Mort de l’écrivaine Maryse Condé: récit d’une «vie sans fards» entre trois continents

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Avec Aimé Césaire et Edouard Glissant, la Guadeloupéenne Maryse Condé a longtemps incarné la puissance et la créativité de la francophonie caribéenne. Romancière hors pair, elle a sur mettre en fiction la révolte et la pensée océanique de ses deux aînés. L’auteur de Ségou, épopée romanesque en deux volumes qui l’a fait connaître dans les années 1980, s’est éteinte à l’hôpital. Depuis 2013, elle s’y était retirée avec son mari Richard Philcox, après avoir séjourné un temps dans le Marais où elle s’était installée à son retour des États-Unis où elle a vécu et enseigné pendant près de trois décennies. Fondatrice du Centre des études françaises et francophones à l’université Columbia, elle avait contribué à faire connaître la littérature francophone aux Américains.

Richard Philcox, marié en secondes noces, partageait la vie de l’écrivaine depuis 1969. L’homme qui était devenu au fil du temps l’interlocuteur privilégié des journalistes qui voulaient rencontrer Maryse Condé, était manifestement beaucoup plus qu’un mari : il était aussi le traducteur attitré de ses romans pour la version anglaise, son secrétaire et peut-être même son infirmier dans les dernières années de la vie de la romancière clouée à son fauteuil roulant à cause de la maladie. Le couple s’était rencontré au Sénégal. C’est en Afrique que Maryse Condé a commencé sa carrière professionnelle d’enseignante et d’écrivaine. Il faudra un jour raconter l’histoire de leur couple, même si la romancière a toujours refusé de porter le nom de cet époux tendrement aimé, préférant garder celui de son premier mari, père de ses trois filles et grand-père de ses cinq petits-enfants.

Maryse Condé, la leçon d’écriture

Lauréate de nombreux prix (Prix de l’Académie française, Prix Carbet de la Caraïbe, Prix Marguerite Yourcenar, Grand Prix Littéraire de la femme, Prix Tropiques), Maryse Condé a obtenu en 2018 le prix Nobel alternatif de littérature pour son roman Le fabuleux et triste destin d’Ivan et Ivana (2017). Organisé de manière plus démocratique que le Nobel classique, avec un jury populaire de 32 000 personnes à travers le monde appelées à voter pour déterminer le lauréat, le Nobel alternatif a contribué au rayonnement international de l’œuvre de Maryse Condé, en attirant l’attention du grand public à l’écriture singulière et riche de la romancière guadeloupéenne.

C’est une œuvre composée d’une vingtaine de romans, recueils de nouvelles et d’essais sur la littérature, la langue et les causes que l’auteur a défendues à travers ses romans mais aussi tout au long d’une vie riche en combats et en créations. La condition de la femme caribéenne, l’esclavage, les relations complexes entre l’Afrique et sa diaspora sont quelques-uns des thèmes que Maryse Condé n’a eu de cesse d’explorer à travers son œuvre prolifique, dès son tout premier roman Hérémakhonon, paru en 1976.

Une jeunesse guadeloupéenne

La vie de Maryse Condé n’a pas été un long fleuve tranquille. L’écrivain en a raconté dans ses récits autobiographiques les lignes de rupture, mettant en scène le chemin qu’elle a dû se forger entre les diktats de sa famille, les circonstances de la vie et ses propres obsessions. Elle était née dans une famille noire bourgeoise de la Guadeloupe. Ses parents appartenaient à la première génération de Noirs qui, grâce au républicanisme égalitaire à la française, avaient su s’arracher à la misère et la pauvreté qui étaient le lot des enfants et des petits-enfants des anciens esclaves.

La mère de l’auteure disparue était l’une des premières institutrices noires de l’île et son père, pupille de la nation, était banquier, un « self-made man ». Ils se désignaient comme de « Grands Nègres » et avait inculqué à leurs huit enfants l’ambition de réaliser leurs rêves et l’amour de la grande culture. La benjamine de la famille, Maryse a grandi au sein d’une fratrie turbulente et riche en potentialités intellectuelles. Une de ses sœurs faisait la médecine, son frère aîné deviendra le premier agrégé de Guadeloupe. Comment s’étonner alors que déjà à 10 ans, la petite Maryse avait lu tous les classiques français ? « A 12 ans, je connaissais tout Victor Hugo…  »

L’épisode structurant, il faudrait plutôt dire déstructurant, de cette époque tourne autour d’un cadeau d’anniversaire. Pour ses 12 ans, la jeune fille avait reçu de la part d’une amie de sa mère le grand roman de la Britannique Emily Brontë : Les Hauts de hurlevent. Le lendemain, après avoir passé toute la nuit à dévorer ce classique des lettres mondiales, elle s’était empressée d’aller remercier l’amie de sa mère pour son cadeau.

