MIEUX COMPRENDRE NATIONS NÈGRES ET CULTURE

Date:

par Makhtar Diouf

EXCLUSIF SENEPLUS – Cheikh Anta Diop s’inscrit dans ce que Louis Aragon nommait ‘la rééducation de l’homme par l’homme’, une lutte pour sortir des ténèbres. En Afrique, ces ténèbres furent imposées par le colonialisme et l’esclavage

Makhtar Diouf  |   Publication 08/02/2025

L’ouvrage le plus connu de Cheikh Anta Diop est Nations nègres et cultureDe l’antiquité nègre égyptienne aux problèmes culturels de l’Afrique Noire d’aujourd’hui publié à Paris en 1954.

La falsification de l’histoire

Pour Cheikh Anta Diop (1923 – 1986), l’humanité a pris naissance en Afrique dans la région des Grands Lacs à cheval sur la Tanzanie, l’Ethiopie, le Kenya et la vallée de l’Oromo.

L’Afrique est aussi le berceau de la civilisation. Les premiers Egyptiens qui étaient des Nègres, ont inventé la philosophie, les mathématiques et la médecine. La Grèce est à l’origine de la civilisation occidentale, mais ses plus grands savants (Thalès, Pythagore, Archimède, Platon, Hippocrate …) sont tous allés puiser leur science dans l’Egypte nègre. Tous ces faits, tient à préciser l’auteur, portent les témoignages des fouilles archéologiques et de grands historiens de l’Antiquité comme Hérodote, Diodore, Strabon, Pline, Tacite. Et de rappeler que l’histoire n’est rien d’autre que découverte d’une vérité oubliée. C’est sans doute pour cela que Hegel a tenu à séparer l’Egypte de l’Afrique.

En dehors des historiens de l’Antiquité gréco-romaine, Cheikh Anta Diop s’est inspiré d’auteurs plus récents, partisans de l’antériorité des civilisations nègres. Ils ont pour noms : Volney (1757 – 1820), Abbé Henri Grégoire (1750-1831), Jean-François Champollion dit Champollion le jeune (1790 -1832), Antênor Firmin (1850-1911), Maurice Delafosse (1870 – 1926), Leo Frobenius (1873 – 1938).

De ces écrits, il ressort que les habitants de l’ancienne Egypte étaient de teint noir et étaient en avance dans les domaines scientifiques et philosophiques. Selon l’Allemand Leo Frobenius, ces Africains étaient civilisés jusqu’à la moelle de leurs os. Il ajoute qu’il ne connaît aucun peuple du Nord susceptible d’être comparé à ‘’ces primitifs’’ en terme de civilisation.

Cheikh Anta ayant lu ces écrits, soutient que le colonialisme a tout fait pour rendre les Africains amnésiques de leur passé : le but est d’arriver, en se couvrant du manteau de la science, à faire croire au Nègre qu’il n’a jamais été responsable de quoi que ce soit de valable, même pas de ce qui existe chez lui… L’usage de l’aliénation culturelle comme arme de domination est vieux comme le monde. Chaque fois qu’un peuple en a conquis un autre, il l’a utilisée. C’est pour les besoins de la colonisation de l’Afrique, « pour lui apporter la civilisation », que l’histoire a été falsifiée… La colonisation politique et économique est indissociable de l’entreprise de colonisation des esprits. Pour justifier la traite négrière et l’oppression coloniale, le thème de l’absence de culture (de l’esprit) chez les Noirs d’Afrique est invoqué (Diop 1954, 3° imp. 1979 : 14).

