ANDRE MALRAUX – Discours prononcé à Dakar à la séance d’ouverture du colloque organisé à l’occasion du Festival mondial des arts nègres le 30 mars 1966

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Andre Malraux © Malick MBOW

Discours du 30 mars 1966 : Festival mondial des arts nègres

Discours prononcé à Dakar à la séance d’ouverture du colloque organisé
à l’occasion du Festival mondial des arts nègres le 30 mars 1966

Monsieur le Président de la République,

Excellences, Mesdames, Messieurs,

Nous voici donc dans l’histoire. Pour la première fois, un chef d’État prend en ses mains périssables le destin spirituel d’un continent.

Jamais il n’était arrivé, ni en Europe, ni en Asie, ni en Amérique, qu’un chef d’État dise de l’avenir de l’esprit : nous allons, ensemble, tenter de le fixer.

Ce que nous tentons aujourd’hui ressemble aux premiers conciles. En face de cette défense et illustration de la création africaine, il convient pourtant, Mesdames et Messieurs, que nous précisions quelques questions un peu trop confondues depuis une dizaine d’années.

Une culture, c’est d’abord l’attitude fondamentale d’un peuple en face de l’univers. Mais ici, aujourd’hui, ce mot a deux significations différentes, et d’ailleurs complémentaires. D’une part, nous parlons du patrimoine artistique de l’Afrique : d’autre part, nous parlons de sa création vivante. Donc, d’une part, nous parlons d’un passé ; d’autre part, d’un avenir.

Le patrimoine artistique – je dis bien : artistique – de l’Afrique, ce n’est pas n’importe quels arts ; l’architecture, par exemple : c’est la danse, la musique, la littérature, la sculpture.

L’Afrique a changé la danse dans le monde entier. Mais elle a possédé un autre domaine de danse, sa danse séculaire ou sacrée. Elle est en train de mourir, et il appartient aux gouvernants africains de la sauver. Mais le second problème n’est pas de même nature que le premier. La danse sacrée est l’une des expressions les plus nobles de l’Afrique, comme de toutes les cultures de haute époque ; le fait qu’il n’existe plus un Américain, un Anglais, un Français qui danse comme sa grand-mère est d’une autre nature.

Pour la musique, prenons garde. L’Afrique, Mesdames et Messieurs, a deux musiques : l’une c’est la musique née autrefois du désespoir aux États-Unis; c’est la grande déploration, l’éternel chant du malheur qui entre avec sa douloureuse originalité dans le domaine des musiques européennes. Je me souviens d’avoir dit à Yehudi Menuhin : « Pour vous, quelle est la signification la plus constante de la musique ? » Ce à quoi il me répondit : « Et pour vous ? » Je fus amené à répondre :
« La nostalgie. La grande musique de l’Europe, c’est le chant du paradis perdu. » Et Menuhin me disait : « II y a aussi la louange… » Prenez-y garde ; la première grande musique de l’Afrique ce n’est pas même le paradis inconnu ou perdu, c’est le très simple et très banal bonheur des hommes à jamais arraché à des malheureux qui chantaient en improvisant devant le Mississippi, pendant que le soleil se couchait derrière des palmiers semblables aux palmiers d’Afrique…

Mais cette musique est semblable à la nôtre ; elle est seulement plus saisissante.

Et puis, il y a le jazz. Il est spécifique par son rythme ; il est une musique inventée. Il est spécifique aussi par sa matière musicale, que nous pouvons rapprocher de la musique moderne, mais non de la musique classique ou traditionnelle de l’Occident. Nous pouvons parfois rapprocher la matière des plus grands jazz de celle de Stravinski ou de Boulez. Encore lui sont-ils antérieurs. Là, l’Afrique a inventé dans un domaine très élaboré, celui de la matière musicale, quelque chose qui aujourd’hui atteint le monde entier, avec la même force que la danse atteint les danseurs.

