DISPARITION – Publiée dans la Pléiade en 2011, l’œuvre de l’écrivain a connu une consécration qui transcende les clivages idéologiques et philosophiques. Il s’est éteint à Paris mardi, à la suite d’une longue maladie à 94 ans.
L’écrivain Milan Kundera est mort à Paris mardi 11 juillet à l’âge de 94 ans, ont annoncé la télévision tchèque, puis les éditions Gallimard mercredi matin. «Malheureusement, je peux vous confirmer que M. Milan Kundera est décédé (…) à la suite d’une longue maladie», a précisé à l’AFP Anna Mrazova, la porte-parole de la Milan Kundera Library, dans sa ville natale de Brno.
Mondialement renommé pour une œuvre traduite en une quarantaine de langues, Kundera était à bien des égards un écrivain mystérieux. Comme information biographique, il se contentait de déclarer : «Milan Kundera est né en Tchécoslovaquie. En 1975, il s’installe en France». Pour compléter cette notice, le diariste Matthieu Galey a laissé un portrait de Kundera plus fourni: «L’accent lui donne un charme infini et ces yeux bleus, si profonds dans l’orbite. Quelque chose d’un boxeur, et du pape. Chaleureux, protecteur. Donne confiance physiquement. Le contraire de ses livres».
Né le 1er avril 1929 à Brno en Tchécoslovaquie d’un père musicologue et pianiste, le romancier a d’abord été poète. Sa vie d’écrivain se confond bien sûr avec la littérature mais aussi avec l’Histoire d’un siècle qui a vu le communisme s’écrouler après avoir dominé les consciences d’une grande partie de l’intelligentsia européenne. Un drame qui sera au fondement de la vocation de Milan Kundera qui publie en 1967 son premier roman La Plaisanterie. Saluée par Louis Aragon, qui en écrit la préface lors de la publication du livre en France en 1968 («ce roman que je tiens pour une œuvre majeure»), cette œuvre puissante au style baroque et très enlevé explore, à travers la destinée de personnages masculins et féminins, une des thématiques fondamentales de son œuvre: la confrontation à la fois dramatique et comique entre la vie intime de l’individu, son caractère insaisissable et aléatoire et la fiction d’une idéologie collective, en l’occurrence le communisme stalinien. Un déchirement que l’auteur a connu de l’intérieur et qui a, d’une certaine manière, décidé du cours de sa vie.
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Communiste enthousiaste depuis l’âge de 18 ans, date à laquelle il adhère au parti après que celui-ci a pris le pouvoir en Tchécoslovaquie au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, Milan Kundera se rend vite compte de l’imposture du socialisme d’Etat, qui bride les consciences, notamment celle des écrivains et des intellectuels en les forçant à écrire dans une langue morte; celle d’un régime autoritaire et niveleur que Kundera qualifiera plus tard de kitsch pour sa lourdeur enthousiaste et sa bêtise tonitruante. Il relate cette désillusion dans La Plaisanterie, dont un des personnages principaux, le jeune Ludvik, sera exclu du parti pour avoir écrit sur une carte postale envoyée à une amie : «L’optimisme est l’opium du genre humain. L’esprit sain pue la connerie. Vive Trotsky». Le kitch n’est pas pour Kundera, qui reprendra ce leitmotiv de la désillusion libératrice dans tous ses romans, le propre d’une idéologie particulière. C’est la tendance que nous pouvons tous avoir d’enjoliver la condition humaine et d’en nier la dimension tragique pour la rendre supportable. «Moi aussi, j’ai été dans la ronde. C’était en 1948, les communistes venaient de triompher dans mon pays et moi je tenais par la main d’autres étudiants communistes. Puis un jour, j’ai dit quelque chose qu’il ne fallait pas, j’ai été exclu du parti et j’ai dû sortir de la ronde» écrit-il dans Le livre du rire et de l’oubli, premier de ses romans publié en France en 1979.
Un Tchèque à Paris
Exclu du parti une première fois en 1956, Kundera sera réintégré avant d’être définitivement exclu en 1970 après sa participation active au printemps de Prague en 1968. Kundera est alors membre de l’Union des écrivains – il participe à l’opposition d’un régime qui sera normalisé par l’intervention soviétique. Pour être contestataire, Kundera n’est cependant pas un libertaire à la mode soixante-huitarde. Au contraire du lyrisme pseudo révolutionnaire parisien qui prétendait faire table rase du passé, le mouvement praguois défendait la culture européenne et ses traditions menacées par le matérialisme sommaire de l’idéologie pseudo scientifique au pouvoir. Après avoir publié Risibles amours (1971) La Valse au adieux (1976) et La vie est ailleurs (1973) qui lui vaudra l’attribution du prix Médicis étranger, Milan Kundera affirme ne plus vouloir écrire.
