De sa jeunesse marquée par la Seconde Guerre mondiale et la Shoah à son rôle central dans l’abolition de la peine de mort en France, GEO.fr revient sur le combat pour une justice humaniste de Robert Badinter, décédé le 9 février 2024 à l’âge de 95 ans. L’engagement de toute une vie.
« Je vois que vous attendez un heureux événement, espérons que ce soit un garçon qui défendra glorieusement la France et la République », disait le commissaire du XVIe arrondissement de Paris à la mère de Robert Badinter lorsqu’elle recevait son décret de naturalisation française. Et « nul en effet ne peut nier qu’il compte parmi les rares personnalités qui, dans le Ve République, ont changé, par leur action politique et par leur influence morale, la société française », introduisent Dominique Missika et Maurice Szafran dans leur livre Robert Badinter, l’homme juste (éd. Tallandier, 2021).
Avocat, professeur, ministre, écrivain, militant, Robert Badinter a dévoué sa vie à la défense d’une cause, celle d’une justice humaniste – non pas de gauche car, un système judiciaire n’est pas de droite ou de gauche, il est humaniste ou répressif, affirmait-il. Alors que son entourage a annoncé son décès, survenu dans la nuit du 8 au 9 février 2024, retour sur le parcours d’un homme fermement opposé à la peine de mort, portant la blessure de la déportation de ses proches.
Un « enfant de déportés disparus dans la nuit »
Pendant des années, il n’en a pas parlé publiquement. Jusqu’en 2015, lors de la cérémonie de commémoration des 72 ans de la rafle de la rue Sainte-Catherine, par la Gestapo lyonnaise le 9 février 1943. Cette blessure, c’est celle des « enfants de déportés disparus dans la nuit des camps d’extermination », qui sont « comme amputés des êtres chéris », déclarait-il alors. « La vie cicatrise la blessure. Mais, par moments, la douleur revient, indicible, là où il n’y a que le vide. »
Robert Badinter naît le 30 mars 1928 à Paris, de parents naturalisés à la « volonté farouche de s’intégrer à la société française, de faire siennes des traditions […] », notent Dominique Missika et Maurice Szafran dans leur livre, avant d’ajouter : « Incroyable parcours puisque, qu’il n’y a pas si longtemps encore, Simon et Charlotte vivaient aux confins de la Russie ».
Son père Simon, né Samuel en Bessarabie (au sud de l’Empire tsariste, entre la Roumanie et l’Ukraine) dans ce qui est appelé le Yiddishkeit, est arrivé en France en 1919, séduit par la patrie dépeinte par l’auteur Romain Rolland. Sa mère Charlotte, née Chifra dans la même Bessarabie, où les Juifs étaient en proie à des percussions grandissantes, avait rejoint le « pays des droits de l’Homme » dès 1912.
Ce dernier offre une douce jeunesse à Robert dans la capitale. Mais la fin de l’innocence est marquée par la découverte sous-jacente de l’antisémitisme. « Mort à Blum ! Mort aux Juifs ! », peut-il lire sur les murs de la ville. Dès juin 1940, la zone nord occupée est administrée par la Wehrmacht.
En septembre, une ordonnance exige aux Juifs de s’y faire recenser. Le 14 mai 1941, 6 000 Juifs étrangers reçoivent un « billet vert » les invitant à un « examen de situation ». Ils sont en réalité immédiatement arrêtés et transférés dans deux camps du Loiret. L’alerte est donnée. « Robert Badinter gardera toujours en mémoire la tristesse de son père, cette blessure inguérissable le jour où les Allemands, aidés par Vichy, font de lui un paria », écrivent les auteurs.
Après le chef de famille, le garçon de 13 ans, son frère Claude et sa mère déménagent clandestinement à Lyon à la fin de l’année. Mais la famille n’est pas au complet. Dénoncé dans une lettre au commissariat du Marais, son oncle Naftoul est déporté vers Auschwitz. Sa grand-mère paternelle Shindléa, internée à Drancy le jour de Kippour, meurt dans le convoi avant d’arriver au camp.
Le 9 février 1943, alors qu’il se rendait à l’Union générale des Israélites de France, c’est au tour de Simon Badinter d’être arrêté, avec quatre-vingt-cinq autres Juifs. Dans une dernière lettre à sa femme, qu’il veut « rassurante », il indique être transféré à Drancy pour « une destination inconnue » vers l’Est, probablement un camp de travail. Charlotte passe illégalement la ligne de démarcation pour revenir sur la capitale, dans l’espoir insensé de faire libérer son mari grâce à un pot-de-vin. En vain.
Charlotte, Claude et Robert s’installent à Cognin, en Savoie, dans leur « îlot de salut ». Car quand la région passe aux mains des Allemands en septembre 1943, ces « réfugiés en provenance de Saint-Nazaire, au père prisonnier de guerre » ne sont pas dénoncés. De retour à Paris après la Libération d’août 1944, Robert Badinter, qui n’est déjà plus un enfant, guette le retour des absents. Il ne se verra confronté à « aucun enterrement, aucune cérémonie, [au] silence surtout », racontait-il.
Robert Badinter, « l’avocat des causes justes »
Face à cette blessure inguérissable, « ce n’est pas l’esprit de revanche qui l’anime, c’est l’idée de justice […], expliquent Missika et Szafran. « L’épreuve de la guerre et de la dévastation des camps le pousse à s’interroger sur le destin de l’homme dans un monde à refonder. » Alors, après des études à la Sorbonne et l’université Columbia de New-York, Robert Badinter se lance dans le droit.