Cette musique de sensation au paroxysme semble vouloir se détruire elle-même. Et je vous demande de réfléchir à ce qu’est, dans un autre domaine, l’art d’un peintre comme Picasso…

En somme, le jazz est parti d’éléments mélodiques européens ou américains, à partir desquels l’Afrique a retrouvé son âme. Plus exactement, a trouvé l’âme qu’elle n’avait pas autrefois : car c’est peut-être son âme désespérée qu’expriment les blues, mais ce n’est pas son âme d’autrefois qu’exprime le jazz, qu’elle a vraiment inventé.

Et peut-être est-ce un peu de la même façon que l’Afrique, partant d’une poésie assez proche de la poésie occidentale, la charge d’une émotion furieuse qui fait éclater ses modèles et ses origines…

Enfin, le plus grand des arts africains : la sculpture.

C’est à travers sa sculpture que l’Afrique reprend sa place dans l’esprit des hommes. Cette sculpture, ce sont des signes, on l’a beaucoup dit. Ajoutons pourtant : des signes chargés d’émotion, et créateurs d’émotion.

Ce sont aussi des symboles, au sens où l’art roman était un art de symbole.

Ces oeuvres sont nées comme des oeuvres magiques, nous le savons tous : mais elles sont éprouvées par nous comme des oeuvres esthétiques.

On nous dit : par vous, Occidentaux. Je n’en crois rien. Je ne crois pas qu’un seul de mes amis africains : écrivains, poètes, sculpteurs, ressente l’art des masques ou des ancêtres comme le sculpteur qui a créé ces figures. Je ne crois même pas qu’aucun d’entre nous, Européens, ressente les Rois du portail de Chartres comme le sculpteur qui les a créés.

La vérité est qu’un art, magique ou sacré, se crée dans un univers dont l’artiste n’est pas maître. Lorsque le monde sacré disparaît, il ne reste de ce qu’il fait qu’une obscure communion ou une sympathie ; cette sympathie, au sens étymologique, est très profonde dans l’Afrique entière. Mais, pour le sculpteur de Chartres, ces statues qu’on appelait les Rois et qui sont des saints, on les priait, on ne les admirait pas ; et pour les Africains qui sculptaient des masques, ces masques se référaient à une vérité religieuse et non à une qualité esthétique.

Il est vain et dangereux de croire que nous pouvons retrouver – même Africains – le monde magique, parce que c’est faux, et que notre erreur nous interdirait de tirer de cet art grandiose tout ce qu’il peut nous apporter, aux uns et aux autres.

La métamorphose a joué là un rôle capital. Bien sûr, la sculpture africaine semble très proche de la sculpture moderne, mais vous savez du reste qu’en face d’une sculpture de Lipchitz ou de Laurens, vous n’êtes pas en face d’un masque, parce que, même si nous n’avons pas de relations magiques avec le masque, la magie est dans le masque. Cette sculpture avait un domaine de référence qui n’est pas celui de l’art moderne, car il se référait à l’au-delà, alors que l’art moderne se réfère à l’art – qu’on le veuille ou non…

Ce qui nous mène au problème fondamental de ce colloque. Lorsque la sculpture africaine surgit dans le monde, c’est-à-dire lorsque quelques artistes commencent à pressentir qu’ils sont en face d’un grand art, le domaine de référence de la sculpture, quelle qu’elle soit, c’est l’art gréco-romain ; la sculpture se réfère à ce qu’on appelle alors la nature, soit par imitation, soit par idéalisation.

Vous savez évidemment que la sculpture africaine ne se réfère pas à une imitation, moins encore à une idéalisation. Mais on sait moins bien qu’en s’imposant lentement et de façon décisive au monde entier, la sculpture africaine a détruit le domaine de référence de l’art. Elle n’a pas imposé son propre domaine de référence : le sculpteur qui avait créé ses masques n’a pas imposé sa magie. Mais l’art africain a détruit le système de références qui le niait et il a puissamment contribué à substituer à l’Antiquité gréco-latine le domaine des hautes époques.

