombre de défis en cours de route », se justifie Akon. Trois ans après avoir été portée sur les fonts baptismaux, Akon City restera-t-elle comme le rêve illusoire d’un enfant sénégalais aux pieds nus qui, une fois devenu riche et célèbre aux États-Unis, s’était imaginé devenir le bienfaiteur de l’Afrique avant de se réveiller brutalement ?