Djibril Samb, philosophe: «les Africains ont une résilience inouïe, et peuvent se remettre de tout »

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Pr Djibril Samb©Malick MBOW

En mode auto-confinement philosophique dans son jardin à Bango à Saint-Louis depuis sa retraite à l’université – et donc bien avant l’épidémie de coronavirus qui ébranle actuellement l’humanité – Djibril Samb continue de jeter un regard lucide sur l’actualité. Dans la pure tradition stoïcienne, le philosophe juge « absurde » de se représenter ce virus, un « quelque chose qui passe son chemin », comme une malédiction. Que l’humain se sent menacé ou pris au piège, qu’il fait ce qu’il faut pour se dégager comme il peut. Soit ! Mais pour le philosophe, « dans l’empire du quelque chose, l’humain, en tant que quelque chose vivant, n’a pas de position privilégiée ».

Propos recueillis par Seydou KA

 Que pense le philosophe de ce temps du coronavirus ?

Surtout pas qu’il serait une malédiction. Le coronavirus est un virus qui, comme tous les virus, a besoin d’un hôte (ou réservoir) pour mener son travail de réplication. En l’espèce, il s’agit d’un virus pathogène découvert, semble-t-il, en 2019 sous l’appellation 19-nCoV (2019 nouveau coronavirus) puis sous celle de Covid-19 (Coronavirus Disease 2019), à Wuhan en Chine. L’animal-hôte de ce virus, du moins le principal, serait le pangolin (ou Manidae, son nom scientifique), car il pourrait être abrité aussi par les chauves-souris ou les serpents notamment. Le pangolin appartient à une famille de mammifères, qui existe aussi en Afrique, en particulier dans le Kasaï, chez les Lele, en République démocratique du Congo où sa consommation est documentée dans un cadre crypto-religieux ou crypto-rituel. Voilà quelque chose qu’il faut bien garder à l’esprit, surtout dans cette région. Nous avons beaucoup d’études sur la question dans l’excellente revue Systèmes de pensée en Afrique noire (SPAN). Qu’il me suffise de citer l’article synthétique de Luc de Heusch, « La capture sacrificielle du pangolin en Afrique centrale », SPAN, vol. 6, 1984, p. 131-147, qui montre bien dans quelles conditions et avec quelles représentations il est utilisé dans l’alimentation du groupe.

Ceci étant, le modus operandi d’un virus consiste à pénétrer dans la cellule et à s’y incruster pour en prendre le contrôle en vue de se répliquer en se servant du matériel génétique de celle-ci. Ce processus entraîne plus ou moins rapidement l’étiolement puis la destruction du système immunitaire, celui de l’humain en l’espèce. La pénétration du virus dans l’hôte peut emprunter plusieurs voies : respiratoire, sanguine, digestive, sexuelle, excrémentielle possiblement, ou l’occasion d’une greffe ou même d’un accouchement.

Maintenant, il faut savoir que ce n’est ni la première ni la dernière fois que l’homme sera confronté à des virus dangereux (car tous ne le sont pas), c’est-à-dire pouvant entraîner des pathologies plus ou moins graves. En effet, les virus, depuis plus de trois milliards d’années, trouvent abri dans le « quelque chose vivant ». La question de savoir si le virus est un vivant ou non reste cependant en discussion. Quoi qu’il en soit, retenons que nous sommes dans l’environnement ordinaire du monde, où il se passe toujours quelque chose à la lumière des lois immuables qui le gouvernent. Pour autant, savons-nous ce qu’il adviendra de telle ou telle invasion virale ? Nous ne savons toujours pas de façon apodictique la cause de la disparition des dinosaures, il y a environ 66 millions d’années. Une météorite ou un astéroïde sont-ils seuls en cause ? Des secousses volcaniques ? Des changements climatiques ? Peut-être d’autres facteurs beaucoup plus insidieux, comme des virus ? Peut-être s’agissait-il plutôt d’une concaténation (au sens purement latin d’enchainement) de causes coopérantes, comme disent les stoïciens.

Au total, si on acceptait l’expression « temps du coronavirus », on dirait qu’il reste le temps du quelque chose, le temps lui-même étant bien évidemment quelque chose.

Êtes-vous surpris par la panique – une panique plus contagieuse que le virus – qui s’est emparée simultanément de toute la planète ?

