EXCLUSIF SENEPLUS – Makhily Gassama et Sada Kane se souviennent d’un vent de liberté. Avant, la culture était sentinelle et horizon. Aujourd’hui, malgré certaines résistances, elle est plus à la remorque de la politique
Senghor ! Encore lui, décidément. Toute remontée du fil historique sénégalais, jusqu’aux années 60 au moins, paraît devoir faire une halte sur une part de son héritage, ou si l’on préfère, une part de son ombre.
L’histoire de la télévision au Sénégal est mine de rien pas si jeune. C’est une quinquagénaire qui a connu ses balbutiements au milieu des années 60, avant de battre ses ailes, plus amplement, de façon plus autonome, une décennie plus tard. L’ORTS (Office de radiodiffusion télévision du Sénégal) naît l’année du choc pétrolier, peu avant le multipartisme, et calque presque tout sur son aînée française l’ORTF (Office de radiodiffusion-télévision française). Graphisme proche, homophonie, lien direct avec le pouvoir, outil de promotion ou de propagande, les deux offices semblent presque jumeaux, reliés par l’ombilic colonial, avec des tempos cependant légèrement décalés. Plus théoriquement, dans les premières offres de décryptage de l’impact des médias après la guerre, le pouvoir de la télévision, comme mass-média, s’annonce comme un sujet commun à tous les pouvoirs dotés de la petite lucarne. Dans Le Pouvoir sur scène de Georges Balandier par exemple, ou encore Cristallizing public opinion d’Edward Bernays, les relations publiques comme la mise en scène du pouvoir apparaissent clairement comme les enjeux et les éléments essentiels d’une maitrise de la communication politique.
Élan panafricain et culturel à l’ORTS
Quand la télévision arrive, elle vient étoffer l’offre, après le sanctuaire premier qu’est la radio qui a déjà une belle histoire. L’ORTS est alors une grande structure, comme le journal le Soleil, rendant compte directement au pouvoir, qui y place ses hommes, voire ses commis. On y trouve toutes les nationalités, des Sénégalais, des Haïtiens, des Français, avec un culte de la rigueur et un enthousiasme, propres aux épopées naissantes. À la radio, Joseph Zobel le grand écrivain de la Rue des Cases-Nègres (1950) régale les auditeurs avec son émission un Livre par semaine, émission que ne rate pas le président, fidèle à ses passions littéraires. Le goût pour la culture de Senghor n’est en rien un mythe, c’est même une tyrannie au sens pour une fois noble du terme. Ainsi, il supervise, conseille, n’hésite pas à intervenir directement, et en discute régulièrement avec son conseiller culturel, Makhily Gassama, professeur de lettres promis au plus brillant des destins.
Quand ce dernier remplace Zobel, pour un laps de temps court au démarrage, l’intérim est plus que prometteur, il séduit les auditeurs. La tentation de la petite lucarne, et d’y voir l’esprit et les artistes célébrés, font boule de neige. La culture est alors incarnée à la télévision par un couple de haïtiens Lucien et Jacqueline Lemoine (née Scott) qui animent l’émission La voix des poètes. Dans l’élan panafricain du festival des Arts nègres, ils se sont installés à Dakar et font les beaux jours de la radio aussi. Pourquoi pas ajouter à ces profils précieux, un jeune, local, avec déjà une signature ? Pathé Fall Dièye, journaliste, lecteur, directeur de la télévision, encourage Makhily Gassama à sauter le pas. Ne reste plus que l’assentiment du père spirituel et du mentor au palais. Senghor le pousse chaleureusement. Voici comment, la bénédiction acquise, naît à la fin des années 70, Regards sur. Émission culturelle phare de l’époque, périodicité irrégulière au début qui devient vite rendez-vous hebdomadaire, on y radioscopie les livres. Tout le monde y défile. Conversations pointues, trait littéraire appuyé.
Regards, un rendez-vous majeur de la culture
L’émission est un vade-mecum pour le président. À plusieurs titres : c’est la matérialisation de son vœu culturel, mais plus encore, il éprouve ce pincement de fierté, de voir ses proches et protégés nourrir sa vision. Regards sur s’ancre plus globalement dans un écosystème où la culture n’est pas un faire-valoir. C’est l’étalon de mesure d’une politique, d’une vision. À son service, plusieurs segments. Les nouvelles éditions africaines (NEA), créées par Senghor en 72, sous la direction de Mamadou Seck, soutiennent l’émission. L’homme est un passionné de lecture, il donne et se donne. Logistiquement et spirituellement, il est l’un des piliers de cette émission générationnelle, qui a, bon an mal an, inspiré nombre d’amateurs des lettres qui avaient ainsi un rendez-vous et un repaire. Les ponts sont ainsi dressés. Et le paysage est marqué par cette forte teneur culturelle qui semble être une énergie globale qui irrigue la politique. Pour Senghor, la télévision vient après les grandes épreuves de son règne. Les deux premières décennies de son pouvoir ont été dures, violentes, et au moment où Regards pose son empreinte sur la scène, lui-même s’apprête à la quitter. Symboles d’une transition, ces parenthèses culturelles adoucissent la brutalité du souvenir dont il a été à la fois le bourreau et la victime. Métaphore d’un adieu, et scène mythique, Senghor participe même à l’émission, à sa demande. Il est reçu par son ancien conseiller, face à une dizaine d’intellectuels, triés sur le volet. Émission intéressante, mœurs d’un temps où Regards recevait le débat, le désaccord, sur lesquels un voile de pudeur et de bienséance venait étouffer les radicalités, sans doute les brutalités, pour le meilleur et le pire.
