A travers deux rares documents :
A New York, en 1943, est publié un livre sous le titre DAKAR qui connut peu de retentissement malgré son sujet d’une actualité préoccupante, s’agissant de la possibilité pour l’Allemagne nazie de menacer directement le territoire américain à partir de la côte ouest de l’Afrique.
La maîtrise de cette région dont la situation stratégique avait déjà permis dans le passé le développement transatlantique de l’aéropostale plaçait la menace allemande depuis Dakar à cinq heures de New York.
L’auteur, Emile Lengyel, journaliste américain né à Budapest en 1895, justifie son travail par le fait qu’il n’existait pratiquement aucun livre de langue anglaise sur le sujet à l’époque, alors qu’en raison de sa situation stratégique, « Dakar est un enjeu mondial, son destin est indissolublement lié au nôtre ».
Le livre paru la même année en anglais sous le titre « Dakar : The Outpost of the Two Hemispheres », chez Garden City Publishing Co, New York.
A la même époque, en 1942, l’Allemagne avait fait établir un rapport diagnostic complet sur la situation géoéconomique du Sénégal, avec un inventaire des installations structurelles et industrielles et une cartographie détaillée de la région.
Chapitre 1 – Le livre d’Emile LENGYEL : DAKAR, Didier Editeurs, New York 1943
L’occupation de la métropole par l’armée allemande depuis le 22 juin 1940, mettait les colonies françaises de facto en situation collaborationniste et susceptibles d’être investies par l’Allemagne et ses alliés, c’est pourquoi l’auteur plaide pour un contrôle des îles du Cap-Vert et pour une occupation américaine la plus rapide possible du Sénégal et de la Gambie afin de garantir sa propre sécurité.
« Si les Allemands faisaient irruption dans l’Atlantique avec les forces navales qu’ils sont en train de construire et qu’ils extorquent aux nations alliées ou subjuguées par eux, ils pourraient attaquer et occuper les îles de l’Atlantique. La guerre serait alors portée aux approches immédiates du continent américain » (page 293).
L’attention des Etats-Unis est alors appelée pour qu’ils n’oublient pas leur lien privilégié avec le Liberia qui légitimerait la protection qu’ils pourraient lui offrir pour prévenir toute intention allemande dans la région équatoriale, dans l’hypothèse de leur échec à investir Dakar et le risque d’une exigence à ce que leur soient restituées leurs anciennes colonies, le Togo et le Cameroun, à la suite de la reddition française de 1940.
Monrovia fut en effet fondée en 1822 par l’American Colonization Society pour y installer les esclaves afro-américains qu’elle réussissait à racheter (il y en eut 15 000 en 25 ans). Le Liberia devînt république indépendante le 26 juillet 1847.
« Les Etats-Unis devront se souvenir de leurs intérêts dans ces régions au moment où ils dresseront le plan de leur politique en Afrique Occidentale. Il ne peut pas y avoir de doute quant au sort de la (sic) Libéria et de toute la saillie africaine au cas où les Allemands mettraient la main sur Dakar« (page 250).
De Gaulle déclare le 27 août 1941 lors d’une interview relatée par le New York Post à Brazzaville (l’Afrique Equatoriale française avaient été ralliée de force à la France libre par De Gaulle pour asseoir et concrétiser territorialement sa légitimité et rassurer les Britanniques sur la menace allemande d’un contrôle de l’Atlantique centrale) :
« Je ne veux pas garder plus longtemps le secret sur certains faits. J’ai offert aux Etats-Unis l’usage des principaux ports d’Afrique Française Libre comme bases navales contre Hitler » (cette offre fut acceptée par le ministère de la Marine américaine après le désastre de Pearl Harbor, 4 mois plus tard). « […] J’ai demandé en échange aux Etats-Unis de se servir de ces bases pour neutraliser Dakar et pour rendre plus difficile à Hitler de pénétrer plus profondément en Afrique, comme il a certainement l’intention de le faire dès qu’il pourra retirer certaines forces de Russie » (pages 250-251).
On sait que De Gaulle avait perdu la Bataille de Dakar après l’échec des bombardements des 23 et 24 septembre 1940 par les Forces françaises libres avec l’appui des Britanniques.