Maryse Condé raconte : «  Je lui ai dit :  » Un jour, moi aussi j’écrirai des livres. Je serai aussi connue et je ferai des livres aussi beaux que ceux d’Emily Brontë.  » Elle m’a dévisagée avec une sorte d’étonnement outré :  » Mais tu es folle ! Les gens comme nous n’écrivent pas !  » Pour elle, écrire c’était l’affaire des Blancs, des hommes, éventuellement celle des femmes blanches qui vivent dans des grands pays comme l’Angleterre, les États-Unis ou la France. Cette remarque m’avait complètement anéantie. »

La voie littéraire lui étant ainsi barrée, du moins pour le moment, l’adolescente se destinera à l’enseignement. Étudiante sérieuse, elle quitte l’île natale à l’âge de 16 ans et débarque seule à Paris, pour poursuivre ses études au prestigieux lycée Fénelon, rêvant d’entrer à l’École Normale supérieure. Elle suit aussi un cursus d’Histoire à la Sorbonne. Mais son rêve de faire une brillante carrière dans l’enseignement s’effondre rapidement lorsqu’elle se retrouve enceinte, abandonnée par son amant haïtien et rejetée par sa famille. Elle était réduite à s’occuper seule de son fils.

Parallèlement à cette dérive sentimentale et matérielle, la jeune femme vivait une révolution intellectuelle. A l’origine de cette révolution, sa découverte du volume à couverture rouge et or intitulé Discours sur le colonialisme d’Aimé Césaire, paru aux éditions Présence Africaine. Cette lecture va lui dessiller les yeux et la révéler à elle-même pour ce qu’elle était : elle s’est découverte « noire ». « Mes parents ne m’ayant jamais parlé de l’esclavage, je croyais que les Noirs poussaient aux Antilles comme les goyaviers poussent aux goyavers et les fleurs parfumées de l’ylang-ylang aux arbres du même nom. C’est à la lecture de Césaire que j’ai compris que la présence des Noirs sur le continent américain n’allait pas de soi et qu’elle était le résultat d’un processus historique », aimait-elle raconter. Cette découverte capitale, doublée d’un esprit de révolte par rapport à sa famille, n’est sans doute pas étrangère à la décision que prit la future romancière à l’age de 22 ans de partir vivre en Afrique.

Détour par l’Afrique

En 1959, c’est dans les bras de l’acteur guinéen Mamadou Condé que la future romancière avait épousé à Paris, qu’elle débarqua en Côte d’Ivoire où elle travailla pour la Coopération française, avant d’aller s’installer en Guinée. Ce sont les années Sékou Touré. Derrière les slogans de l’égalité et du marxisme scientifique, s’organisait un régime totalitaire et prédateur qui s’appropriait les richesses du pays, alors que l’essentiel de la population vivait dans la misère noire. Au Ghana, où elle vécut un temps, se répétait la même histoire sous l’égide de l’administration fantasque de Nkrumah. Celle-ci sera renversée par un coup d’État et remplacée par un régime militaire, à peine moins fantasque et autoritaire que le précédent.

Dans son récit de mémoires, La Vie sans fards, Maryse Condé a raconté avec moult détails ses douze années de souffrances et galères dans une Afrique plongée dans ses propres malheurs. Les Africains n’avaient que faire de la quête des origines d’une Antillaise qui ne portait ni pagnes ni boubous et refusait obstinément de parler les langues du pays. Ce séjour en Afrique fut aussi pour la jeune Guadeloupéenne l’occasion de découvrir le fossé qui la séparait des Africains. Alors qu’en s’installant au continent noir, elle pensait voir s’instaurer spontanément les liens rompus par l’esclavage, sa présence ne suscitait que l’incompréhension et le rejet. Ce constat douloureux conduit la future romancière à s’interroger sur la validité des thèses de la négritude et à prendre ses distances par rapport à sa vision romantique de l’Afrique. « La couleur est un épiphénomène », aimait répéter Maryse Condé, faisant écho aux propos de Frantz Fanon, qui a exercé une influence majeure sur sa pensée.

De l’aveu même de la romancière, c’est dans cette dialectique identitaire que se trouve l’origine de son écriture. Elle y vient tardivement, à son retour en France au début des années 1970, après son divorce avec son premier mari, Mamadou Condé. Elle a puisé l’inspiration de ses premiers livres, notamment pour Hérémakhonon, qui est un récit quasi-autobiographique de sa vie en Guinée sous Sékou Touré. Ce premier livre sera suivi d’un roman historique en deux volumes, Ségou (1984-1985), lequel a ouvert à Maryse Condé les portes de la notoriété.

