Le 7 octobre 2023 restera gravé dans nos mémoires comme un des jours les plus tristes de notre existence. Marqué au fer rouge comme étant le retour des pogroms depuis 1945, Bernard-Henri Lévy y apporte une respiration, avec un livre d’une profonde amplitude, un message d’espoir, mais aussi un pamphlet dénonçant la grande mécanique des mensonges et des manipulations. Solitude d’Israël est une analyse sans concession des conséquences de cet événement sans nom, mais aussi une émouvante ode à l’Esprit du judaïsme et du sionisme.
Avant sa sortie, ce livre[1] a suscité à la fois indignation et sarcasme. D’autres, néanmoins, l’attendaient avec impatience. D’abord, parce qu’aucun livre de « BHL » ne sort dans l’indifférence. Ensuite, parce que la tonalité était déjà pressentie. En-dehors de tout cela, parce que cet ouvrage de cent-soixante-dix pages venait à point, un peu comme un psaume, éclairer un deuil, une douleur, apaiser une blessure profonde.
Le titre, le titre surtout, Solitude d’Israël[2] ; un peu à la manière d’un Cantique, poème puissant témoignant de l’amour de l’Éternel pour Israël ; un cantique cependant, sans fête, sans gloire et sans pain. Les accents du philosophe sont dignes et pathétiques, au sens de l’étymologie grecque, émouvants, mais aussi du mot paskhein, capable d’éprouver, de faire l’épreuve, l’épreuve de l’épreuve, l‘épreuve de la tragédie, l’épreuve de la mort, de la colère, de la stupeur, de cette onde de choc dans « l’âme juive ».
Cette Shoah par balle. Mais il faut encore le montrer aux autres, les incrédules, les récalcitrants. Trouver les mots, et les mots justes. Car, non, le 7 octobre n’est pas un jour ordinaire. Non, ce ne fut pas une révolte de quelques insurgés. Non, ce n’étaient pas les dommages collatéraux d’une résistance chauffée à blanc. Le 7 octobre 2023 a tout bonnement été l’apparition du premier pogrom du XXIe siècle. Oui, il « en fut un », écrit Bernard-Henri Lévy, avec la gravité solennelle des très mauvais jours. Le 7 octobre fut donc une journée d’horreur, et une date qui scella l’alliance diabolique entre le Hamas, l’Iran, la Turquie, la Russie impérialiste, la Chine et les partisans du djihadisme sunnite.
Ce fut le jour de « ce carnage doublé d’une prise d’otages, dont l’ampleur, la sauvagerie et le déroulement n’avaient pas non plus de précédent. » Ce livre, dès lors, vient à point, parce qu’il nous parle avec gravité de la solitude profonde d’Israël, parce qu’il dresse « la métaphysique du 7 octobre ». Et c’est probablement en ce sens que l’on peut dire qu’il est précieux !
De ce « mal radical », nullement ordinaire, exit Arendt et sa banalité du mal, exit Hegel et sa grande Histoire, de cette « déchirure […] non dans le rideau du Temple, […] mais dans celui du Temps », on trouve l’avenir du racisme et les tueurs du Hamas qui n’ont, eux, « pas d’avenir ». On trouve aussi, après le 11 septembre 2001, après le 24 février 2022, ce 7 octobre 2023 qui est un trou dans « la conscience universelle ».
Or, force est de constater que nous ne vivons pas encore tous la même solidarité pour cet État martyr, nous ne ressentons pas tous dans notre âme et notre chair la même conscience de ce qui s’est passé. Et lorsque vous annoncez que vous allez écrire un papier sur ce livre qui vient de paraître, émouvant et ardent, brutal et lucide, on vous demande, pourquoi, pourquoi donner de la voix à un philosophe sioniste, qui fait l’apologie de Tsahal ?
Pourtant, Bernard-Henri Lévy ne s’en est jamais caché, son travail est engagé, à l’image de Sartre auquel il rendit un très bel hommage au vingtième anniversaire de sa disparition (Le Siècle de Sartre, 2000), et dont le travail s’est toujours inscrit dans une grande réflexion sur le sionisme, l’Esprit du judaïsme ; un grand nombre d’articles depuis ses premiers voyages en 1967, pour analyser et exprimer les épreuves traversées par Israël ; deux livres, dont ce dernier n’est que la continuité, L’Esprit du judaïsme (2016) et L’Empire des cinq Rois (2018). Le constat est lucide et sans appel.
Les deux ouvrages sont essentiels. L’auteur y montre quels sont « les habits neufs pour la plus vieille des haines » ; le second, tel un geste tristement prophétique, annonce le troisième sans le savoir. Bernard-Henri Lévy nous y dévoile le dessous des cartes : précisément, ce qu’il y a de plus ignoble et de sordide devant un Occident en déliquescence et qui se défait face à ces cinq Empires revanchards, qui persécutent leur peuple et attendent leur heure.