Cheikh Anta élabore ce livre dans la période 1948-53, en pleine période d’effervescence intellectuelle du Paris de l’après-guerre. Il n’a pas ses habitudes dans les cafés ‘’Flore’’ et ‘’Deux Magots’’ du quarter Saint-Germain-des-près de l’intelligentsia française, plutôt présent dans les bibliothèques pour ses recherches. Alors que les écrivains noirs s’intéressent les uns à la dimension culturelle, les autres à la dimension politique pour émotivement demander l’indépendance, il se met en symbiose sur les deux positions. Si l’Afrique a été colonisée pour lui apporter la civilisation, dans la mesure où il est révélé que la civilisation africaine est antérieure à la civilisation occidentale qui lui est même redevable, c’est tout le socle de la justification de la colonisation qui s’écroule. L’indépendance devient logiquement une exigence historique, cette fois scientifiquement démontrée. Comme il le dit : il ne s’agit pas de se créer de toutes pièces une histoire plus belle que celle des autres de manière à doper moralement le peuple pendant la période de lutte pour l’indépendance nationale, mais de partir de cette idée évidente que chaque peuple a une histoire…Si par hasard notre histoire est plus belle qu’on ne s’y attendait, ce n’est là qu’un détail heureux qui ne doit plus gêner dès qu’on aura apporté à l’appui assez de preuves objectives, ce qui ne manquera pas d’être fait ici (Nations nègres, éd. 1979, t. 1, p. 19).

Lorsqu’il assiste au Congrès des écrivains et artistes noirs en 1956, il a déjà écrit Nations nègres et culture. Cheikh Anta Diop revient sur ces thèses dans des publications ultérieures comme Antériorité des civilisations nègres (1967), Parenté génétique de l’égyptien pharaonique et des langues négro-africaines (1977), et dans son dernier ouvrage Civilisation ou BarbarieAnthropologie sans complaisance (1981).

Remuements intellectuels autour de Nations nègres et culture

Nations nègres et culture est présenté par Aimé Césaire comme le livre le plus audacieux qu’un Nègre ait jusqu’ici écrit et qui comptera à n’en pas douter dans le réveil de l’Afrique (‘’Discours sur le colonialisme’’,1955, pp. 33/34).

Dans la France coloniale de l’époque, et même dans la France d’après 1960, les thèses de Cheikh Anta sont ressenties comme une onde de choc, comme un séisme psychique. Elles dérangent, donc rencontrent inéluctablement des détracteurs. C’est le sort fait partout dans le monde et à toutes époques de l’histoire à tous ceux qui professent des idées nouvelles. Le phénomène de résistance au changement est tenace et universel.

Les turbulences intellectuelles provoquées par ce livre font penser à cet incendie allumé par les idées, dont parlait Marx dans ses écrits de jeunesse. L’histoire abonde de situations où des porteurs d’idées nouvelles sont traités de fous et persécutés.

Le savant astronome italien Galileo Galilée (1564-1642) en avait fait les frais au 17ème siècle par emprisonnement. Son ‘’crime’’ avait été de reprendre la thèse de l’héliocentrisme développée au siècle précédent par l’astronome polonais Nicolas Copernic (1473 – 1543) selon laquelle la terre tourne autour du soleil. La croyance tenace à l’époque était que c’est le soleil qui tourne autour de la terre.

S’y ajoute en France l’hostilité des nostalgiques de la colonisation et des militants du néocolonialisme. Les écrits d’anthropologues et historiens européens sur l’antériorité des civilisations nègres n’étaient pas très connus, et émanaient de Blancs. On pouvait les ignorer, les classer dans la marginalité. Mais lorsque des écrits plus percutants sur le même thème proviennent d’un Nègre dont on pensait que la capacité intellectuelle était très limitée, c’est une autre histoire. Mais Cheikh Anta a eu la réaction scientifique attendue d’un intellectuel du type idéal.

Lorsqu’en 1970 il est sollicité par le Français René Maheu, directeur général de l’Unesco, pour la rédaction d’une Histoire générale de l’Afrique, il pose des conditions pour sa participation : que l’ouvrage traite de l’histoire ancienne de l’Afrique avec l’origine des anciens Egyptiens, que l’Unesco organise d’abord un Colloque auquel il sera fait appel aux plus grands spécialistes mondiaux de l’égyptologie, qu’ils soient informés deux ans avant pour leur permettre de se préparer, de fourbir leurs armes pour une confrontation scientifique des thèses, et que le colloque se tienne en Egypte même, au Caire.