Pour l’universitaire Lilyan Kesteloot qui a beaucoup travaillé sur les écrivains d’Afrique et des Antilles, l’effort d’information préliminaire que l’écriture de cette énorme fresque sur l’ancien empire du Mali a nécessité a aidé la Guadeloupéenne à acquérir les clés qui lui avaient tant manqué pendant son exil africain. « Ce détour par l’Histoire – et la recréation de cette Histoire par le roman – lui a donc permis, a écrit Kesteloot, de relativiser à la fois le tragique du passé ancestral et les frustrations du contact personnel. À la recherche, vaine, d’une Afrique mère adoptive, elle substitue la connaissance, réelle, d’une Histoire collective qu’elle assume ; et ce fait la libère du même coup. Elle peut enfin aimer, oui, aimer, l’Afrique. Et la quitter. »

Après Ségou, tout se passe en effet comme si Maryse Condé avait fini de payer sa dette intellectuelle à l’Afrique. L’imagination de la romancière quitte désormais les rivages du continent noir pour investir les Antilles et l’Amérique. C’est une nouvelle étape dans son écriture. Elle tente alors de cartographier l’identité antillaise dans son ici et maintenant. Elle met en scène les tensions sociales à travers les sagas des grandes familles caribéennes (La Vie scélérate), évoque la résistance anti-impériale (Moi, Tituba, sorcière et La Migration des coeurs), élargit l’expérience antillaise en y faisant entrer celle d’une diaspora constamment confrontée à l’autre et appelée à se redéfinir (Desirada, Pays mêlé).

Les personnages de Maryse Condé sont souvent des femmes fragiles, plurielles, hétérogènes comme l’auteure elle-même. Marginalisées, elles tentent inlassablement, à travers les vicissitudes de la vie et du monde, de prendre leur destin en main et d’affirmer leur liberté. Elles ont pour nom Tituba, Rosélie, Célanire ou encore Victoire, la grand-mère maternelle à laquelle la romancière a consacré l’un de ses livres les plus émouvants, à mi-chemin entre biographie et fiction, Victoire, les saveurs et les mots. « Ma grand-mère était une cuisinière hors pair, servante chez des Békés, analphabète, mais déterminée à donner à sa fille les outils de l’instruction pour qu’elle puisse se battre à armes égales dans l’arène de la vie. Je ne l’ai pas connue. Et comme j’ai perdu ma mère très tôt, l’écriture de ce livre m’a permis de les connaître toutes les deux et de me connaître à travers elles. C’était une expérience merveilleuse, car j’avais enfin l’impression de faire partie d’une famille, et, au-delà, d’une histoire, celle de la Guadeloupe et des Antilles. »

Une histoire faite de dominations et de souffrances que la Guadeloupéenne Maryse Condé connaissait bien. En tant que présidente du Comité pour la mémoire de l’esclavage, créé par le président Jacques Chirac, elle s’était chargée de soigner l’âme meurtrie de son peuple par des siècles d’esclavage. Ses outils pour réparer les maux de l’âme avaient pour nom « mémoire » et « éducation ». Apprendre le passé pour le comprendre. S’en souvenir pour ne jamais l’oublier. C’est en se basant sur les conclusions de son rapport circonstancié sur l’enseignement de ce passé traumatisant dans les écoles, que le gouvernement français a fixé le 10 mai comme journée de commémoration de l’esclavage, lequel avait déjà été institué comme crime contre l’humanité par la loi dite Taubira de 2001.

Pour la romancière, cette réparation passait aussi par la politique. Maryse Condé avait été tentée un temps d’influer sur la vie politique de son île en militant au sein du mouvement indépendantiste guadeloupéen. Elle s’était même présentée aux élections en tant que candidate de l’Union populaire pour la libération de la Guadeloupe. Elle n’avait pas été élue, son parti avait été balayé, mais la cause demeure. « Pour moi, affirmait-t-elle avec une belle constance intellectuelle, l’indépendance de mon pays est un rêve auquel je ne renonce pas. »

Sans pour autant adhérer à tous les diktats des indépendantistes, notamment à ceux concernant la langue. « On nous dit que le créole est notre langue maternelle, et le français la langue de la colonisation, qu’il faut rejeter. C’est trop simpliste. Pour moi, le français n’est plus une langue coloniale car je l’ai cannibalisée, réinterprétée avec mon histoire, mon ethnicité, mon vécu. D’ailleurs, je n’écris ni en français ni en créole, mais en Maryse Condé !  »

► Maryse Condé en quelques titres :

Hérémakhonon, Paris, UGE, 1976

Ségou, les murailles de terre, suivi de Ségou, la terre en miettes, Paris, Robert Laffont, 1984-1985

Moi, Tituba, sorcière noire de Salem, Paris, Mercure de France, 1986

Victoire, les saveurs et les mots, Paris, Mercure de France, 2006

La Vie sans fards, Paris, Editions JC Lattès, 2012

Le fabuleux et triste destin d’Ivan et Ivana, Paris, Editions JC. Lattès, 2017

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