On sait par ailleurs que la défaite de l’Allemagne à Moscou en février 1942, après son attaque en traître de la Russie le 22 juin 1941, ne permettra pas à Hitler de redéployer des forces en Afrique.
De Gaulle poursuit sa mise en garde, comme pour renforcer la conviction de notre auteur, de la nécessité pour les Etats-Unis d’Amérique de maîtriser leur propre sécurité territoriale à Dakar même : « Dakar était la base la plus forte en Afrique avant l’armistice, et sa force n’a fait qu’augmenter depuis. Le danger qui menacerait les Etats-Unis au cas où Dakar tomberait entre les mains des nazis ne serait pas un danger plus ou moins lointain, mais ce serait un danger imminent, immédiat. Si Hitler ne s’est pas emparé, jusqu’à présent, de l’Afrique Occidentale Française, c’est uniquement parce qu’il n’a pas une marine de guerre assez puissante pour mener à bien cette opération et parce que, pour le moment, il est incapable de détourner des avions du front oriental» (page 251).
Emile Lengyel cite également la revue allemande Zeitschrift für Geopolitik qui publie à cette époque un article d’Hermann Roeckel qui aurait pu être déterminant, intitulé « Dakar, centre de la position stratégique de la France dans le Moyen Atlantique » : […] « Cette base a déjà prouvé sa valeur pendant la Première Guerre Mondiale, où elle était le point d’embarcation de centaines de milliers de soldats de couleur, envoyés pour combattre sur tous les champs de bataille, et le point de concentration de millions de tonnes de matières premières vitales. […] Au point de vue de trafic portuaire, Dakar vient en troisième lieu après Marseille et Le Havre. […] La péninsule sur laquelle est située Dakar s’allonge en direction de la côte méridionale des Etats-Unis, se rapproche des ports de pétrole du Mexique et des raffineries d’huile de Curaçao » (pages 252-253). H. Roeckel poursuit son article en évaluant les stratégies d’invasion de Dakar déjà testées lors des manœuvres militaires françaises en 1938.
Comme le souligne Emile Lengyel, l’expert allemand n’a pas seulement rapporté de façon détaillée dans son article les facteurs militaires et éléments structurels du terrain depuis le Maroc jusqu’à la Guinée, mais il livre en filigrane un plan d’invasion pour l’Allemagne qui, après s’être emparé de la France, ne peut selon lui négliger une position stratégique telle que Dakar : « les Etats-Unis sont avertis : ils devront être prêts au moment où leur ennemi germanique se sera rendu maître, par la ruse ou par la force, de Dakar et de l’Afrique Occidentale » (page 257).
Il s’agit donc d’un intérêt réciproque, mais contraire, que suscite Dakar, d’abord pour l’Allemagne conquérante et ensuite pour les Etats-Unis d’Amérique mis sur la défensive depuis 1940 puis sur la riposte depuis le 11 décembre 1941.
Chapitre 2 – LE DOCUMENT ALLEMAND DE 1942 : description, contenu et traductions
Intitulé complet (traduction) :
DAKAR ENTWUF (projet Dakar)
Documents à usage professionnel uniquement !
Projet d’informations géomilitaires sur Dakar et son arrière-pays (Sénégal et Gambie) établi le 31 janvier 1942 avec un addenda du 10 novembre 1942
Etat-major général de l’armée allemande, Département des cartes de guerres et de l’arpentage (vermessungswesen), Berlin 1942
contient un ensemble de 7 cartes et un livret d’une centaine de pages.
2a – les cartes
Carte 1 (96×75) : Sénégal et Gambie mise à jour en 1936
relevé par le service géographique de l’Armée [française], Dakar 1926, Tidjikja 1928, Saint-Louis 1928, Bamako 1926 : frontières, routes, ponts, cours d’eau, points d’eau, chemin de fer, villes , aéroports, ports fluviaux et maritimes, communications postales er télégraphiques, et noms indigènes.