Le Colloque se tient au Caire du 28 janvier au 3 février 1974, en présence d’une vingtaine de scientifiques d’Amérique (Canada, Etats-Unis), d’Europe, (Finlande, France, Suède), d’Afrique (Egypte, Soudan), de six observateurs et de deux représentants de l’Unesco. Cheikh Anta y vient avec son disciple l’historien congolais Théophile Obenga. Ils y font une grosse impression. Dans le rapport final présenté par le professeur français Jean Devisse, pourtant contestataire des thèses de Cheikh Anta, on peut lire : la très minutieuse préparation des communications des professeurs Cheikh Anta Diop et Obenga n’a pas eu, malgré les précisions contenues dans le document de travail préparatoire envoyé par l’Unesco, une contrepartie aussi égale. Il s’en est suivi un véritable déséquilibre dans les discussions.

Ce qui signifie qu’il n’y a pas eu photo : on sait qui sont les vainqueurs de cette confrontation scientifique.

Leurs présentations argumentées, convaincantes, comme le souligne le rapport final amènent l’Unesco à admettre les racines noires et linguistiques de l’Egypte pharaonique : les anciens Egyptiens étaient de teint noir ; leur langue n’est pas une langue sémitique comme l’arabe ; c’est une langue négro-africaine. Ce qui fait que l’Afrique entre de plain-pied dans l’histoire de l’humanité, contrairement à la thèse du philosophe allemand Hegel qui ne reposait sur aucune base scientifique. L’ouvrage Histoire générale de l’Afrique va être publié en huit volumes à partir de 1980 avec cette nouvelle donne.

Après le Colloque du Caire et la publication de cet ouvrage, on pouvait penser que le débat était clos. Que non ! L’hostilité à l’égard des thèses de Cheikh Anta en France ne connaît pas de répit.

L’Antillais Jean Yoyotte, professeur au Collège de France, présenté comme égyptologue, l’attaque agressivement : Cheikh Anta Diop était un imposteur. Un égyptologue incapable de lire le moindre hiéroglyphe. Son œuvre est nulle, remplie d’erreurs. Il dit tout cela dans une interview avec des propos d’une extrême incohérence. Lui, l’idée d’indépendance des Antilles de ses ancêtres ne l’a jamais effleuré.

L’université française était pourtant bien représentée à ce colloque par Jean Devisse, Jean Vercoutier, Nicole Blanc et Jean Leclant. Aucun de ces éminents spécialistes n’a tenu de tels propos sur Cheikh Anta. Celui-ci troublait leurs convictions antérieures, mais ils le respectaient. Il se trouve seulement qu’il n’est pas aisé pour un professeur au bord de la retraite de remettre en cause ce qui lui a été enseigné et qu’il a lui-même enseigné durant des décennies.

Toute œuvre est sujette à des critiques. Mais pourquoi attendre que l’auteur dont on est contemporain ne soit plus là pour lui adresser des critiques condamnées à être sans réponses de sa part ? Comme le fait cet autre, Alain Froment dans les années 1990 avec son article ‘’Science et conscience : le combat de Cheikh Anta Diop’’, avec ces propos : des préjugés dans la recherche du passé africain ; des procédés discutables ; des affirmations sans preuves ; des concepts ambigus ; la tentation raciste. Cheikh Anta serait un raciste ? L’historienne française spécialiste de l’Afrique Catherine Cokery-Vidrovitch porte à Froment une réplique cinglante dans la même revue Cahiers d’Etudes Africaines,‎ 1992.

Comment se fait-il que ces ‘’éminents égyptologues’’ n’aient pas été invités au Colloque du Caire qui avait réuni les plus grands spécialistes mondiaux de l’égyptologie ? Pourquoi n’ont-ils pas attaqué Cheikh Anta de son vivant ? Pourquoi n’ont-ils pas été aussi irrespectueux à l’égard des scientifiques français qui ont établi que les anciens Egyptiens étaient noirs, remarquablement civilisés et pénétrés de sciences ? Ils n’ont eu que des réactions épidermiques, n’ont lancé que des procès d’intention, prêtant à leur adversaire (ou ennemi) des motivations inavouables.

