#BlackLivesMatter, l’assourdissant silence des musées français

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Aïcha, de Félix Valotton, 1922, avait été exposé dans l’exposition «Le Modèle noir» au musée Musée d’Orsay en 2019. | Hamburger Kunstsammlungen via Wikimedia

Le secteur culturel ne fait pas exception aux réactions suscitées par la mort de George Floyd, tué par un policier, qui a donné lieu à de nombreuses manifestations contre les violences policières et le racisme, partout dans le monde. Certains musées états-uniens ont rapidement publié des messages affichant leur soutien aux personnes noires, parfois maladroitement, revenant par la suite sur une première déclaration, comme le Getty. D’autres se sont montrés plus habiles, comme à Londres, où le Natural History Museum se demande dans un article de blog si les musées d’histoire naturelle sont fondamentalement racistes, tandis que la Tate propose des ressources autour des artistes noir·es.

Capture d’écran du site internet de la Tate.

Des employées de musées racisées font part leur expérience sur Twitter, à l’image du témoignage très relayé de Chaédria LaBouvier, commissaire de l’exposition «Basquiat» au Guggenheim en 2019. Des militant·es relèvent les incohérences et les effets d’annonce, comme ce long fil de tweets qui déploie l’enjeu des restitutions d’objets des collections du British Museum vers l’Afrique.

Du côté des instances internationales, le Conseil international des musées (ICOM) a publié une tribune ambitieuse, rappelant que «les musées ne sont pas neutres. Ils ne sont pas séparés de leur contexte social, des structures du pouvoir et des luttes de leurs communautés. Et quand il semble qu’ils sont séparés, ce silence n’est pas de la neutralité, c’est un choix –le mauvais choix».

Service minimum

En France, les réactions des musées se comptent sur les doigts d’une main et sont plutôt tièdes. Le musée du quai Branly publie un tweet pointant vers la captation d’une conférence donnée en 2016 par l’universitaire africain-américain Cornel West. Pas de hashtag #BlackLivesMatter et pas davantage de clé de lecture de la situation. Un choix assumé dans une réponse transmise par mail: «L’exposition “The Color Line”, à l’occasion de laquelle s’est tenue cette conférence, croisait les perspectives artistiques et politiques: premiers combats contre la ségrégation, Civil Rights, Black Power […]. Cette référence semblait donc opportune.»

Le Musée des Arts décoratifs et le Palais de la Porte dorée, qui héberge le musée de l’Immigration, publient la même affiche issue de leurs collections. Leurs publications dénoncent le racisme mais, là encore, peu de contexte.

Plus pédagogues, le Muséum d’histoire naturelle et le musée de l’Homme, qui forment une seule et même entité administrative, ont choisi de mobiliser des ressources en ligne. On y trouve notamment le podcast «Nous et les autres», réalisé en 2017 dans le cadre de l’exposition du même nom, en partenariat avec Slate.

Interrogée sur le silence du Louvre, la direction indique que «le musée promeut au quotidien la diversité en s’appuyant sur ses collections via ses réseaux sociaux […] mais ne commente pas l’actualité». Mêmes éléments de langage au ministère de la Culture qui rappelle que «les institutions publiques françaises sont soumises au devoir de réserve et à une obligation de neutralité qui leur interdit de prendre directement part au débat public». Des affirmations étonnantes lorsqu’on voit les musées français s’associer aux journées internationales, ou célébrer les grandes manifestations sportives sur leurs comptes Twitter et Instagram.

«On ne fait pas de politique dans les musées»

Anne Lafont, historienne de l’art et directrice d’études à l’EHESS, n’est pas surprise: «Ce silence est le symptôme de quelque chose de plus général en France où la tentation est grande de ne pas relier l’histoire des musées à ce qui se passe dans le monde aujourd’hui.» Pour la chercheuse, c’est ce déni autour de la constitution des collections qui autorise les musées à ne pas énoncer un point de vue sur l’actualité. «Ils ne se sentent pas interpellés par les événements de ces derniers jours.»

Ce que confirme Ludivine*, community manager au service communication d’un musée parisien. Lorsqu’elle prend conscience de l’ampleur du phénomène, elle en informe son équipe. «J’ai envoyé un mail à mes collègues le lendemain du “Blackout Tuesday”, pour leur expliquer pourquoi elles et ils avaient vu des carrés noirs sur Instagram toute la journée du mardi 2 juin et pour leur montrer la résonance que ça avait dans les institutions culturelles à l’international.»

«Ce silence est le symptôme de quelque chose de plus général en France où la tentation est grande de ne pas relier l’histoire des musées à ce qui se passe dans le monde aujourd’hui.»

Anne Lafont, historienne de l’art

Peu de réactions dans son équipe. Un collègue lui répond qu’«on ne fait pas de politique dans les musées», une autre reconnaît n’avoir aucune idée de l’actualité, les médias grands publics ayant tardé à en parler. Seul un collègue racisé, «comme je le suis moi-même» précise-t-elle, la remercie chaleureusement pour son travail de veille.

Quand sa hiérarchie lui demande que faire, Ludivine* répond: «Si on s’exprime, on le fait avec des engagements pour la suite. On n’est plus dans l’alliance de façade, il faut agir.» Toute l’équipe étant mobilisée par l’imminence de la réouverture, sa recommandation restera lettre morte et le musée ne s’est pas exprimé sur le sujet.