Solitude d’Israël ? On saluera la sobriété du style, la simplicité de l’écriture, le travail de l’auteur, qui n’est pas seulement celui d’un activiste, d’un écrivain, d’un philosophe, d’un homme du monde qui a côtoyé les plus grands, et qu’il cite abondamment, parmi lesquels Emmanuel Levinas, dont il connait finement la philosophie du visage, de l’autre homme, auquel il se réfère, en bon levinassien, ce philosophe, disparu en 1996, et qui nous dit que nous avons une responsabilité infinie à l’égard du prochain, responsables que nous sommes, tous, de la mort de l’autre. C’est aussi le texte de la grande lucidité, non-partisane, quoi qu’on en dise – ou faut-il avoir vraiment abdiqué avec le souci de la justesse et de la justice ?Bernard-Henri Lévy cite également Romain Gary : « je sais depuis le début qu’on est de trop. »
On saluera alors le courage de l’intellectuel, n’hésitant pas à raconter « l’histoire et la vérité », qui avait, déjà, dans un ouvrage précédent, dénoncé une grande folie mondiale, déclenchée par un virus qui rend fou[3], et qui, cette fois-ci, démonte tous les mensonges, toutes les manipulations, notamment « le négationnisme qui opère en temps réel », non plus un virus, – quoi que ? – mais un « Oui mais » qui rend fou. « Colonialisme, dites-vous » à propos d’Israël ? Alors, que dire du « Fascislamisme » ?
Courage aussi de déconstruire la déconstruction méthodique du pogrom, devenu bientôt « l’événement minuscule » dans la bouche des adversaires d’Israël, courage de dénoncer l’argument du « cessez-le-feu », comme si, subitement Israël n’était plus l’agressé, mais l’agresseur d’une guerre asymétrique. Courage, bien sûr, de remettre en cause ce troisième et terrible argument de « bon sens » – puisqu’on vous le dit ! : le « jour d’après ».
Courage encore, et patience de l’auteur, qui démonte, minutieusement, points par points, l’appareil de l’endoctrinement médiatique, qui nous fait systématiquement le coup du terrorisme, cette « arme des pauvres », pour inviter à faire la paix… avec le Hamas !
Saluons aussi la culture de l’écrivain et philosophe, qui se demande « pourquoi Israël », sans point d’interrogation, comme le fit Claude Lanzmann dans un film qui précéda Shoah, et qui cite la colère la plus orageuse entre Gershom Scholen et Franz Rosenzweig, l’auteur du magnifique L’Étoile de la Rédemption que le philosophe allemand commença à écrire dans les tranchées de la Première Guerre mondiale sur des cartes postales : le premier pensait que le judaïsme en Allemagne était voué à l’échec, ne voyant nulle renaissance ailleurs du peuple juif que « sur sa terre » ; le second, plus sceptique sur le retour à Sion. Il cite également Léon Brunschvicg, l’historien et résistant Marc Bloch, Herman Cohen qui crut que le plus grand mérite des Juifs « fut d’avoir, avec la Loi, inventé les droits de l’homme ».
Saluons également le verbe de l’auteur, la force du verbe pour découvrir, au fond de la plus vieille des haines, ce qui persévère dans son être : l’antisémitisme devenu l’habile et commode antisionisme. Contre la haine, pour y échapper : « À tous, Israël donne un recours », écrit-il. Pourquoi Israël, demandiez-vous ? « Voilà » !
Saluons enfin le feu poétique et la force métaphysique de ce texte, qui, en forme de critique de la raison judaïque, critique de la souffrance juive, métaphysique de la solitude existentielle d’un Israël en quête de sa propre orientation, propose une véritable généalogie de l’État hébreu, dresse le portrait d’une armée, Tsahal, véritable machine menant « une guerre atroce que les Israéliens n’ont pas voulue », s’oppose aux dérives extrémistes du gouvernement israélien et du Hamas, cherche un horizon de paix.
Critique de l’oraison dialectique aussi, avec, au banc des accusés, les causes humanitaires : d’un côté, elles minimisent, les Insoumis, l’Onu ; de l’autre, elles collaborent, la Croix-Rouge, l’UNRAW. Dominique de Villepin et ses propos incompréhensibles, lorsqu’il affirme qu’Israël agit à Gaza dans « une logique de surenchère et de vengeance ». Enfin, parlons d’un plaidoyer et d’un pamphlet à la fois : plaider la cause d’Israël, pour ne pas « oublier l’âme juive », pour que vive « l’être-juif » ; plaidoyer pour des soldats « jeunes et moins jeunes », « à la frontière, nord », « braves », stoïques, dans l’attente du « feu promis par le Hezbollah » ; ce « peuple rassemblé autour de ses otages ». Pamphlet contre toutes les indignités, les mensonges, les basses manipulations d’hommes médiocres.
Terminons enfin, en soulignant combien ce plaidoyer pour la cause d’Israël nous saisit dans notre cœur blessé. Un ouvrage écrit dans un geste gigantal, non pour affirmer, dans un esprit de revanche : « Israël vaincra », mais souffler très simplement, plutôt dans un mouvement en forme d’ode à sa terre : « Israël vivra ». Et, c’est en ce sens, que ce livre est non seulement porteur d’espoir, mais nourri, à chaque page, chaque ligne, d’une humanité unique.
Marc Alpozzo
Philosophie et essayiste,
Auteur de Galaxie Houellebecq (et autres étoiles). Éloge de l’exercice littéraire, Éditions Ovadia, 2024 et co-auteur de L’humain au centre du monde. Pour un humanisme des temps présents et à venir, Les éditions du Cerf, 2024.