La démarche scientifique de Cheikh Anta Diop

Après avoir écrit Nations nègres et culture, Cheikh Anta Diop ne prétend pas fermer la porte à des précisions à apporter à cet ouvrage : l’ensemble du travail n’est qu’une esquisse où manquent toutes les perfections de détail. Il était humainement impossible à un seul individu de les y apporter : ce ne pourra être que le travail de plusieurs générations africaines. Nous en sommes conscients et notre besoin de rigueur en souffre : cependant les grandes lignes sont solides et les perspectives justes (p. 29-30, tome 1, ed. 1979).

Il est du devoir intellectuel de ceux qui se considèrent comme ses disciples de répondre à cet appel à s’activer sur ces pointillés qu’il a tracés.

Le substrat préexistant

Cheikh Anta n’a rien inventé. Et il le précise bien dans la préface de la première édition 1954 : Cet ouvrage n’est pas une « invention » de données. L’invention doit être distinguée de la découverte. On invente quelque chose qui n’existait pas, on découvre quelque chose qui existait. Il s’est lui, inscrit dans la découverte. Il n’est pas parti creatio ex nihilo, c’est-à-dire de rien. Il est parti creatio ex materia, c’est-à-dire création à partir d’un substrat préexistant conçu autour de deux éléments : le premier est constitué par les écrits d’auteurs anciens et modernes qu’il cite abondamment en plus des travaux archéologiques. Ces auteurs, historiens et anthropologues n’étaient préoccupés que par le constat scientifique de l’antériorité des civilisations nègres, sans s’impliquer dans la quête d’indépendance des peuples africains colonisés. La vérité scientifique était leur seule motivation.

Le second élément est constitué par les partisans de la thèse ‘’’l’Afrique a été colonisée pour être civilisée’’.

Qui sont ces colonisateurs des esprits ? Cheikh Anta n’en cite qu’un seul : Gobineau, qui n’a fait que disserter sur les thèses négrophobes de ses prédécesseurs pour conclure que les Noirs n’avaient que des dons artistiques. Cheikh Anta ne parle d’ailleurs de Gobineau que lorsqu’il reproche à Senghor de s’être inspiré de celui-ci pour dire que l’émotion est nègre, la raison est hellène. En fait, Senghor avait pastiché Aristote qui disait que la femme est centre d’émotion et l’homme centre de raison.

Les mentors négrophobes de Gobineau comme Montesquieu, Voltaire, Victor Hugo, Albert Sarraut, Jules Ferry, Paul Broca et ses disciples de la Société d’Anthropologie de Paris (SAP) ne sont pas mentionnés dans Nations nègres … même pas dans la bibliographie. C’est en se plongeant dans leurs élucubrations négrophobes qu’on arrive à mieux comprendre le bien-fondé du projet de Cheikh Anta en écrivant ce livre.

La SAP a été créée par Paul Broca comme un laboratoire de ‘’racisme scientifique’’. Elle utilise des méthodes anthropométriques comme la craniométrie avec l’usage d’un goniomètre pour mesurer la taille du cerveau. Elle utilise aussi la phrénologie (science du cerveau) pour établir que les circonvolutions du cerveau du Nègre sont différentes de celles du cerveau du Blanc. Pour démontrer ‘’scientifiquement’’ l’infériorité intellectuelle du Nègre qui est d’une race inférieure.

La SAP créée en 1859 est reconnue d’utilité publique par le ministère de l’Instruction publique qui lui alloue des fonds en plus de ceux de mécènes libéraux intéressés. C’est un instrument utilisé sous la Troisième République pour l’entreprise coloniale de la France avant la Conférence de Berlin de 1885 du partage de l’Afrique.

L’esprit scientifique : Gaston Bachelard

Dans les années 1940, étudiant en philosophie à La Sorbonne, Cheikh Anta a eu comme professeur Gaston Bachelard qui y a enseigné la philosophie de 1940 à 1954.

Les biographies sommaires de Cheikh Anta mentionnent cette étape de son parcours universitaire. Et c’est tout. N’y a t-il pas quelque rapport entre ces cours et les écrits de Cheikh Anta Diop ?