Makhily Gassama, devient, des années plus tard, l’homme de culture que l’on connaît. Regards contribue à bâtir son envol. Quand il part, un jeune journaliste, recruté comme rédacteur présentateur, prend le relai. Il s’agit de Sada Kane. C’est lui que les jeunes générations connaissent et retrouvent tous les mardis, dans cette messe feutrée du mardi soir à 22h. Aux profils littéraires de l’émission des débuts, Sada Kane, féru aussi de livres, apporte un complément. Il vient avec une double casquette, à la fois journaliste et lecteur. Regards sur devient Regards, Sada Kane est un minimaliste. Ses émissions où foisonnent les idées tiennent pourtant en un seul mot : Palabre, Regards, Impressions… Il pose sur l’émission dont il hérite sa propre patte. Il diversifie la palette des invités, les sujets étendent leur spectre.
La télévision comme expérience artistique émergence d’une conversation paisible
Dans l’arrière-scène, Senghor est toujours là. Il aime ce que dégage ce jeune journaliste à la voix suave, qui présente bien, dont la pondération naturelle, le sens de l’écoute, pérennisent une culture de la conversation apaisée. L’ORTS n’est pas juste une télévision technique, c’est aussi un écosystème et une esthétique. Les journalistes prennent des cours de diction administrée entre autres par Joseph Zobel. Les tenues correctes son exigées. On recourt au besoin à Farba Sarr du théâtre National Daniel Sorano. La télévision est une représentation, et on retrouve certains piliers du journalisme : comprendre, réécrire, raconter. Un triptyque fondateur de la mise en scène, presque artistique. Sada Kane a aussi ses soutiens, Guila Thiam, directeur général, Mactar Silla ancien directeur de TV5 Afrique, que le président Abdoulaye Wade débauche pour prendre la tête de ce qui est devenu entre-temps, la RTS (Radiodiffusion télévision sénégalaise).
Regards connaît des temps forts sur le plateau de Sada Kane. La réception d’Ibrahima Ly, emprisonné au Mali qui raconte son calvaire dans son livre Toile d’araignée (1982) sur le plateau avec sa famille en coulisse. Moment de malaise, ou de télévision, dont se souvient Sada Kane comme une de ses plus grandes épreuves de tournage. Autre passage délicat, quand Maurice Bucaille écrit son célèbre livre La Bible, le Coran et la science (1976). Sur le plateau, Bara Diouf et Iba der Thiam, entre autres, sont présents. L’émission, potentiellement radioactive, du fait du léger avantage dans la discussion des idées laïques, ne passera pas à l’antenne. La charge est potentiellement venimeuse. Étape de plus dans la généalogie d’une censure pour la paix civile, dont étaient conscients les travailleurs de l’ORTS, témoins d’une grande époque d’apprentissage, malgré la contrainte et les marges de manœuvre resserrées. L’absence d’éclat, d’empoignes spectaculaires, n’est en rien gage de vassalité ni de tiédeur. À l’inverse, l’invective permanente hystérise toute idée de débat. Avec cette tempérance sous le contrôle du pouvoir, l’ORTS tente pourtant d’ancrer un esprit, que nombre de témoignages affranchissent de potentiels soupçons de couardise.
Makhily Gassama comme Sada Kane se souviennent d’un vent de liberté. Point pour eux de temps pour la nostalgie, tant leurs carrières respectives ont, après, servi cet idéal. Il est de bon ton de fustiger la bascule de ce qui apparait comme un âge d’or vers une vulgate actuelle plus foutraque, mais ce serait probablement céder à une facilité générationnelle qui ne manque pas de snobisme. S’il y a besoin de retenir quelque chose qui pourrait faire l’unanimité : l’intérêt pour la culture n’est plus le même aujourd’hui. Avant, elle était sentinelle et horizon. Aujourd’hui, malgré les efforts et certaines résistances, elle est plus à la remorque de la politique qu’autre chose.