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Mais ses admirateurs et amis le persuadent de continuer et l’invitent en France en 1975. Il va enseigner à l’université de Rennes, et en 1981, François Mitterrand lui octroie la nationalité française – en même temps que Julio Cortazar. Bientôt il élit Paris comme sa «deuxième ville natale». En 1984, il connait un grand succès avec L’Insoutenable légèreté de l’être , notamment grâce à l’adaptation en 1988 de son roman au cinéma par Philip Kaufman et Jean-Claude Carrière. Un roman inspiré par la thématique nietzschéenne du refus de l’esprit de lourdeur et qui explore le conflit pouvant exister, en chacun de nous, entre le désir d’authenticité et le devoir de lucidité. Comment aimer sans être dupe, de soi et de l’autre? Si l’amour et l’érotisme forment une grande part de la trame de ses romans depuis La Plaisanterie c’est que l’amour est une épreuve de vérité qui ne souffre aucune échappatoire.
Une quête de vérité
Libertinage et romantisme se disputent ainsi l’âme de personnages kunderiens en quête d’identité et qui cherchent, à travers l’autre, la révélation de leur propre vérité. Marqué en particulier par des auteurs rétifs à toute forme de certitude métaphysique comme Kafka, Robert Musil, l’auteur de L’Homme sans qualités ou Witold Gombrowicz le créateur de La Pornographie et de Ferdydurke, Kundera est aussi influencé par l’esprit du XVIIIe siècle français et notamment par Diderot qui lui inspirera une pièce de théâtre Jacques et son Maitre, hommage à Denis Diderot en 1981. Il revendique par ailleurs l’intuition de Nietzsche pour qui «l’amour est une longue conversation» entre des individus de sexe opposés qu’un certain malentendu séparera toujours mais qu’une amitié érotique peut réconcilier.
Les romans de Kundera sont tous habités par la hantise de l’insignifiance sans pour autant céder au désespoir nihiliste d’un Cioran. L’amour authentique est aussi de ce monde, nous rappelle l’écrivain dans un de ces derniers romans L’Identité (2003) mais il relève d’une ascèse spirituelle et peut être aussi d’une forme d’art. Si son œuvre a été saluée par de grands écrivains étrangers comme Philip Roth ou John Updike et soutenue en France par Philippe Sollers, Alain Finkielkraut ou Bernard-Henri Levy, certains critiques ont déploré le «tournant français» de Kundera et considèrent que ses livres sont devenus bavards et trop chargés de rhétorique.
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En réponse à ses détracteurs, Milan Kundera, qui ne donnait plus d’interview depuis 1985, soutenait que le roman, justement parce qu’il est un art total, peut intégrer des formes diverses qui peuvent relever de l’essai, du théâtre ou de la digression philosophique. Ainsi dans son roman l’Immortalité publié en 1990 fait-il dialoguer Goethe et Hemingway. Maitrisant parfaitement le français Kundera écrira désormais directement dans cette langue et publiera en 1993 La Lenteur un roman où il passera au crible de son ironie l’esprit contemporain fondé sur la vitesse et le culte bruyant de la nouveauté pour la nouveauté.
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Si les sociétés soviétisées prétendument socialistes cultivaient la négation du passé traditionnel celles de la post modernité occidentale souffrent d’un autre fléau : celui d’un bavardage médiatique qui ne s’interrompt jamais comme si le silence, la prière ou la simple contemplation étaient devenues d’étranges manies. Comment vivre dans un monde sans mémoire devenu la proie du spectacle et de la vulgarité marchande ? Dans un de ses derniers romans, La Fête de l’insignifiance (2003), Kundera montre à quel point notre époque vouée à la lourdeur de l’esprit de sérieux est «d’autant plus drôle qu’elle a perdu tout sens de l’humour».
Plus que critique envers le pseudo progressisme de la modernité il sera à l’origine, en 1987, de la revue Le Messager européen initiée par Alain Finkielkraut et consacrée en particulier aux écrivains et penseurs dissidents du bloc de l’est. Pour Kundera l’idée même d’Europe était impensable sans ceux qui, tels Jan Patocka ou Vaclav Havel, avaient été les fers de lance de la lutte anti totalitaire. Ni réactionnaire ni moderniste, l’œuvre de Milan Kundera peut, à certains égards, être considérée comme une formidable protestation à l’encontre de «l’immense conspiration contre la vie intérieure» que Bernanos dénonçait à travers «le monde moderne». Dans une lettre à Philippe Sollers publiée en 1989 Kundera écrivait : «Le discours prédominant de nos jours n’a rien de voltairien ; le monde technocratisé dissimule sa froideur sous la démagogie du cœur.» Les menaces sur la culture l’inquiétaient : «Un jour toute la culture passée sera complètement réécrite et complètement oubliée derrière son rewriting».
Publiée dans La Pléiade en 2011, son œuvre a connu une consécration qui transcende les clivages idéologiques et philosophiques. Milan Kundera a obtenu moults prix littéraires dont Le grand prix de littérature de l’Académie française en 2001, le prix mondial Cino Del Duca en 2009 et le prix de la Bibliothèque nationale de France en 2012. Il fut réhabilité par son pays natal qui lui rendu sa nationalité en 2019. Dès 1991, son roman La Plaisanterie avait été autorisé à nouveau à Prague. Kundera avait alors demandé que ses droits d’auteur servent à l’édition en tchèque de Céline.