TRIBUNE. Malgré son développement économique et sa surveillance généralisée, la Chine a été incapable de contenir le virus. La faute à une bureaucratie totalitaire.
Par Corentin de Salle* et Damien Ernst**
La véritable cause est ailleurs : la bureaucratie totalitaire du régime communiste. Pourquoi ? Parce que, sans même parler de son immoralité foncière, ce mode de gouvernance s’avère ici inefficace pour au moins cinq raisons. D’abord, parce qu’en pourchassant et réprimant les lanceurs d’alerte, la bureaucratie appauvrit d’emblée le nombre d’informations de terrain qu’elle récolte. En 2003, le médecin militaire Jiang Yanyong a été arrêté alors qu’il avait alerté les médias étrangers et, en 2020, l’ophtalmologiste Li Wenliang a été interpellé par la police avant d’être réhabilité et de décéder du virus. Depuis 2003, les fonctionnaires locaux sont automatiquement punis si une épidémie se propage dans leur district et cela indépendamment de la situation des soins de santé et des spécificités régionales : règle contre-productive qui les encourage à nier ou minimiser les faits dont ils ont connaissance. Pour faire carrière, un fonctionnaire doit respecter le précepte chinois « Le chef a mal à la tête », c’est-à-dire qu’il ne faut jamais l’indisposer avec des détails et des vérités déplaisantes. Deuxièmement, les procédures bureaucratiques ralentissent le flux des informations : en janvier 2003, le rapport des experts médicaux alertant les autorités sur la propagation fulgurante du Sras remontait lentement la chaîne hiérarchique et a été bloqué trois jours dans l’attente d’un fonctionnaire provincial habilité à lire ce document « top secret ». Autre absurdité : en 2003, les autorités provinciales n’avaient pas le droit de dresser un rapport sur ce virus car il n’était pas repris dans la liste administrative des maladies répertoriées. Tant en 2003 qu’en 2020, les experts internationaux dépêchés sur place ont parfois dû attendre plus d’une semaine pour visiter les hôpitaux.
Lire aussi Origine du coronavirus : « L’infection d’un employé de laboratoire de Wuhan est plus probable »
L’opacité et l’absence de transparence sont un troisième facteur d’inefficacité : avec une presse nationale étroitement contrôlée, une presse étrangère tenue à l’écart, des réseaux sociaux espionnés et des ONG dont les membres sont régulièrement harcelés, persécutés et mis au secret, les Chinois n’ont pas pu être informés au moment critique et adopter les gestes barrières qui pouvaient enrayer le virus. Quatrièmement, un régime totalitaire n’est, par définition, pas élu et, faute d’être sanctionné par le vote des électeurs, n’a pas à se soucier de l’opinion publique et encore moins à veiller à la bonne application des normes, en l’occurrence les règles d’hygiène des marchés et de sécurité alimentaire, en dépit de constants avertissements de virologues chinois depuis des années. Enfin, la peur de déplaire et la volonté obsessive d’encenser le régime alimentent une culture du mensonge omniprésente chez les fonctionnaires et les gouvernants qui présentent régulièrement des chiffres faux ou outrancièrement maquillés. Ces mensonges relayés, parfois sans recul critique, par l’Organisation mondiale de la santé, ont privé la communauté internationale d’informations indispensables à l’adoption de mesures appropriées.
Lire aussi Phébé – Pourquoi les Chinois aiment leur gouvernement
Les autorités chinoises n’ont pas créé le virus, mais sont directement responsables de sa propagation et de ses conséquences économiques et sociales désastreuses au niveau mondial. Ce fruit maudit du totalitarisme est la version biologique de Tchernobyl. Certes, les pays occidentaux n’ont pas davantage endigué l’épidémie, mais il n’y a rien de comparable entre le fait de circonscrire un foyer et celui d’éteindre un incendie qui embrase la planète. Méprisantes, ces autorités chinoises réduisent la démocratie et les droits de l’homme à un handicap dans la prise de décision. Selon elles, les démocraties sont faibles, pusillanimes et velléitaires, parce que, esclaves de l’opinion publique versatile, elles n’osent pas adopter les décisions impopulaires profitables à long terme. Notre régime, disent les dirigeants chinois, n’a que faire de vos libertés. Sans elles, nous sommes beaucoup plus efficaces.
La technologie numérique au service du gouvernement
Est-ce vraiment le cas ? Même si la Chine est aujourd’hui une puissance économique et politique de tout premier plan, cette crise révèle pourtant que des démocraties – telles que Taïwan, la Corée du Sud et l’Allemagne – atteignent, lorsqu’elles agissent promptement, des résultats bien supérieurs en jouant la carte de la transparence. De tels États s’enrichissent des critiques qu’on leur adresse et tirent parti de l’intelligence de leur population.
Lire aussi Face au Covid-19 : une démocratie proactive en Corée du Sud
Pourquoi le totalitarisme high-tech est-il en l’occurrence moins efficient que la démocratie libérale ? Parce que la technologie numérique, pourtant à la pointe dans ce pays, est mise principalement au service du gouvernement et essentiellement dans une visée de contrôle social. Certes, pour enrayer un virus, cette technologie peut devenir encore plus performante (caméras thermiques, tracing, drones, reconnaissance faciale, etc.) et accélérer la transmission des informations en court-circuitant les chaînes hiérarchiques. Mais, cette approche centralisatrice se prive de la collaboration intelligente de la population, en particulier celle des entrepreneurs habitués à trouver des solutions dans une crise : se procurer masques, médicaments, tests de dépistage ; placer des plexiglas devant les comptoirs, inventer de nouveaux réactifs pour des tests, des vaccins, des logiciels ; trouver des alternatives intelligentes au confinement généralisé, etc. La société ne se réduit pas à une masse de gens à contrôler. Il s’agit avant tout de citoyens dotés d’une intelligence critique et constructive. Et cette vaste intelligence collective ne peut accoucher de solutions qu’à la condition de pouvoir s’exprimer librement, notamment sur des réseaux sociaux sans crainte de représailles. Et conjurer ainsi des catastrophes épidémiques.
Lire aussi Peter Frankopan : « Les Chinois vont réécrire l’Histoire »
La Chine est l’atelier du monde. L’actuelle tragédie doit inciter les pays démocratiques à se réindustrialiser et à sanctionner ce régime nocif tant qu’il refuse de se démocratiser et de tirer parti de son prodigieux potentiel intellectuel. Il y a près de deux siècles, Alexis de Tocqueville avait déjà identifié toutes les faiblesses de la démocratie mais il avait aussi diagnostiqué que ce qui constituait sa faiblesse – l’opinion publique – représentait en réalité sa force. Raison pour laquelle, in fine, la démocratie l’emporte toujours sur ses ennemis. Espérons que sa thèse résiste au temps. Sinon, redoutons la prochaine catastrophe…
*Corentin de Salle, directeur scientifique du centre Jean Gol
**Damien Ernst, professeur à l’université de Liège
Consultez notre dossier : Coronavirus : le monde à l’arrêt