Devoir de mémoire vs devoir de réserve

Ludivine* indique avoir relayé les déclarations institutionnelles de musées de premier plan comme le Met, mais aussi des paroles plus engagées comme le communiqué de la fédération des musées de Bruxelles. Un texte, audacieux vu de France, qui appelle à décoloniser les musées. «J’ai fait le lien avec l’influence du racisme systémique sur une politique de conservation des collections, ou sur une politique des publics.»

Justement, c’est cette connexion qui n’est pas faite dans bien des institutions françaises, selon Anne Lafont: «Ce qu’on constate dans le monde anglo-saxon, c’est que les exigences communautaires et la responsabilité politique des institutions culturelles, qui assument l’histoire de leurs collections, exigent d’elles de prendre position. L’actualité comme le passé les interpellent.» En France, c’est le contraire: «Les musées ont plus ou moins liquidé l’histoire de leurs collections en redistribuant les pièces dans de nouvelles institutions».

Elle cite l’exemple du quai Branly, dont les collections proviennent de l’ancien musée de l’Homme et du musée des Arts d’Afrique et d’Océanie, fermé en 2003. Ce démantèlement «opacifie la provenance des objets, souvent violente». Conséquence: ces musées peuvent d’autant moins se confronter à la dimension politique de leur histoire. Leurs collections sont envisagées comme extérieures aux questions de société dans leur ensemble, et notamment à l’héritage colonial. Anne Lafont de conclure: «Dans ce contexte, il est possible aux institutions culturelles françaises de se sentir étrangères aux interpellations pourtant évidentes du mouvement #BlackLivesMatter.»

Hors de Paris, les musées d’histoire et de société réagissent

À Bordeaux, le musée d’Aquitaine adopte une posture singulièrement opposée aux institutions parisiennes, en publiant un tweet qui appelle à continuer «collectivement à décoloniser [les] musées». La conservatrice en cheffe, Katia Kukawka, explique: «Nous avons discuté au sein de l’équipe pour savoir s’il fallait ou pas qu’on réagisse en notre nom propre et, si oui, comment. Nous avons choisi de rebondir sur un tweet de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage.» Le message, validé par le cabinet du maire Nicolas Florian (LR), détonne avec la tiédeur des rares réactions parisiennes.

Katia Kukawka poursuit: «Nous étions attendus sur le sujet parce que nous sommes à Bordeaux, ville dont l’histoire est intimement liée à la traite négrière et à l’esclavage. Il fallait prendre position, reconnaître qu’on se sent concernés quand il est question de racisme.» Le tweet s’inscrit dans la continuité des actions portées par le musée: section historique sur le port négrier de la ville dans l’exposition permanente, débat sur les violences policières, cycle de projections sur la migration et l’accueil. «Nous collaborons avec des universitaires qui travaillent sur ces questions, mais aussi avec des associations militantes locales.»

Un ancrage local qu’Anne Lafont observe également à l’international: «Partout dans le monde –et pas seulement aux États-Unis, les musées prennent d’assaut des sujets qui sont au cœur même de leur raison d’être, de leur histoire. Ils y font face avec des chercheurs et des chercheuses, des artistes, des associations locales.» À Amsterdam, le Rijkmuseum, connu pour ses collections de beaux-arts, a adopté une approche historique et choisi d’intégrer l’héritage colonial dans son propos.

«On arrive à traiter de l’esclavage à Bordeaux, à La Rochelle, à Nantes. Mais la décolonisation est encore un sujet peu visible.»

Katia Kukawka, conservatrice en cheffe du musée d’Acquitaine

Pour Katia Kukawka, ailleurs en Europe, «les choses sont dites et ça ne pose plus question: on travaille à exposer ce pan de notre histoire commune». Elle aborde régulièrement les questions soulevées par la décolonisation et l’esclavage avec ses collègues britanniques, belges, allemands, néerlandais à l’occasion des rencontres professionnelles. Lentement, les choses avancent dans les musées des villes liées à l’histoire coloniale: «On arrive à traiter de l’esclavage à Bordeaux, à La Rochelle, à Nantes. Mais la décolonisation est encore un sujet peu visible, que nous travaillons activement à faire émerger.»

Si les musées de la façade atlantique abordent ces sujets avec des budgets modestes et des enjeux de politique locale, les institutions parisiennes doivent pouvoir le faire. Mais pour cela, elles doivent renoncer à traiter l’histoire coloniale indépendamment de leur histoire institutionnelle, assumer cet héritage et l’intégrer dans leurs accrochages permanents. L’absence de réaction du Musée d’Orsay, organisateur de l’exposition «Le Modèle noir» en 2019, interpelle Anne Lafont: «Quel sens a eu cette exposition si ce n’est pas pour éclairer les choix de l’institution aujourd’hui, à la lueur des revendications des jeunesses noires de par le monde, autour de ces vies noires qui, dans l’adversité, comptent obstinément?»

Au moment d’écrire ces lignes, nous n’avons pas reçu de réponse du Musée d’Orsay. Le Palais de la Porte dorée a accepté trop tardivement de nous répondre pour pouvoir intégrer son propos dans le présent article.

* Le prénom a été changé.

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