« LES EUROPÉENS S’INQUIÈTENT POUR NOUS ET NOUS NOUS INQUIÉTONS POUR EUX »

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Portrait de Felwine SARR

Depuis le début de la pandémie de covid-19, Felwine Sarr met son expertise au service du plan de résilience mis en place par le Sénégal. L’écrivain et économiste livre dans un entretien à TV5 Monde, une analyse sans concession de la crise en cours

TV5 Monde  |   Oumy Diallo  |   Publication 30/04/2020

Il est l’un des intellectuels les plus importants du continent africain. Depuis le début de la pandémie de coronavirus, l’économiste et écrivain Felwine Sarr met son expertise au service du plan de résilience économique et sociale mis en place par le gouvernement sénégalais. Dans un entretien accordé depuis Dakar à TV5MONDE, l’auteur de l’essai Afrotopia (2016) et co-auteur du rapport sur la restitution des œuvres du patrimoine culturel africain (2018), livre une analyse sans concession de la crise en cours.

TV5MONDE : Vous êtes à Dakar depuis le début de la pandémie. Quelle est la situation sur place ?

Felwine Sarr : Dans l’ensemble, les gestes barrières sont respectés. Dans la rue, une large proportion de la population porte un masque. Dans les transports en commun, les pratiques évoluent aussi. Par contre, dans les lieux publics qui n’ont pas été fermés comme certains marchés, gargotes ou petits salons de thé, il y a une difficulté à respecter la distanciation sociale. Dans les supermarchés, malgré les marquages au sol, certaines personnes trouvent le moyen de ne pas s’y conformer. Il y a vraiment un travail à faire pour que les individus mettent de la distance entre les corps. Ce n’est pas facile, car la proximité est culturelle.

L’Afrique reste le continent le moins touché en nombre de morts et de cas de Covid-19. Pourtant, les prédictions des instances internationales sont alarmistes…

Cela montre la persistance de l’afro-pessimisme. Nous sommes à un peu plus de 200 000 morts du coronavirus dans le monde. L’Afrique en déplore entre 935 selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et 1 598 selon le Centre pour la prévention et le contrôle des maladies de l’Union africaine (ce 30 avril, ndlr). Donc, nous sommes loin derrière.

Il est d’ailleurs intéressant de comparer le Sénégal aux États-Unis, deux pays ayant connu leur premier cas à peu près au même moment. La différence de propagation du virus et de réponse politique est frappante. Nous avons agi rapidement, quand les Américains ont tergiversé.

L’Europe, elle, a vu la crise arriver d’Asie sans se préparer à l’affronter, exception faite des pays du nord, de l’Allemagne ou du Portugal.

Les représentations négatives sur l’Afrique sont si ancrées qu’on ne prend même plus la peine de regarder la réalité. Et quand la réalité présente va à l’encontre des représentations, on les déplace alors dans le temps futur. Même si le continent s’en sort plutôt bien, il faut donc prédire une catastrophe. Tout, sauf admettre que l’Afrique s’en sort face au Covid-19.

Actuellement, le nouveau narratif est d’affirmer qu’il n’y aura peut-être pas de catastrophe mais que nous allons mourir de faim à cause de la crise économique. Toujours la même image misérabiliste.

Il y a selon vous, une difficulté à reconnaître que des pays africains puissent mieux gérer que les puissances mondiales ? 

Oui, c’est un racisme structurel qui s’ignore. Il y a quelque chose de rassurant à avoir toujours le sentiment qu’on est mieux organisé, mieux préparé que les autres. Les Européens s’inquiètent pour nous, alors qu’ici, nous nous inquiétons pour eux. Quand l’OMS appelle “l’Afrique à se réveiller”, alors que c’est l’hécatombe partout ailleurs, c’est peut-être eux (Tedros Adhanom Ghebreyesus, directeur général de l’OMS le 18 mars, ndlr), qui devraient se réveiller ! Car nous ne dormons pas, bien au contraire. Fondamentalement, la meilleure réponse que peut donner l’Afrique c’est de relever ses propres défis sans passer son temps à répondre à ceux qui ne veulent pas voir les évidences.

Vous êtes signataire d’une tribune publiée dans le magazine Jeune Afrique, dans laquelle la crise sanitaire en cours est décrite comme “une opportunité historique pour les Africains, de mobiliser leurs intelligences […], de rassembler leurs ressources endogènes, traditionnelles, diasporiques, scientifiques, nouvelles, digitales, leur créativité…”. Est-ce un vœu pieux ou une réalité concrète ? 

L’Afrique est vaste, donc je vais me contenter de parler du Sénégal. Dès le début de la crise, les universitaires ont créé des groupes de travail par champs de compétence. Nous en avons monté un en économie afin d’anticiper l’impact au niveau des transports, du tourisme, du commerce, de la culture et du secteur informel très exposé en ce moment. Nous avons réfléchi à des mesures que l’État pourrait prendre pour garantir aux individus des revenus plus durables et stables. Nous avons rencontré le ministre de l’Economie pour lui proposer notre aide.

Désormais nous travaillons sur le plan de résilience économique et sociale lancé par le président de la République Macky Sall le 3 avril. Cette synergie s’est aussi produite dans le domaine du droit, de la gestion, de la science et de la médecine. C’est une excellente démonstration de l’impact que la société civile peut avoir. Quand le monde nous prédisait le pire, nous étions au travail afin d’apporter une réponse adaptée aux spécificités de nos sociétés.

