« J’ai vu pousser les immeubles et passer la poussière. Des espoirs en cendres, consumés par l’implacable loi de l’occupation de la voie publique. Des poussées d’émotions, vite balayées par la gomme du temps. Les mêmes recommencent. »

J’ai vu pousser les immeubles et passer la poussière. Des espoirs en cendres, consumés par l’implacable loi de l’occupation de la voie publique. Des poussées d’émotions, vite balayées par la gomme du temps. Les mêmes recommencent.
Notre petit monde urbain renoue avec ses vieilles habitudes, pensant peut-être que la licence finira par avoir raison du censeur. Las, l’académie des comportements citoyens baissera la garde face aux hordes de routiers de l’incivisme. Il n’y aura plus de manuel du citoyen modèle parce que, comme lors des invasions, les grandes bibliothèques seront brûlées. Cruelles illusions ! La fameuse formule populaire reste inopérante à l’heure du civisme triomphant : « Mbedd mi mbeddu buur la ». Morceau d’inconséquence et d’inconscience. Rien d’autre que ça ! À ce dérapage sur la perception du bien public, répond une vérité nourrie à la sagesse républicaine : « Reew da ñu koy ligeey ». Ne cherchons pas loin. Trouvons des explications terre-à-terre dans les tares de notre quotidien.
Tout simplement, ce qui appartient à tout le monde n’appartient finalement à personne car personne n’en prendra soin. Dans ce pays, quelque part, les lieux de culte, les jardins publics, les plages, les routes, les esplanades d’édifices et les terrains de sport ont le même destin que les décharges d’ordures. Certains font les choses tellement en grand qu’une poubelle, à leurs yeux, est un terrain de jeux trop étroit. Aussi cynique que ça. Malheureusement, c’est à croire que la « désordrite », cette curieuse maladie du désordre, habite l’âme de notre monde urbain. Paradoxalement, un virus vers lequel courent les adeptes du chaos grossissant sans masque et gel hydroalcoolique. Les cas communautaires peuplent les rues. Ce serait si long de décliner leurs noms sur un bulletin rendant compte de la progression d’une épidémie !
Il faudra un registre sans bout pour nommer tous ces visages connus de nos rues, nos marchés, nos entreprises, nos plages, nos universités, nos structures de santé, etc. Voyez comment naissent et grandissent les petits « Parc Lambaye » devant nos maisons. Une petite table dans quelque coin ? Non, cela ne gêne vraiment personne au début ! C’est même sympa d’accorder un bout de paradis à un naufragé de la vie, n’est-ce pas ? À côté de la petite table presque brinquebalante, s’entassent ensuite divers objets, dans un timing étudié et faussement débonnaire. De la brocante au fil du temps avec des portes démontées d’une maison, des chargeurs de téléphone recyclés, des réchauds bricolés, des vélos lourdement chargés de points de soudure, des lampes de chevet qui ont plus besoin d’un spécialiste en tri d’ordures à leur chevet que d’un retour dans les ménages, des machines à café, des mixeurs de fruits ou légumes au goût de périmé, des lecteurs de disque crachant plus la poussière que le son envoûtant des musiques du monde, entre autres.
Après, ce seront les toitures usagées et les livres à l’heure où un la lecture tient plus de la bêtise pour snobs que du raffinement culturel. Le vendeur de café se joindra à la joyeuse troupe pour un chorus qui défie l’ordre des « messieurs et dames d’en haut », moralisateurs chahutés. En voilà un pied de nez pour le grade des pseudo-réparateurs de cette infirmité de la jungle urbaine ! Réguler l’installation sur la voie publique en zone urbaine est une opération comparable à l’œuvre de Sisyphe et de son rocher. Ça monte une fois, deux fois, trois fois, mille fois… Ça redescend du rocher une fois, deux fois, trois fois, mille fois… L’infatigable « manutentionnaire » n’en finit jamais avec sa corvée ! Les opérations de déguerpissement sont donc des serpents de mer. Un combat sans fin. La sensibilisation n’y fait rien. Le refrain reste immuable : « il faut laisser les gens travailler ». La conséquence directe est de laisser le bulldozer travailler. Les communiqués d’autorités administratives sont bien élaborés, alliant pédagogie et fermeté.
Ces textes ont le destin d’un message délivré dans une langue que le destinataire ne voudra jamais comprendre. En effet, ces communiqués restent souvent lettre morte dans l’esprit de beaucoup de destinataires de ce type de messages. Sur une artère de Dakar, l’ouverture d’un autopont a franchement amélioré la circulation. Il reste le stationnement anarchique qui prive les automobilistes de l’équivalent de deux voies de part et d’autre. Chacun pourra trouver des abus similaires dans son environnement. Un communiqué a été fait par une autorité administrative, avec un délai ferme. Il a été lu en boucle sur les radios et posté sur les réseaux sociaux. Plusieurs mois ont passé et l’occupation a persisté. M’enquérant de la situation, je me vois dire : « le Préfet avait fixé un délai, mais nous n’avons encore rien constaté qui nous prive de ce stationnement ». Les yeux de ces indolents chroniques ne s’ouvrent sur la réalité des abus que lorsque leur business ou leur bien quelconque cogne le bulldozer. Être un bon débrouillard dans la jungle urbaine, c’est aussi la stratégie du bord du gouffre. Aussi cynique que ça également.