« Surpris » n’est peut-être pas le mot que j’emploierais, en pensant à ce bon monsieur Littré qui, en de certaines circonstances, lui préféra « étonné ». Mais c’est pour une raison platonicienne que je préférerais m’en étonner plutôt, car dans le Théétète, Platon (et, à sa suite, Aristote) assigne à la philosophie l’étonnement comme source, parce qu’il ouvre droit au questionnement. D’abord, y-a-t-il « panique » ? Le substantif, selon la 9e édition du Dictionnaire de l’Académie française, se définit ainsi : « Frayeur intense, soudaine et irraisonnée, souvent collective ». Je parlerais plutôt de peur, « cette émotion pénible que produit la vue ou la conscience d’un danger », que celui-ci soit réel ou imaginaire. Elle est certes inégale, mais bien réelle. D’ailleurs, la peur est toujours à interpréter, en première intention, comme une réaction d’autodéfense individuelle ou collective. En l’espèce, les deux se conjuguent. Cependant, les États, qui ont en charge le destin des peuples et des nations, semblent avoir pris la mesure du péril et s’efforcent de le contrer avec les moyens scientifiques, techniques, paramédicaux et médicaux actuellement disponibles ou susceptibles de l’être à plus ou moins brève échéance. C’est une lutte sérieuse, mais que l’humain peut remporter – qu’il remportera sûrement.

Le caractère quasi mondial du branle-bas s’explique par le fait qu’il s’agit, strictement, d’une pandémie, c’est-à-dire, suivant l’Académie, une « pathologie qui s’étend à tout un continent, voire au monde ».

L’humanité a été confrontée à beaucoup de pandémies durant l’Histoire. Comment expliquez-vous les mesures drastiques (confinement, état d’urgence, arrêt de l’activité économique…) notées un peu partout dans le monde ?

Être confronté à diverses menaces fait partie, en effet, de l’humaine condition aux époques proto et préhistoriques comme aux premiers balbutiements de l’histoire, et encore de nos jours, bien entendu. Il n’en ira jamais autrement. « Vivre, ai-je écrit, c’est résister, persévérer pour durer » (Quand philosopher c’est vivre, 2019). Les États, émanation des nations et des peuples, sont instruits par l’expérience. Toutes les mesures, qu’ils prennent, obéissent à la rationalité suprême en quoi consiste la sauvegarde des peuples qui sont les acteurs par excellence de l’économie. Il n’y a pas « arrêt », mais seulement ralentissement des activités économiques, ce qui, à moyen terme, sera un gage de leur reprise plus ordonnée et certainement plus efficace, lorsque le temps du monde, après cette bruyante tempête, redeviendra plus clément.

Sans doute les hommes apprennent-ils, directement ou indirectement, des expériences du passé, qui furent parfois terribles, tant certaines épidémies se montrèrent ravageuses d’humains. En 430 avant J.-C., une terrible peste menaça l’existence même de la brillante civilisation grecque et emporta son stratège, l’illustre Périclès. Plus proche de nous, en 1918, la « grippe espagnole » fit près de 20 millions de victimes, c’est-à-dire autant que la Première Guerre mondiale (A. Prost, in The Cambridge History of the First World War, 2014). Les gouvernements ont certainement à l’esprit ces inoubliables enseignements de l’histoire des pandémies et de leurs funestes conséquences. Ce faisant, quoi qu’on leur reproche sur le détail de leurs plans de riposte, on ne peut que les encourager puissamment à contrer ce terrible fléau. Aussi bien est-il nécessaire que la société tout entière resserre les rangs autour de la puissance publique en vue de résoudre ce qui apparaît désormais comme l’obstacle principal à la marche collective vers une autre étape destinale, que je veux espérer, pour un temps tout au moins, meilleure. La force de la condition humaine consiste à savoir muer les épreuves en expériences, et celles-ci en enseignements, pour surmonter ses limites en les transformant en défis à relever.

On a l’impression d’assister à un coup d’arrêt brutal de la mondialisation (fermeture de frontières, suspension des liaisons aériennes…). Est-ce le signe que celle-ci (la mondialisation) n’est pas finalement la « fin de l’Histoire »? 

La seule fin possible de l’histoire, c’est l’extinction de l’humaine condition. La mondialisation est une réalité économique et financière objective qui échappe à la volonté des États et des autres acteurs de l’économie et de la finance mondiales. Toutefois, l’action et l’interaction des États ne peuvent manquer d’avoir des retentissements, relativement limités il est vrai, sur le fonctionnement de l’économie capitaliste à l’échelle mondiale. En fait, toutes les mesures que vous citez ont, certes, pour but de sauver les populations, mais leur fin reste la sauvegarde de l’économie mondiale, et plus précisément du capitalisme financier, tête de file de l’économie de marché, laquelle, en toutes circonstances, dicte sa loi au monde, et d’abord aux États.

