Assis sur les balles de fripes qu’il vend sur un marché populaire de Dakar, Assane Fall dit avoir « mal » après le report de la présidentielle, mais « malheureusement, nous ne pouvons rien faire ».
La crainte des violences ou la simple incertitude du lendemain est mauvaise pour ses affaires sur le marché de Colobane. Mais ce n’est pas ce qui affecte le plus ce vendeur de 38 ans, marié et père de famille.
Comme plusieurs Dakarois interrogés mardi par l’AFP, il est attaché à la pratique de la démocratie et à l’exercice électoral dont le Sénégal fait volontiers un motif de fierté quand les faits accomplis politiques prolifèrent dans la région.
La présidentielle prévue le 25 février était « une date qui (appartenait) au peuple, le jour où il devait choisir son élu mais Macky Sall l’a arraché aux 18 millions de Sénégalais », dit-il en parlant du chef de l’Etat.
Les députés sénégalais ont approuvé lundi soir un report sans précédent de l’élection, remise au 15 décembre, et le maintien à son poste du président Sall, dont le deuxième mandat devait expirer le 2 avril mais qui devrait rester maintenant jusqu’à début 2025.
Le Parlement a entériné le report décrété deux jours plus tôt par le président Sall. Il avait invoqué la grave crise en cours après l’homologation de 20 candidatures à la présidentielle et le rejet de dizaines d’autres, et le risque de troubles semblables à ceux connus en 2021 et 2023.
Beaucoup de Sénégalais soupçonnent un prétexte pour éviter une défaite cuisante du candidat désigné par M. Sall pour lui succéder, voire un subterfuge pour permettre à M. Sall de rester à la tête du pays.
L’ajournement, dont la constitutionnalité est vivement mise en doute, a suscité un tollé. Mais contrairement à une inquiétude répandue, il n’a pas fait descendre les Sénégalais dans les rues.
Faire ses comptes, encore
« Malheureusement, nous ne pouvons rien faire. Lorsque nous manifestons, nous sommes réprimés avec des gaz lacrymogènes », dit Assane Fall. Ses collègues approuvent d’un hochement de tête sous leurs tentes en plastique en bord de route.
L’ajournement de la présidentielle et le spectacle extraordinaire auquel il a donné lieu avec des députés votant sous la protection des gendarmes ont laissé les Dakarois qu’a interrogés l’AFP résignés, abattus ou dégoûtés, mais rarement révoltés.
Pendant que les députés s’invectivaient ou s’empoignaient lundi, la capitale tournait au ralenti, avec la peur des émeutes, des pillages, des incendies ou des blocages. Dakar et le Sénégal sont passés par là en 2021 et 2023.
Des dizaines de personnes ont été tuées ces deux dernières années, des centaines arrêtées, le parti antisystème Pastef dissous, l’université fermée…
Pour beaucoup qui vivent au jour le jour, une journée sans travail cela peut être une journée sans grand-chose à manger.
« Je ne suis pas sorti de la maison hier (lundi) à cause des manifestations » annoncées par l’opposition dont les appels ont finalement été peu suivies, rapporte Talla Sall, 45 ans, vendeur de sacs d’emballage.
« J’ai perdu de l’argent, habituellement j’ai un chiffre d’affaires allant de 40.000 à 50.000 francs CFA » (61 à 76 euros), dit-il.
Fermés pour beaucoup d’entre eux, les magasins ont commencé à rouvrir doucement mardi sur un autre marché de la capitale, Sandaga. Moussa Seck, 30 ans, fait lui aussi ses comptes dans une de ces innombrables boutiques qui proposent une multitude de services, dont le transfert d’argent via les téléphones mobiles.
Résignation et résilience
Les autorités ont suspendu l’internet des données mobiles, officiellement pour enrayer la diffusion de « messages haineux et subversifs ». Moussa Seck a connu une « journée morte » lundi.
« Sans les données mobiles, les clients ne peuvent pas transférer d’argent. Je reçois habituellement plus de 100 clients par jour. Je n’en ai même pas eu la moitié » lundi et, mardi, « la déprime continue car les clients ne viennent toujours pas », se lamente-t-il.
Les restrictions d’accès à internet, déjà subies en juin 2023, affectent tout un monde de petits commerçants ou de livreurs. Bien des entreprises dépendent des réseaux sociaux. Les transferts d’argent de Sénégalais de l’étranger vers le pays jouent un rôle économique et social considérable.
Les autorités ont aussi interdit la circulation des deux-roues. « Chaque fois qu’il y a de la tension politique, c’est nous les livreurs qui en pâtissons », dit Baye Cheikh Diouf, livreur à Colobane. « Je n’ai plus aucune confiance dans les institutions », avoue-t-il.
Abdoulaye Touré, marchand de vêtements, n’en est pas encore tout à fait là. « On s’en remet à Dieu. On est résilient. On fait notre devoir. On travaille à la sueur de notre front. Mais c’est dur. Le peuple commence à perdre espoir ».