Carte 2 (76×70) : situant les étendues d’eau et les puits dans l’arrière pays de Dakar, imprimé en 1940
Carte 3 & 3b (83×67) : Environ de Dakar avec informations géomilitaires
éditée en 1923 par le service géographique de l’A.O.F. imprimée en 1936 pour l’Etat-major général de l’armée allemande, Département des cartes de guerres et de l’arpentage (vermessungswesen)
noter sur Gorée la délimitation du castel, légendé 78 « Fort portugais avec hôpital » comprenant un bâtiment militaire et un hôpital
Carte 4 : (95×74) : carte géomilitaire de Dakar, édité en 1941 par le service géographique de l’A.O.F.
Cartes 5 & 5b (80×70) : plan de la ville de Saint-Louis avec installations géomilitaires éditée en 1921, imprimée en 1941 pour l’Etat-major général de l’armée [allemande], Département des cartes de guerres et de l’arpentage. (vermessungswesen)
Livret couverture
A noter que le livret comportant une centaine de pages n’est pas paginé et n’est imprimé que sur la page de droite. Il contient 10 cartes, dont deux hors texte, et 21 photographies
Documents illustrés contenus dans le livret :
Présentation du Contenu :
A. Aperçu général (en fait, détaillé et très complet)
B. Description physique de chaque région et du paysage
C. Informations spécifiques sur chaque lieu
D. Illustrations photographiques
Situation de la région
– en noir, le territoire concerné par la description du livret, soit le Sénégal et la Gambie,
– hachuré, territoires non français,
– hachuré pointillé, territoires sous mandat allemand
– blanc, territoires français
Sénégal et Gambie, distances nord-sud et est-ouest à vol d’oiseau avec distances Dakar Iles du Cap Vert et Dakar Casablanca.
Doc5.(36×40) Sols et couverture végétale dans l’arrière pays de Dakar (les sous-régions) avec les lignes de partage des zones du Sahel, au nord, et guinéenne, au sud. (carte hors texte)
Densité démographique au km²
Les liaisons et leur distance :
– Oran-Dakar via Gao et Tambacounda
– Oran-Oran via Agadir et Saint-Louis (évitant la Mauritanie)
Division territoriale (districts) explicitée dans le texte du livret
Division administrative du Sénégal et de la Gambie
Doc10. (28×21) : situation des aérodromes et terrains auxiliaires en région française (carte hors texte)
Photographies réunies recto-verso constituant in extenso le chapitre D du livret
Chapitre 3 – Autres documents relatifs aux agissements occidentaux en Afrique de 1938 à 1942
En 1942, le cartographe du Time, Rober M. Chapin, publie une projection stéréoscopique des champs de bataille africains :
Noter le drapeau nazi sur Dakar et le drapeau américain sur Freetown en Sierra Leone (fondée en 1787 pour accueillir les esclaves noirs américains libérés par les abolitionnistes britanniques)
D’autres cartes illustrent la tension des puissances sur la question africaine à cette époque :
Chapitre 4 – L’or de la France au Sénégal et au Mali en 1940, un autre enjeu géopolitique
L’actualité du Sénégal était également marquée à cette époque par le transfert que la France avait opéré de l’or de la Banque de France en juin 1940 à Thiès pour échapper à l’occupant allemand et puis transféré en urgence à Kayes, au Mali, pour se préserver d’une attaque anglaise, qui surviendra sans succès en septembre 1940.
La réserve de la Banque de France en 1940 était, avec ses 2 500 tonnes d’or, la deuxième des plus importantes au monde après celle des Etats-Unis. Elle avait mis à l’abri dès 1932 les 275 tonnes d’or détenues par les 148 succursales exposées au voisinage allemand déjà inquiétant, et hébergeait les réserves d’autres pays, notamment la Pologne et la Belgique qui, elle, avait déjà évacué les deux tiers de ses réserves vers le Royaume-Uni, le Canada et les Etats-Unis, pour les mêmes raisons.
Ces réserves, et celles des 200 succursales nationales encore pourvues, furent évacuées du 30 mai au 14 juin 1940 vers le port de Brest, sous le mitraillage des avions allemands, pour être acheminées pour partie à Dakar.