Quant à la notion de « fin de l’histoire », introduite dans la philosophie par Hegel dans La phénoménologie de l’esprit, elle a été interprétée diversement par Kojève, Derrida et quelques autres, jusqu’à Fukuyama qui, lui, l’a fait découvrir dans une version populaire au grand public. Quoi qu’il en soit, la notion de « fin de l’histoire » m’apparaît comme d’ordre théologique, introduite presque subrepticement dans la pensée contemporaine, alors qu’elle file tout juste le thème de la « fin du monde », venu du fond des âges. L’histoire, ainsi que je l’évoque souvent dans mes méditations (L’heur de philosopher la nuit et le jour, t.1-4), est connaissance et non pas science. Elle n’obéit donc pas à des lois, si bien qu’elle ne s’achemine vers aucune fin. Elle est toujours à la croisée des chemins, perméable à tous les possibles, échappant ainsi à toute prédictibilité. Il faut avoir abandonné radicalement toute perspective téléologique pour comprendre cette vision de l’histoire.

Dans les conditions que voilà, la mondialisation n’est la fin de rien. Elle est un état du monde, un état transitoire, tel qu’il résulte des forces et des contradictions qui le structurent depuis la révolution industrielle.

Je le rappelle, notez-le bien : l’idée de « fin de l’histoire » est une reprise, plus ou moins élaborée, des mythes nés de et dans la jeunesse primitive des premiers peuples sur la fin du monde, qu’on retrouvait déjà, à l’échelle cosmique, par exemple chez les stoïciens, que j’ai étudiés toute ma vie. Nous avons de qui tenir, vous savez…

Avec la peur de la contamination, la distanciation sociale est devenue la règle. L’homme devient une menace (un loup) pour son prochain. Quelles conséquences cela risque d’avoir sur le lien social après la pandémie ?

La « distanciation sociale », comme on dit maintenant, est une règle plutôt technique de comportement social par temps de crise de cette sorte. Je ne saurais dire si, à l’échelle du Sénégal, elle est d’application totale ou seulement partielle et sectorielle, notamment dans le monde rural. Aura-t-elle des incidences significatives sur le comportement de la population générale au bout de quelques mois seulement ? Il faudrait qu’elle ait eu le temps de s’incruster profondément et que certaines « métastructures » comme la famille, et même bien d’autres structures ou institutions, aient changé. Je crois que d’ici là le mal aura peut-être été vaincu. Les Africains, en particulier, possèdent une résilience inouïe, et peuvent se remettre de tout. Leur culture est puissante, quasiment indéracinable, ce qui me paraît à la fois fascinant et inquiétant. Je présume donc que la période « postpandémique » signera un retour à la normale. En tout état de cause, les sociologues de terrain pourront toujours étudier la question et nous édifier. Au surplus, toute société, devant des changements qualitatifs, doit, tel un organisme vivant, s’adapter ou périr. Par ce côté, Aristote a raison, la société est un fait de nature. L’adaptabilité est la condition première et ultime de la survie et du progrès humains.

À la lumière de votre philosophie sur la tilogie (réflexion sur le quelque chose), quels enseignements peut-on tirer de cette situation où on voit l’homme (qui croyait avoir dompté la nature) ébranlé par un autre vivant infiniment petit (le virus) ?

Contrairement à toutes les philosophies qui l’ont précédée, mais dont elle est l’aboutissement en un certain sens, la tilogie a surmonté toute tentation anthropocentrique. Dans l’empire du quelque chose, l’humain, en tant que quelque chose vivant, n’a pas de position privilégiée. C’est un vivant parmi les vivants, au sein desquels aucune tête ne dépasse, dans le sens où la Charte du Mandé pose comme son fondement la proposition absolument lumineuse : « Toute vie vaut une vie », ce qui ne fait sens qu’à condition d’être entendu ainsi : « Tout vivant vaut un vivant ». Cela signifie très concrètement que lorsque l’humain se met au-dessus des autres vivants, c’est parce qu’il fait abstraction de leur « étantité » propre, si on me permet d’emprunter le lexique heideggérien. Mais les « quelque chose », vivants ou non, à la manière des étants d’Héraclite, sont à la fois en opposition et en attraction. C’est pourquoi le quelque chose viral attaque l’humain, et celui-ci, à son tour, tente de l’éliminer. Ainsi est le quelque chose, qu’il passe son chemin, que l’humain se sent menacé ou pris au piège, qu’il fait ce qu’il faut pour se dégager comme il peut. Le quelque chose humain réussit bel et bien à utiliser les forces de la nature à son propre service, mais il n’en demeure pas moins que la Nature manifeste son irréductible « étant-là », qu’il ne faut surtout pas confondre avec le Dasein de Heidegger, lequel Dasein, pour aller très vite, désigne l’étant humain situé dans un temps et un espace définis.