Lorsque Cheikh Anta commence à écrire, Bachelard (1884 – 1962) avait déjà publié trois de ses ouvrages :

–          Le Nouvel Esprit scientifique, 1934 ;

–          La Formation de l’esprit scientifique. Contribution à une psychanalyse de la connaissance objective, 1938 ;

–          La Philosophie du non : essai d’une philosophie du nouvel esprit scientifique, 1940.

Le concept présent dans ces trois ouvrages est ‘’esprit scientifique’’. Il renvoie à la connaissance scientifique objective, avec la qualité qui doit être celle de l’intellectuel chercheur. Mais il peut arriver que celui-ci s’arcboute à ses connaissances antérieures, les jugeant immuables, victime de ce que les psychosociologues appellent ‘’phénomène de résistance au changement’’. C’est parce que, dit Bachelard, l’esprit aime mieux ce qui confirme son savoir que ce qui le contredit. Alors que pour un esprit scientifique, toute connaissance est une réponse à une question. S’il n’y a pas eu de question, il ne peut y avoir de connaissance scientifique. La démarche intellectuelle du chercheur est, dit Bachelard, de sortir l’esprit de l’enfance, rendre à la raison humaine sa fonction de turbulence et d’agressivité. Ce faisant, le chercheur rencontre ce que Bachelard appelle des obstacles épistémologiques (l’épistémologie est la théorie de la connaissance) qui sont durs à éradiquer, car ils ont une consistance psychologique.

Bachelard propose des armes intellectuelles de bombardement de ces obstacles à la connaissance scientifique : rupture, brisure, césure, coupure, fracture. Pour Bachelard l’histoire des sciences ne se fait pas dans la continuité mais dans la discontinuité. En cela, il se distingue de l’autre philosophe français Henri Bergson (1859 -1962) partisan de la continuité. C’est par questionnement, en rectifiant des erreurs qu’on arrive à la connaissance scientifique. C’est la coupure épistémologique qui permet de passer d’un raisonnement à un autre. Il s’agit en fait de régler des comptes avec une conscience philosophique d’autrefois comme disait Marx dans son cas personnel.

Cheikh Anta est parti de ces écrits antérieurs en leur appliquant ce que j’appelle ‘’la méthode Bachelard’’. Le terme esprit fréquent chez Bachelard vient aussi dans les propos de Cheikh Anta qui parle de colonisation des esprits.

Il démonte ainsi le vieux paradigme de la falsification de l’histoire selon laquelle l’Afrique aussi noire que la couleur de ses habitants, plongée dans les ténèbres a été colonisée pour lui apporter la civilisation.

Lorsque le 9 janvier 1960, il soutient, à la Sorbonne, sa thèse de Doctorat d’État ès Lettres L’Afrique noire précoloniale et L’unité culturelle de l’Afrique noire, il met au début du manuscrit cette dédicace :

A mon Professeur Gaston Bachelard, dont l’enseignement rationaliste a nourri mon esprit.

Encore le mot ‘’esprit’’. La dette intellectuelle de Cheikh Anta Diop à l’égard de Gaston Bachelard n’a pas encore été bien mise en évidence. Louis Althusser, Pierre Bourdieu, Michel Foucault avec son livre L’Archéologie du savoir (1989) sont présentés comme des héritiers de Gaston Bachelard. Cheikh Anta Diop doit être ajouté sur la liste au plan de la méthode.

Deux écrits postérieurs à Cheikh viennent ajouter à une meilleure compréhension de Nations nègres et culture.

L’idéologie scientifique :  Georges Canguilhem

L’un est celui d’un autre intellectuel français proche de Bachelard dont il se veut le continuateur. Il s’agit de Georges Canguilhem (1904-1962), philosophe, historien des sciences et médecin. Canguilhem propose le terme idéologie scientifique dans un ouvrage de 1977 Idéologie et rationalité dans l’histoire des sciences de la vie. Ce qui déroute dans la mesure où les termes ‘’idéologie’’ et ‘’science’’ sont généralement conçus comme antinomiques, contradictoires.

