Publié le 17/03/17 mis à jour le 08/12/20
Annie Jouga, architecte sénégalaise, enseignante et maire adjoint de l’île de Gorée, se désespère du peu d’interêt de ses compatriotes et de leurs dirigeants pour le patrimoine architectural de Dakar, et l’architecture en général. Propos recueillis devant une citronade.
« La situation de l’architecture au Sénégal est problématique. Les concours, qui constituent la voie normale pour accéder à la commande publique, n’ont plus lieu. Ils sont pourtant prévus dans les textes, mais ils sont sans cesse modifiés, le seuil est relevé, et les dérogations deviennent la règle. Au final, c’est la cooptation et le copinage qui prennent la main. Ce qui déjà ne garantit pas la bonne architecture, mais surtout bloque la commande de dizaines de “petits” architectes sénégalais comme moi.
Je ne prendrai qu’un exemple : on entend dire que ce serait Jean-Michel Wilmotte — qui n’est pas forcément mauvais, mais là n’est pas la question — à qui l’on confierait la rénovation de l’ancien palais de Justice, construit en 1957 par Daniel Babani (1914 – 2006) et Pierre Roux-Dorlut (1919 – 1995), abandonné aux chèvres et aux courants d’air depuis plus de 20 ans. La réhabilitation de ce bâtiment exceptionnel — on pense à la Cité judiciaire de Chandigarh de Le Corbusier — est une absolue nécessité, notamment pour accueillir la Biennale d’art contemporain de Dakar. Mais ouvrons ce chantier à un concours en bonne et due forme plutôt que de l’attribuer sans discussion à une star française de l’architecture ! »
Architecte résolument africaine
« Nous, les “locaux”, on se contente de commandes privées. Peu. Des bureaux, quelques maisons… A Dakar, d’après les chiffres de l’Ordre des architectes, moins de 10 % des permis de construire sont déposés par des architectes. Le reste ? Des promoteurs, des marchands de béton, beaucoup d’auto-construction… Pourtant, à l’échelle du Grand Dakar, les besoins sont énormes. C’est une ville qui est à faire, et le dernier plan de développement de l’urbanisme, souvent dévoyé, date de 2005.
Après mon bac en 1972 , j’ai fait mes études à l’UP6 de Paris, j’étais pressée, et l’école d’architecture de Dakar n’a ouvert qu’un an plus tard. Une fois diplômée, je suis rentrée tout de suite, et je me suis toujours sentie en phase avec la première génération d’architectes sénégalais, sortie de l’école dans les années 78/79. Je me sens complètement “architecte d’Afrique”. Il y a selon moi une vraie spécificité “panafricaine”, car on connaît à peu près partout le même climat, les mêmes besoins, les mêmes préoccupations.
Avec le recul, je me dis que pour nous qui avons commencé à exercer dans les années 1980, la période, encore très marquée par le mouvement moderne et le brutalisme, ne nous a pas laissé beaucoup de marge de créativité. Le style “soudanais-sahélien”, qui a inspiré les pavillons de l’exposition coloniale de Paris en 1931, très emblématique de la présence française mais aussi culturellement proche de nous et climatiquement bien pensé, était hélas un peu passé de mode, mal considéré, oublié… Seule bouffée d’oxygène : une loi sénégalaise, impulsée en 1978 par Leopold Sedar Senghor et basée sur la notion de “parallélisme asymétrique”, a pu donner quelques beaux objets. Le principe : dans la vie, rien n’est vraiment symétrique ; coupez un corps en deux dans le sens de la longueur, et vous aurez deux moitiés assez semblables mais différentes… En architecture, cette théorie crée des ruptures, de jolis vertiges et des jeux de lumière intéressants sous le soleil des tropiques. Mais ce qui est en vogue auprès de nos dirigeants, c’est un style pompeux et totalement indéfinissable, comme l’OVNI de la Banque centrale d’Afrique de l’Ouest signé par notre grand architecte officiel, Pierre Goudiaby Atepa… »
Patrimoine en danger
« Avec des collègues et dans le cadre de nos enseignements au Collège d’architecture de Dakar, nous avons recensé une cinquantaine d’immeubles à Dakar-Plateau, le centre-ville, qui mériteraient plus d’attentions. Il existe au Sénégal une procédure de classement du patrimoine bâti. Mais le déclassement n’est apparemment pas difficile à obtenir. Le building administratif, une grande et très corbuséenne barre construite en 1953 sur les plans de l’architecte Cerutti-Maori, était en principe protégé. Il a été déclassé pour subir, depuis 2010, un interminable chantier de dénaturation et d’enlaidissement, et en toute opacité !
Je n’ai aucune raison de défendre l’époque coloniale, surtout comme maire-adjointe de l’île de Gorée, mais son architecture permet de lire l’histoire de notre ville. Elle nous a aussi laissé quelques bâtiments extrêmement bien pensés en matière de ventilation naturelle et de qualité d’usage (murs à claire-voies, moucharabieh, appartements traversants, balcons couverts, orientation, implantation…). Beaucoup d’entre eux subissent aujourd’hui des outrages vraiment malheureux. J’ai mis mes étudiants sur le coup. Je viens enfin, après des années d’insistance, d’obtenir l’accès aux archives municipales. L’idée serait de faire des fiches, pourquoi pas un livre, qui répertorie ce patrimoine, le documente – on ne connaît souvent plus le nom des architectes ! – et en montre les qualités. Pour protéger, il faut connaître. Aujourd’hui, c’est trop souvent l’indifférence qui règne, et l’argent qui fait la loi… »