Quant au virus, qui est effectivement si petit qu’il n’est guère visible au microscope électronique (mais on sait aujourd’hui qu’il en est de taille plus respectable), à l’exception du MET (microscope électronique à transmission), il est présent dans le vivant depuis un peu moins de quatre milliards d’années. Il est donc beaucoup plus ancien que l’humain, qui est un vivant récent. C’est nous qui avons trouvé les virus sur terre, non le contraire. C’est absurde de se les représenter comme une malédiction, puisqu’ils ont précédé l’humain de quelques milliards d’années. Leur taille est dépourvue de signification particulière, même si certains, sur un mode purement émotif, croient pouvoir s’en servir dans leurs élucubrations pseudo-théologiques. La nature, selon le mot d’Engels, doit toujours être considérée « sans addition étrangère », du moins pour l’homme de science ou de réflexion.

Pourrait-on alors dire qu’il y aurait comme une sorte d’apparentement entre les virus et l’homme ?

Tout d’abord, partout où se trouve un humain, il coexiste avec une quantité extraordinaire de virus. Vous comme moi, comme chaque être humain, transportons individuellement environ 3000 milliards (legite quamlibet : 3000 milliards) de virus, si je puis dire par devers lui. Si le virus n’a pas bonne presse, il n’en est pas moins vrai qu’il n’y a qu’un nombre limité de virus pathogènes. La plus grande partie des virus non seulement ne nous infecte pas, mais encore nous protège. Parmi eux se trouvent des virus bactériophages extrêmement bénéfiques pour l’organisme humain.

Laissez-moi, ensuite, vous dire que 8 à 10% du patrimoine génétique de l’homme sont l’héritage des rétrovirus et non des vertébrés, qui sont nos ancêtres. Ce sont des virus endogènes. C’est pourquoi commence à se développer une branche de la virologie, qu’on appelle paléovirologie. Certains gènes humains essentiels, la syncytine 1 et 2, qui interviennent de manière décisive dans la formation du placenta, sont une émanation des virus endogènes (v. B. David,  »Intégration des rétrovirus dans le génome humain : fonctions et évolution », 34e journée du GAICRM, 2011, Drôme, France). Ainsi est le quelque chose, dans son unité foncière et dans sa diversité essentielle, que rien ne lui échappe parce qu’il est, à la fois, l’un et le multiple, le dedans et le dehors, le haut et le bas, la vie et la mort, le fini et l’infini, l’être et le non-être.

Pensez-vous, comme Jacques Attali, que cette crise planétaire est annonciatrice de grands bouleversements politiques ?

Je ne puis commenter ce propos, car j’en ignore le contexte, et je n’ai lu aucune des publications de cet auteur pour comprendre son mode de penser, et même simplement son langage. En revanche, je puis dire ceci : sauf à confondre le rôle d’un vaticinateur avec celui d’un penseur, et spécialement d’un philosophe, il est certainement prématuré de « prédire » les conséquences politiques d’une pandémie. La pandémie n’en est encore qu’à ses débuts, et nous ignorons tout de l’ampleur qu’elle prendra, des conséquences qui en résulteront sur les plans économique, démographique et sanitaire, des relations entre États, et de ses retentissements sur le fonctionnement de l’État en général. En tout cas, de ce que j’en sais, il n’existe pas de déterminisme entre une crise sanitaire et l’organisation politique de la société, dont l’État constitue le concentré. La grippe espagnole, qui fit 20 millions de morts, comme je vous l’ai dit, n’a pas laissé le souvenir de « bouleversements politiques ». Il me paraît très improbable que la pandémie actuelle atteigne un tel sommet. De toute façon, vous le comprenez bien, l’histoire n’est pas un domaine prédictible, pas plus que la politique, cet art étrange qui combine à merveille, comme l’a montré Machiavel dans Le prince, la force et la ruse (le lion et le renard).

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