Un collectif redonne un visage aux morts de la répression

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En revoyant la cour exigüe de cette maison basse, à Dakar, les souvenirs de juin 2023 affluent dans la tête d’Abdallah Badji, un jeune journaliste de 28 ans. Ce jour-là, El Hadj Mamadou Cissé, étudiant en Lettres modernes de 26 ans, venait de mourir et ses proches lui rendaient un dernier hommage.

Abdallah appartient au collectif Cartografree Sénégal, une initiative citoyenne regroupant une quarantaine de journalistes, cartographes et scientifiques de données, qui recensent les victimes de la répression des manifestations depuis juin 2023 au Sénégal, et leur donnent un nom et un visage.

« Ses amis avaient étalé une natte. Les filles étaient ici, les garçons étaient là et ils priaient pour leur ami, un homme bon et pieux », se rappelle-t-il. « Cette scène m’a tellement ému que j’avais perdu mes mots, je ne savais même plus quelle question poser ».

Abdallah ne connaissait pas Mamadou, mais ils avaient presque le même âge. Ils auraient pu être amis. Quand Mamadou est sorti de la mosquée, le 2 juin, il s’est trouvé pris au piège des affrontements entre manifestants et gendarmes, selon sa famille et des témoins. C’est là qu’il a pris la balle qui a entrainé sa mort.

Quelques jours plus tard, Abdallah était au chevet de ses proches, retraçant son parcours, cherchant les circonstances de sa mort. Il trouvait une photo, dressait le portrait du défunt, faisait son travail de journaliste pour documenter, relater les faits, ne pas oublier.

« Si on ne fait pas ce travail, personne ne le fera à notre place. En tant que journaliste, c’est ce que le peuple attend de nous », assure-t-il.

– Dizaines de morts –

Depuis le début de la contestation contre le report de la présidentielle annoncé par le président Macky Sall, Cartografree Sénégal fait un travail de fond pour rechercher le plus rapidement possible, sur toute l’étendue du territoire, les Sénégalais morts durant les manifestations.

Ils sont trois à avoir été touchés par balle, un adolescent de 16 ans, deux jeunes de 22 et 23 ans. Trois vies fauchées parce qu’ils voulaient voter, marquer leur opposition, ou parce qu’ils se trouvaient au mauvais endroit au mauvais moment.

Trois vies qui s’ajoutent aux 29 autres morts documentés par le collectif lors des troubles de juin 2023, et aux nombreuses autres victimes recensées depuis 2021 lors d’épisodes de troubles principalement liés à des procédures judiciaires contre Ousmane Sonko, une figure de l’opposition incarcérée depuis juillet 2023.

« On est parti du constat que le bilan officiel ne correspondait pas aux échos que nous avions, et l’identité des victimes n’était pas dévoilé », raconte Moussa Ngom, journaliste de 31 ans à l’origine de l’initiative.

« A partir de 2023, il y a eu une opacité totale de l’Etat sur le nombre de victimes, qui est devenu un enjeu de communication » pour semer le trouble auprès des médias et de l’opinion internationale, explique M. Ngom.

L’analyse des données a permis de dresser un profil type des victimes de la répression des manifestations.

Il s’agit généralement de très jeunes hommes, de couches sociales défavorisées, mort à la suite de blessures causées par balles, principalement à Dakar et sa banlieue, ou à Ziguinchor, en Casamance, dans le fief d’Ousmane Sonko.

– Justice –

Malgré les promesses du gouvernement, aucune enquête n’a pour l’heure abouti.

Abdoulaye Bâ, le parrain d’El Hadj Mamadou Cissé, l’homme qui l’a éduqué et vu grandir, dit avoir déposé des plaintes au niveau de la police et de la gendarmerie. « Ils nous ont dit qu’une procédure a été ouverte mais depuis lors nous n’avons aucune nouvelle », confie-t-il à l’AFP.

« Nous attendons de l’Etat que justice soit faite et qu’au moins, sa famille soit dédommagée parce que Mamadou était le fils aîné de sa mère et aujourd’hui, elle n’a aucun soutien », ajoute-t-il.

Dans la pénombre du salon d’un appartement de Dakar, Moussa Ngom et ses collègues se sont retrouvés pour travailler sur un sujet sur les violences policières. Devant eux, un écran de télévision diffuse une chaine d’information continue. Leurs ordinateurs posés sur les genoux, ils se concentrent sur leur mission.

« En étant journaliste, on est engagé nécessairement pour la démocratie, pour l’Etat de droit. on est engagé pour la justice. C’est une question de principe humain qui nous guide, pas de prise de parti politique », dit M. Ngom.

Alors que plusieurs journalistes sénégalais ont été menacés, ou arrêtés et placés en détention, le jeune homme pense ce travail plus que jamais nécessaire. « Le travail de mémoire pour nos victimes est beaucoup plus important que les risques que nous pouvons encourir », estime-t-il.

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