«ON NE PEUT PAS DIRE QU’ON EST INTERESSE PAR LES PIECES DU 19E SIECLE SANS ACHETER LES PIECES D’AUJOURD’HUI»

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Yacouba Konaté, Conseiller culturel du président du Comité d’organisation de la Can (Cocan), s’inscrit dans une perspective historique en racontant le football ivoirien.

Par Mame Woury THIOUBOU (Envoyée spéciale à Abidjan)  |   Publication 26/01/2024

Le Pr Yacouba Konaté, Conseiller culturel du président du Comité d’organisation de la Can (Cocan), s’inscrit dans une perspective historique en racontant le football ivoirien. Initiateur du «Abidjan Art Week», le critique d’art et professeur de philosophie réfléchit depuis de nombreuses années sur les courants qui traversent l’art contemporain ivoirien et les questions que pose la restitution d’œuvres d’art à l’Afrique.

Vous avez souhaité ajouter une dimension culturelle à cette fête du football à travers cette exposition qui raconte l’histoire du football ivoirien. Qu’est-ce qui vous a poussé à le faire ?

La première fois que j’ai eu le déclic, c’était en 2006. La Côte d’Ivoire venait de perdre un match pour la Coupe du monde. J’ai vu le match, et en bon supporter, je me suis dit, nos joueurs auraient pu gagner s’ils avaient eu la force morale. Mais j’avais l’impression qu’ils n’y croyaient pas. Quelques jours après, dans l’avion, j’ai eu la chance de rencontrer les joueurs qui revenaient de cette expédition. Il y avait un des encadreurs, Kaba Koné. Je le taquine en disant : «Mais tes enfants, ils sont vraiment des gamins. J’ai l’impression qu’ils n’ont pas cru en leurs forces, sinon, ils auraient pu gagner contre les Hollandais.» Il m’a expliqué que c’était quasiment impossible. Il y a des conditions objectives qui font que battre la Hollande, qui a de milliers de touristes qui sont venus en Allemagne pour la Coupe du monde, c’est compliqué pour l’économie-même de la coupe. Et l’autre chose qu’il m’a dite et qui m’a réveillé, c’est que les joueurs, quand ils étaient dans les vestiaires, ont été visités par les légendes du foot hollandais. Cruyff, Marco Van Basten, Ruud Gullit, etc. Ensuite, ils sont passés saluer les Ivoiriens qui étaient en face. Et ces joueurs ivoiriens sont tous sortis pour faire des photos avec les gloires du football hollandais, juste avant le match. Donc, le coup psychologique était que les joueurs ivoiriens ne se battaient plus seulement contre les Hollandais de leur génération, mais ils étaient confrontés à toute une histoire de figures de légende. D’un point de vue théorique, ça m’a paru intéressant. Donc, l’idée, c’était pour moi de faire en sorte que chacun de nous, quand il fait son métier, il sente que derrière lui, il y a de grands devanciers qui le poussent dans le dos, qui lui donnent la rage de gagner, et qu’il n’ait pas de doute sur ses capacités à relever le défi. C’est une question que je me suis posée ce jour-là et je me suis dit, ce qui pouvait aider le football ivoirien, c’est qu’ils apprennent à connaître tous les aînés, qui étaient de grands champions, et que toute la Côte d’Ivoire apprenne à les aimer. Cette réflexion, je la prolonge à toutes les disciplines. C’est la question des légendes. Quel est notre rapport aux légendes ? Comment pouvons-nous avoir une culture de nos légendes ? Comment nous pouvons construire des récits qui montrent qu’on a fait du chemin et que ceux qui jouent aujourd’hui ne sont pas juste des accidents ? Après, j’ai commencé à mettre cette idée en forme de projet en 2010, lorsque l’Afrique a organisé pour la première fois la Coupe du monde en Afrique du Sud. Je venais d’arriver à la Rotonde, mais je n’ai pas eu les moyens de monter l’exposition. Lorsque la Côte d’Ivoire a eu le ok pour organiser, le président du Cocan m’a demandé de travailler avec lui.

Faire le lien entre l’art et le football, c’était aussi une façon de valoriser cette histoire-là ?