Alors le patrimoine culturel de l’humanité est devenu la grande sculpture de l’Inde, la grande sculpture de la Perse, la sculpture du bouddhisme, Sumer et les précolombiens. Mais, à partir du jour où l’Afrique a fait sauter le vieux domaine de référence pour ouvrir les portes à tout ce qui avait été l’immense domaine de l’au-delà – y compris notre sculpture romane – ce jour-là, l’Afrique est entrée de façon triomphale dans le domaine artistique de l’humanité.

Ce n’est pas parce que tel masque est meilleur que telle sculpture grecque, que le phénomène africain s’est imposé au monde. C’est parce qu’à partir du jour où Picasso a commencé sa période nègre, l’esprit qui avait couvert le monde pendant des millénaires, et disparu pendant un temps très court (du XVIIe siècle au XIXe siècle européen), cet esprit a retrouvé ses droits perdus. Nous ne sommes pas aujourd’hui en face de l’art, comme on l’était au XIIe siècle, bien entendu, mais nous avons ressuscité l’énorme domaine qui couvrait au XIIe siècle toutes les régions de la terre.

C’est là que l’Afrique a trouvé son droit suprême. C’est là que nous devons le reconnaître. Lorsque l’Afrique est chez elle en forme et en esprit, il ne s’agit plus d’un art de plus ou de moins. Ce qu’on appelait jadis naïveté ou primitivisme n’est plus en cause : c’est la nature même de l’art mondial qui est mise en cause par le génie africain. Elle accueille inévitablement le génie africain parmi les siens.

Certes, l’élément spécifique demeure car bien entendu l’Afrique n’est pas l’Inde. Elle représente une puissance de communion cosmique très particulière, liée à la véhémence et au pathétique qui l’opposent au ballet solennel de l’Asie.

D’un côté, il y a le monde européen que nous connaissons tous : symbolisons-le par la Victoire de Samothrace et n’en parlons plus ! Et il y a, en face, le vaste domaine dit des hautes époques : l’Égypte, l’Inde, la Chine et le reste. Mais il existe une différence entre l’Afrique et tout le reste : c’est sa volonté de rythme et sa puissance pathétique. N’oublions pas que ce qu’on appelle la haute époque, c’est presque partout la négation du pathétique, c’est-à-dire de l’émotion…

L’Égypte, l’Asie ont créé le style par une émotion allusive. Au contraire, l’Afrique, qui a créé le style d’une façon plus arbitraire et peut-être plus puissante qu’aucune autre civilisation, l’a créé à partir de l’émotion. C’est probablement là que figurera son apport décisif au patrimoine humain.

Ce patrimoine, le Sénégal l’attend du domaine sénégalais, du domaine africain et du domaine mondial. Ce patrimoine pour qui ? Bien entendu, pour tous ceux qui en ont besoin.

Mesdames et Messieurs, il y a deux façons de servir l’esprit.

On peut tenter de l’apporter à tous.

On peut tenter de l’apporter à chacun.

Dans le premier cas, vous devez accepter un totalitarisme intellectuel : vous devez accepter la domination par la politique ; vous devez accepter les moyens d’action les plus complets, mais les plus agissants. Dans la seconde hypothèse – l’esprit pour chacun – vous devez exiger des gouvernements qu’ils donnent sa chance à chacun.

Mais vous pouvez aussi exiger la liberté parce que alors il s’agit de ce que l’État doit apporter, et non plus de ce qu’il peut imposer.

Ce qui nous mène de Moscou à Paris, des Maisons de la culture soviétiques aux Maisons françaises.