Le 28 juin 1940, 1 100 tonnes d’or sont débarquées à Dakar après un périple d’une dizaine de jours depuis Brest via Casablanca. Le 23 septembre 1940, le premier jour de l’offensive franco-anglaise sur Dakar, l’or est transféré du camp de Thiès vers Kayes, ville malienne située à 700 km de Dakar et à 18 heures de train de Dakar à l’époque.
L’or est gardé par l’inspecteur Gaston Lacroix avec 25 tirailleurs sénégalais et un sergent européen. Il faut souligner l’honnêteté et le soutien de la population de Kayes qui a notamment participé au déchargement de la précieuse cargaison, lequel dura 15 jours.
L’or sera réclamé par Berlin mais Pétain ne cédera pas, sauf pour le Trésor belge, dont les 198 tonnes d’or furent remises à l’Allemagne suite à l’accord entre Laval et la Reichbank survenu fin 1940 (Laval espérait en retour la libération de prisonniers de guerre). A son arrivée en Allemagne, l’or fut confisqué par Göring. Une grande partie fut retrouvée par les Américains en 1945 et restituée à la France qui avait été condamnée à rembourser la Belgique.
La totalité des réserves mises à l’abri fut rapatriée en Métropole à la fin des hostilités en 1945-1946. Outre l’or belge, il ne manquait que 395 kg après 5 ans de pérégrination.
- Kayes, Fortier 1905
- Kayes, Fortier 1905
- L’ancien hôtel en 2008 (photographe inconnu)
- L’ancien hôtel en 2008 (photographe inconnu), l’or aurait été conservé dans l’hôtel transformé en fort
- Kayes, Fortier 1905
- Kayes 1935, ANOM (photographe inconnu)
- Périple de l’or belge en 1940-41 (Musée de la Banque Nationale Belge)
Sources :
– https://www.nbbmuseum.be/fr/resources/lor-belge-aux-mains-des-etrangers
– https://www.lesechos.fr/finance-marches/banque-assurances/stocks-dor-6-cachettes-de-la-banque-de-france-1154241
– http://psafrica.unblog.fr/2008/10/29/bamako-co-cours-des-miracles/ (photos Kayes)
Chapitre 5 – L’aéroport de Yoff entre dans la logistique américaine, retournement de situation géo-stratégique de la presqu’île du Cap-Vert
Après le ralliement de l’A.O.F. à Londres en 1942, les Français et les Américains s’activent à construire l’aéroport de Yoff, situé à 12 km de Dakar. Dans le même temps, la base aéronautique de Ouakam qui, avec celle de Bel-Air, avait intéressé l’offensive des forces gaullistes en 1940, est renforcée pour assurer la défense de Dakar. L’intérêt stratégique de la presqu’île du Cap-Vert qui aurait pu être exploité par l’Allemagne nazie pour attaquer l’Amérique, allait servir maintenant les Etats-Unis pour aller bombarder et ravitailler l’Europe occupée : dès 1944 des milliers d’avions américains se posent ainsi à Yoff pour se rendre sur les champs de bataille d’Italie et de France.
Après la fin des hostilités, décrétée le 31 décembre 1946 par le président des Etats-Unis, l’Aviation civile et commerciale prend possession de l’aérodrome. Celui-ci sera agrandi et développé les années suivantes pour répondre à un trafic croissant. L’aérogare pour les voyageurs est mis en service en 1949.
En 1950, l’aérodrome a assuré 8 000 vols pour 120 000 voyageurs, dont 1 800 long-courriers transatlantiques pour 40 000 voyageurs.
Aérodrome de Yoff, 1951 : panneau indicateur des vols
(Photo : Kollar)
Aérodrome de Yoff, 1951
Sources :
– « Dakar », A.O.F., Albums de l’Afrique Occidentale Française, Editions françaises de l’Afrique noire, mai 1951
– Patrick-Papa Dramé, « La base stratégique de Dakar, de l’aménagement au maintien (1942-1962) », (https://www.cairn.info/revue-guerres-mondiales-et-conflits- contemporains-2016-4-page-111.htm).
Pour Sénégal-online.com, Dominique MOISELET, le 15 décembre 2021
Recherche documentaire, auteur du texte et des traductions : Dominique MOISELET
Remerciements à Bernard TOULIER qui a découvert et mis à notre disposition le rare et confidentiel document allemand.