Canguilhem définit l’idéologie scientifique comme une pensée préscientifique’, qui n’est rien d’autre qu’une aventure intellectuelle antérieure à la science qui elle, se constitue en passant par des exigences méthodologiques. L’idéologie scientifique est ainsi une sorte de proto-science, c’est-à-dire une science non encore arrivée à maturité. Ce qui fait qu’elle est pénétrée par des idées et des valeurs qui lui sont étrangères, mais qui en retour légitiment les pratiques sociales et l’ordre politique et économique.

Ce livre de Canguilhem est publié 17 ans après Nations nègres…, mais il vient en appui à la démarche de Cheikh Anta qui dénonce ceux qui se couvrent du manteau de la science. Ils sont partis du postulat de l’infériorité des nègres pour essayer d’en faire une démonstration scientifique.

On peut ainsi comprendre que la littérature négrophobe et les écrits pseudo-scientifiques de la Société ‘Anthropologie de Paris relèvent de l’idéologie scientifique. Leurs préjugés et leurs convictions sur les Noirs et sur l’Afrique ont été la cible de Cheikh Anta dans une démarche scientifique et non dans une réaction émotionnelle.

 D’un paradigme à l’autre : Thomas Kuhn

L’autre écrit qui vient en appui à une meilleure compréhension de Nations nègres et culture est le livre de l’Américain Thomas Samuel Kuhn, historien des sciences, La structure des révolutions scientifiques, 1962.

Le terme paradigme d’origine grecque signifiant modèle ou exemple est remis à l’honneur par Kuhn. Il  reconnaît avoir été frappé par le nombre et l’étendue des désaccords entre spécialistes des sciences sociales. Ce qui l’a amené au concept de paradigme. Il définit le paradigme comme ce qui est partagé par les membres d’une communauté scientifique, et la communauté scientifique est constituée par ceux qui partagent un paradigme. Le paradigme est ainsi une certaine façon de penser.

Mais, ajoute Kuhn, lorsque par la suite, un paradigme est confronté à des problèmes qu’il ne peut résoudre, qu’il est contesté, il cède la place à un nouveau paradigme On passe ainsi d’un paradigme à l’autre. Ce que Cheikh Anta a fait.

Cheikh Anta par son parcours universitaire peu commun (Philosophie, Histoire, Linguistique, Mathématiques, Physique, Chimie) ne peut pas comprendre la thèse de l’infériorité intellectuelle du nègre. Combien d’intellectuels occidentaux pouvaient se prévaloir d’un tel background intellectuel ? Il estime qu’il est lui-même le produit d’un héritage ancestral. La condition de l’homme africain est au centre de ses préoccupations. Il l’exprime clairement dans son dernier livre Civilisation ou barbarie de 1981 :

L’Africain qui nous aura compris est celui-là qui après la lecture de mes ouvrages aura senti naître en lui un autre homme, animé d’une conscience historique, un vrai créateur, un Prométhée porteur d’une nouvelle civilisation et parfaitement conscient de ce que la terre entière doit à son génie ancestral dans tous les domaines de la science, de la culture et de la religion.

Cheikh Anta se situe ainsi dans ce que l’écrivain communiste Louis Aragon appelait la rééducation de l’homme par l’homme en le sortant des forces des ténèbres. Dans le cas de l’Afrique, les ténèbres ont été installées par le colonialisme après l’esclavage pour inférioriser l’homme africain.

Sans l’exprimer, Cheikh Anta Diop nourrissait le rêve de voir les jeunes Africains dans leur grande majorité se hisser à la hauteur de la densité intellectuelle pluridisciplinaire qui était la sienne, lorsqu’il leur lançait : Armez-vous de science jusqu’aux dents !

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici

+ Populaires

Articles similaires
Related

BAKKU Ama Baldé « Tiaw sa Xiir »

https://www.youtube.com/watch?v=x8TYK8KryI4

Wasis Diop African Dream

https://www.youtube.com/watch?v=v0-8XLsoxjU

El Hadj Ndiaye BoorYi

https://www.youtube.com/watch?v=TF72Ge00Aic
Share with your friends










Submit
Share with your friends










Submit
Share with your friends










Submit
Share with your friends










Submit
Share with your friends










Submit