Au Cocan, ce lien s’impose parce que les footballeurs sont, à leur niveau aussi, de vrais artistes. Leur manière de dribbler, de surgir, il y en a qui ont un rapport qui n’est pas juste technique, mais vraiment très créatif. Mais ce qui m’a intéressé, c’est de traduire mon intérêt pour le football en termes d’exposition et donc, la première réflexion, c’est comment l’art de mon pays a-t-il déjà présenté le football ? Est-ce qu’il y a déjà eu des tableaux qui ont parlé du football ? J’ai cherché au niveau de l’art moderne et contemporain. J’ai trouvé quelques tableaux de 1995 et 2010. Celui-ci (un portrait de Laurent Pokou) est un tableau de Jems Koko Bi qui est sculpteur. En 2010, c’était le cinquantenaire de la Côte d’Ivoire et cet artiste, qui vit en Allemagne, a décidé de faire 50 figures ivoiriennes qui symbolisent le pays. Et parmi ces figures, il y avait une dizaine de footballeurs. Il y a aussi Issa Kouyaté, qui est décédé en 2002. Après, je me suis dit quand on dit art, il y a aussi l’art traditionnel. C’est là que j’ai eu ma plus grande surprise. Je me suis rendu compte que ces sculptures colon traitent la question du football depuis longtemps. L’art dit traditionnel, avant même les artistes contemporains, a négocié sa modernité en investissant le thème du sport. Maintenant, j’ai découvert aussi que les peintres populaires ont régulièrement peint sur les portières des «Gbaka», les transports publics, des stars du football mondial. J’ai donc deux panneaux qui montrent que la peinture populaire s’est approprié ce thème depuis longtemps. Ensuite, quelques artistes modernes et contemporains complètent le tableau : Landry Komenan, un artiste qui vit à Marseille, le Burkinabè Ki Siriki. C’est une recherche que j’ai amorcée et qui va continuer. Mais mon problème, c’était de donner l’évidence qu’il y a des gloires du football africain qui peuvent pousser chacun de nos champions. Au départ, je voulais faire une galerie de sculptures de sorte que quand les gens viennent jouer contre la Côte d’Ivoire, au Stade Ebimpé, ils traversent une sorte de galerie de grands champions ivoiriens, de manière à avoir cet ascendant psycho¬logique que les Hollandais ont donné à leurs joueurs. C’est ce que je voulais faire, mais c’était très compliqué parce que l’organisation de la Can, ce n’est pas seulement la Cocan. Il y a la Caf, qui est propriétaire de la manifestation.

Vous avez utilisé différents supports également…

J’ai utilisé les arts de transition qui racontent notre rapport au foot, la peinture contemporaine, mais surtout les archives de la presse nationale et des archives audiovisuelles aussi. Des interviews d’anciens joueurs, dirigeants, etc. J’ai fait aussi une collaboration avec des télévisions, la presse nationale qui a donné des documents audiovisuels en plus du document que j’ai fait faire.

Abidjan Art week, c’est la première édition. 12 galeries et espaces…

Absolument. Il y aura ce vendredi (19 janvier) la Nuit des galeries, qui consiste à organiser un circuit pour que des personnes fassent les 9 galeries. On veut faire une cure le temps de la visite. Chaque galerie a fait un peu ce qu’elle voulait. Moi, j’aime le foot.

Abidjan est devenue une place appréciable de l’art contemporain. Plusieurs galeries se sont installées. Comment se porte l’art contemporain en Côte d’Ivoire ?

Plutôt bien je dirais. Ça pourrait être mieux. Mais c’est bien parce qu’on a de grands collectionneurs, des jeunes qui s’intéressent aux expositions. Et comme il y a une variété d’offres, ça contribue à multiplier la demande. Aujourd’hui, nous avons quelques artistes qui vivent de leurs productions. Pas tous bien sûr, parce que c’est un secteur très compétitif et qui fonctionne sous l’égide des stars système. Mais à la base, il y a une sorte de cohérence qui fait que, de plus en plus, les espaces ont leur répertoire, et en faisant l’effort d’inclure de jeunes artistes, il y a une ouverture sur l’international. Un des secrets d’Abidjan, c’est cette ouverture sur l’international qui est constante et qui fait que chacun des espaces a des correspondants dans presque tous les pays de l’Afrique de l’Ouest.

Quels sont les courants qui traversent l’art contemporain ivoirien ?