La crise a t-elle modifié le regard des Africains sur l’Occident ? 

Beaucoup ont compris que l’Eldorado européen n’existe pas. Des Sénégalais immigrés en Italie sont rentrés au plus fort de la crise. Ces sans-papiers ont pris le risque, sans garantie de pouvoir repartir. Ils ont considéré qu’il valait mieux pour eux d’être ici. En tant que membres de la classe sociale la moins favorisée, ils font partie des plus vulnérables. Bien évidemment, ces sociétés ont leurs forces et leurs avancées. Mais aujourd’hui, leurs limites sont apparues au grand jour.

Pour un grand nombre de pays, la question de la dépendance à la Chine se pose. Est-ce le cas en Afrique, dont la Chine est le premier partenaire commercial ? 

La Chine est un important partenaire commercial mais nous n’en sommes pas dépendants. Nous n’avons pas délocalisé en masse, donc la question de la relocalisation ne se pose pas. Dans le milieu des économistes, le débat tourne plutôt autour de la réorientation de nos économies. Comment les restructurer ? Les rendre moins dépendantes des matières premières ? Comment créer sur place des industries nous permettant d’atteindre l’auto-suffisance alimentaire ?

Du point de vue stratégique, le secteur de la santé doit absolument être indépendant. Car quand il n’y a plus de commerce international, les pays ferment leurs frontières et gèrent leurs stocks. Là dessus, un travail doit être fait après la crise.

Le G20 s’est mis d’accord pour suspendre pendant un an la dette de 76 pays à bas revenus dont 40 pays africains. Qu’en pensez-vous ? 

Je l’apprécie diversement. Quand on regarde les choses du point de vue des revenus monétaires, on se dit que cela peut permettre une bouffée d’oxygène. Il y avait à peu près 44 milliards de dollars à rembourser cette année et les pays concernés pourront les réinjecter dans les fonds de lutte contre le Covid-19.

Mais du point de vue structurel, l’Afrique n’est pas surendettée. C’est faux. Le continent à un ratio dette sur PIB de 60%, ce qui est soutenable. Dans les 15 pays les plus endettés au monde on trouve des grandes puissances économiques comme le Japon (en 1ère position avec un endettement à hauteur de 238 % de son PIB), les Etats-Unis (105%)  ou la France (100,4%)…

En volume, la dette africaine représente environ 500 milliards de dollars, soit 0,2 % de la dette globale. Le problème c’est que “la dette africaine” est devenue un totem. Une notion que l’on n’interroge pas et qui va de soi.

Là encore, le discours ne correspond pas à la réalité. Après l’Initiative pays pauvres très endettés (PPTE), à la fin des années 90 et l’Initiative multilatérale d’annulation de la dette en 2005, les pays africains ont retrouvé des ratios dette sur PIB très bas (à cette époque le Sénégal était à 20% seulement). Mais ils se sont réendettés rapidement : durant les 10 dernières années les ratios ont doublé, voire triplé, sans pour autant excéder les limites de la soutenabilité. Depuis, dans l’imaginaire collectif, l’Afrique croule sous la dette, ce qui n’est pas le cas.

Comment expliquer que ce mythe perdure ?

C’est une bonne question… Pourtant, il suffit d’une recherche Google sur les ratios pour vérifier. La dette est un de mes secteurs de recherche et jai co-rédigé plusieurs articles scientifiques à ce sujet. Pour comprendre, il faut regarder au bon endroit. Nos pays ont une difficulté à mobiliser des ressources fiscales conséquentes et des investissements adéquats. Quand vous vous endettez, c’est pour rendre votre économie plus productive en générant des ressources qui permettront ensuite de rembourser.

Économiquement, la dette n’est pas un problème si elle est sous contrôle, c’est-à-dire bien investie. Malheureusement, certains Etats africains profitent de cette crise pour jouer sur ce que je nomme la politique de la compassion et demander l’annulation de leur dette. Hors, nous ne devrions pas tendre la main. Il faut changer de discours. Assumons nos dettes, payons-les, gérons-les comme il faut et arrêtons de venir quémander une annulation tous les vingt ans.

Quelle est la leçon principale à tirer de cette crise en cours ? 

Nous habitons le même monde et partageons un destin commun. Cette crise est celle de l’anthropocène*. Nous savons qu’elle résulte de nos modes de vie, de la dévastation de la biodiversité et de la réduction de l’habitat naturel d’espèces non humaines. Nul ne sera épargné des effets d’une crise climatique d’ampleur. La pandémie nous montre la nécessité radicale de changer notre rapport à l’écologie, la surconsommation et les excès économiques et industriels.

D’ailleurs, depuis l’arrêt de cette course folle, les villes respirent mieux et certains animaux y réapparaissent. Au niveau social, la crise a révélé de manière éclatante les fractures sociales. Mais il ne faut pas être idéaliste. Chez certains, la tentation de reprendre de plus belle sera là. Rattraper le temps perdu, des points de croissance, maintenir un système… Si un désir de changement est bien présent, il faudra qu’il s’exprime de manière concrète, par l’action sociale et la force collective.

*signifie littéralement « l’âge de l’Homme ». Ère géologique actuelle se caractérisant par des signes visibles de l’influence de l’être humain sur son environnement, en particulier sur le climat et la biosphère. 

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