Ses débuts sont remarqués, notamment par les médias, avec des affaires comme celles de l' »Arsène Lupin de l’après-guerre » ou encore le dossier « Charlie Chaplin« . Il est alors considéré comme l' »avocat du cinéma et de la presse ». Mais son patron, l’humaniste intransigeant Henry Torrès, lui transmet une autre vision du métier, celle de l' »avocat des causes justes ».
« Être avocat, ce n’est pas défendre un innocent, c’est montrer que sa culpabilité n’est pas établie. Voilà le point cardinal » ; « Notre règle première ? Défendre le client coûte que coûte ; être solidaire de l’homme sans pour autant l’être du crime » ; « Tu défends un homme qui a tué ou volé, parce que c’est un homme d’abord » ; sont autant de phrases parmi les nombreuses qu’il retiendra de son maître et modèle.
De ces débuts auprès d’Henry Torrès, qui fut comme un second père, il tire une ligne de conduite pour l’ensemble de sa carrière. Mais une autre idée de son mentor lui reste en tête : « La mort, c’est l’injustice à l’état brut, celle qui ôte à l’avocat sa raison d’être parce qu’elle est définitive ».
D’autant que le juriste se penche aussi sur l’ouvrage Des délits et des peines du philosophe des Lumières Cesare Beccaria (1765), qui aurait eu une une influence idéologique considérable sur la Déclaration des droits de l’homme de 1789. « Le dernier supplice [la peine de mort] n’a jamais empêché les hommes résolus de nuire à la société », écrivait l’Italien.
Il s’intéresse aussi aux idées de Victor Hugo, pour qui une telle sanction est inutile – Robert Badinter se décrivait comme un « hugolâtre », pouvant réciter par cœur des poèmes de l’homme du XIXe siècle, en collectionnant les objets et adorant en parler.
L’affaire marquante du condamné Roger Bontems
C’est une affaire judiciaire particulière, toutefois, qui modifie en profondeur ses convictions. En juin 1972 à Troyes, il défend le condamné à la guillotine Roger Bontems, jugé complice de Claude Buffet dans une affaire de prise d’otages meurtrière à la centrale de Clairvaux, dans l’Aube.
Malgré un combat acharné de Robert Badinter, qui répète que l’accusé n’a jamais tué, la grâce présidentielle est refusée par le président Georges Pompidou. Cette exécution a « modifié au plus profond, non seulement son existence, mais aussi sa personne », affirment les auteurs, à qui l’intéressé révèlait : « Partisan de l’abolition, je suis devenu militant de l’abolition. […] En sortant de la Santé j’ai compris que je n’accepterai plus cette justice qui tue ».
Un an après, il publie le livre L’Exécution, hommage à son maître Torrès et récit minutieux du combat pour que Roger Bontems vive. À cette époque dans l’Hexagone, une forte majorité des Français est pourtant favorable à la peine de mort, et l’homme apparaît comme « l’avocat des monstres, des assassins ».
Il assiste notamment Robert Bocquillon dans l’un des procès les plus célèbres de l’histoire judiciaire récente en France : celui de la défense du criminel Patrick Henry, responsable de l’enlèvement et du meurtre d’un garçon de 7 ans – ironiquement, quatre années plus tôt, celui-ci manifestait en faveur de la condamnation à la peine capitale de Roger Bontems et Claude Buffet lors de leur procès.
De retour à Troyes, où il n’avait pu sauver l’accusé qui l’a tant chamboulé, Robert Badinter fait un plaidoyer contre la guillotine, marquant les esprits, « un cri prolongé qui pendant une heure et demie, a tenu comme fascinés, éblouis, toux ceux qui étaient dans la salle ». Les jurés, dont trois avaient éclaté en larmes à ses mots, se prononcent finalement pour une condamnation à la perpétuité. « À mort l’assassin ! Justice pourrie », est-il pourtant scandé à l’extérieur du palais de justice.
Le 18 septembre 1981, l’abolition de la peine de mort
Malgré cette fervente opposition de l’opinion publique, est annoncée le 23 juin 1981 la nomination de Robert Badinter à la tête du ministère de la Justice du gouvernement Mitterrand, qu’il accompagne en politique depuis deux décennies. « J’étais assis à la table de la République avec ce Président qui parlait un si beau, un si bon français. Je me suis dit que j’étais là pour servir cette République que mon père aimait tant », se dit fièrement l’ancien avocat lors de son premier Conseil des ministres.
Il sait qu’il doit faire vite sur la question de l’abolition, l’un des engagements de François Mitterrand durant sa campagne – près de 6 Français sur 10 souhaitaient pourtant son maintien. Alors, il obtient que l’Assemblée nationale soit appelée à se prononcer sur le sujet lors de la session extraordinaire de septembre 1981. Le 26 août 1981, le Conseil des ministres adopte quant à lui un court projet de loi à sept articles, dont le premier énonce : « La peine de mort est abolie ».
Le 17 septembre 1981, le garde des Sceaux s’installe à la tribune du palais Bourbon. La même où, en 1791, Claude Le Peletier avait demandé cette même abolition, suivi par Alphonse de Lamartine, Jean Jaurès, Aristide Briand ou bien sûr, Victor Hugo. Il prononce alors son fameux discours de près d’une heure et demie, dont le manuscrit original a été offert à la Bibliothèque nationale de France. Après deux jours de débat, le projet de loi est finalement adopté par les députés le 18 septembre.
Demain, grâce à vous la justice française ne sera plus une justice qui tue. Demain, grâce à vous, il n’y aura plus, pour notre honte commune, d’exécutions furtives, à l’aube, sous le dais noir, dans les prisons françaises. Demain, les pages sanglantes de notre justice seront tournées.
- Robert Badinter, l’homme juste, Dominique Missika et Maurice Szafran, éd. Tallandier, 2021.