Aujourd’hui, il y a un nouveau courant qui est en train de se mettre en place autour de la figure de Aboudia. Il a explosé à partir de 2010-2011, mais il travaillait régulièrement depuis trois ou quatre ans, et il a créé une sorte de réalisme lyrique avec une attention très forte sur la question de l’espace urbain, le personnage urbain. Sur cette veine, il y a aussi Armand Boua, etc. Ce n’est pas un courant unifié. Ils se connaissent, mais ils n’ont pas décidé d’aller dans ce sens. A partir du moment où le marché a marqué son intérêt pour cette forme d’écriture, plusieurs jeunes se sont engouffrés dedans ou se sont inscrits dans cette tendance. Pour moi, c’est cette forme d’écriture qui, à terme, va être une sorte de tendance. Mais heureusement, tout le monde n’est pas inscrit dans cette veine. Par exemple, il y a un artiste qui travaille dans un courant qui relève encore de l’esthétique de la récupération, comme les Moustapha Dimé, Ndary Lô. Il récupère des Cd et fait des élaborations qui sont souvent des scènes sociales.

Est-ce que ces courants portent une revendication sociale, politique ?

Je crois qu’il y a plutôt une sorte d’attention aux amis et au quartier, une sorte de proximité avec l’environnement, une sorte de recherche au niveau du style, de l’écriture qui est un peu flashy. Et là, il y a l’influence de Basquiat, qui se ressent très fort. On sent qu’ils sont informés de cette forme d’écriture. Il y a Yeanzi qui travaille avec une sorte de pâte de goudron. Il a une manière de construire sa toile qui est originale. Et c’est quelqu’un qui est multimédia. Au départ, je l’ai vu faire la photo, en même temps qu’il faisait la peinture et la sculpture. Maintenant, il a trouvé sa voie avec cette technique qui est assez spéciale. Il travaille à la fois avec du plastique et du feu. Ça donne un relief qui nous renvoie à la question du matériau. Je crois qu’en général, ils ont compris que pour avancer, il faut faire un peu de choses classiques mais il faut toujours aller vers de nouveaux matériaux. Ça permet de donner plus d’accélération à ses intuitions et aussi de développer une maîtrise technique qui signale vite votre originalité.

Pour parler de la question de la restitution des œuvres d’art, la Côte d’Ivoire est concernée. Est-ce qu’on a réfléchi à ce qui doit être fait ? Comment on perçoit cette restitution ?

La Côte d’Ivoire est concernée. Moi-même, il y a 3 ou 4 ans, j’ai fait un séminaire sur la restitution après la sortie du rapport Sarr/Savoy. Je suis membre de l’Académie des arts, et à la demande de l’académie, j’ai fait un séminaire auquel Malick Ndiaye (directeur du Musée de l’Ifan) du Sénégal et Alain Godonou (directeur du programme Musées à l’Agence nationale de promotion des patrimoines et de développement du tourisme au Bénin) ont participé. La Côte d’Ivoire, à la différence du Bénin, n’attend pas 19 pièces. On attend le grand tambour qui est d’ailleurs intervenu dans la cérémonie d’ouverture de la Can. C’est ce grand tambour qui a résonné au début de la cérémonie. Je sais qu’il y a des réflexions qui ont cours au niveau du ministère de la Culture. Je crois même savoir qu’une salle est en train d’être créée au Musée des civilisations d’Abidjan pour accueillir le tambour. Il y a aussi des publications en cours sur la base d’initiatives d’éditeurs. Je ne suis pas proche du dossier ivoirien, mais je mène une réflexion générale sur cette question. Pour moi, c’est un moment qu’il faut saisir et faire de ce moment une sorte de communication qui, au-delà de la question du patrimoine, nous ramène à l’évidence de… Je le répète souvent, l’art contemporain, c’est le patrimoine de demain. On ne peut pas dire qu’on est intéressé par les pièces du 19e siècle sans acheter les pièces d’aujourd’hui. Il faut qu’on constitue des collections. L’autre chose, c’est réfléchir sur des stratégies qui vont être mises en place pour montrer ces œuvres. De manière à ce que ça soit une occasion de faire venir plus de gens au musée. Si on les met dans des lieux qui sont fades, pas attractifs, si on n’arrive pas à créer un engouement suffisant autour de ces objets, mon hypothèse, c’est que les objets qui vont revenir vont mourir d’une mort encore plus atroce que celle qui les menaçait en Occident.

Justement, quand ils partaient, c’étaient des entités chargées. Main¬tenant ce sont des objets de musée. Qu’est-ce qu’on va recevoir finalement quand ils vont revenir ?

C’est la réflexion. On va recevoir des objets qui, comme j’ai l’habitude de l’écrire, ont vécu trois vies. Avant de partir, c’étaient des objets. Quand ils étaient là-bas, ils ont vécu une vie. Maintenant, ils vont vivre une nouvelle vie. Donc, il faut avoir conscience de ces trois vies-là et voir qu’est-ce qu’on peut faire dans une telle typologie, de façon à construire des stratégies d’expositions là-dessus

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