Messieurs, beaucoup d’entre vous sont des universitaires. Il est important de dissiper la confusion entre les Maisons de la culture et les universités. L’Université a pour objet la vérité. Au sens précis : la vérité c’est ce qui est vérifiable. L’Université apporte des connaissances, elle a qualité pour le faire et nous devons l’y aider. Les Maisons de la culture n’apportent pas des connaissances, elles apportent des émotions, des oeuvres d’art rendues vivantes au peuple qui est en face de ces oeuvres d’art. L’Université doit enseigner ce qu’elle sait ; les Maisons de la culture doivent faire aimer ce qu’elles aiment.

Division capitale. Si nous ne la faisons pas, nous fausserons le jeu de l’Université et nous détruirons les Maisons de la culture.

Quel est le problème de la culture ? On l’a posée comme un héritage. Soit. Mais pas seulement.

Depuis le début de ce siècle, la transformation du monde est plus grande qu’elle ne l’a été depuis dix mille ans. Einstein, puis Oppenheimer ont dit : il y a plus de chercheurs scientifiques vivants qu’il n’y eut de chercheurs dans le monde, même en les additionnant tous.

À quoi tient cette transformation ? L’humanité a décidé que l’objet de la pensée était la découverte des lois du monde et non plus la réponse à : « que fait l’homme sur la terre? ». La recherche de la loi du monde s’est substituée, dans une certaine mesure, aux problèmes religieux.

D’autre part, la transformation du monde tient évidemment à l’action de la machine.

On a parlé pendant vingt ans du matérialisme apporté par la machine. Or, ni les civilisations qui se réclament du marxisme, ni les civilisations qui se réclament de l’antimarxisme, n’ont – sauf dans les mots – été matérialistes.

La Russie a dit : « L’essentiel c’est de libérer le prolétariat ». L’Amérique a toujours proclamé des valeurs religieuses ou idéalistes.

Prenons garde que la civilisation machiniste apporte une multiplication du rêve que l’humanité n’a jamais connue : il y a les machines à transporter, il y a aussi les machines à faire rêver. Les usines de rêve n’ont jamais existé avant nous. C’est nous qui sommes en face de la radio, de la télévision, du cinéma. Il y a cent ans, trois mille Parisiens allaient au spectacle chaque soir. Aujourd’hui, la région parisienne possède plusieurs millions de postes de télévision. Il ne s’agit donc pas d’opposer un domaine de l’esprit à un domaine de la machine qui ne connaîtrait pas l’esprit. La machine est le plus puissant diffuseur d’imaginaire que le monde ait connu. L’objet principal de la culture est de savoir ce que l’esprit peut opposer à la multiplication d’imaginaire apportée par la machine.

Le cinéma n’est pas né pour servir l’humanité, il est né pour gagner de l’argent. Il se fonde donc sur les éléments les plus suspects de l’émotion, à l’exception du comique. Il convient donc d’opposer au puissant effort des usines du rêve producteur d’argent celui des usines du rêve producteur d’esprit. C’est-à-dire d’opposer aux images du sexe et de la mort les images immortelles. Pourquoi immortelles? Nous n’en savons rien ; mais nous savons très bien que lorsque notre âme retrouve ces grands souvenirs que nous n’y avons pas mis, elle retrouve en elle-même des forces aussi puissantes que ses éléments organiques. Et n’oublions pas que le génie africain est lui-même en partie organique…

La culture c’est cette lutte, ce n’est pas l’utilisation des loisirs.

Ce que j’appelais tout à l’heure la déploration à propos des chants des pagayeurs, fait partie du patrimoine de l’humanité. Mais ce n’est pas le désespoir qui en fait partie, c’est le génie du désespoir. Et même la civilisation la plus épouvantable, lorsqu’elle est morte, n’a plus de témoignage de ce qui fut sa part d’épouvante. La civilisation la plus atroce que le monde ait connue – la civilisation assyrienne – ne laisse dans notre mémoire que le souvenir admirable de la Lionne blessée et s’il devait rester un jour quelque chose des camps de concentration, il ne resterait pas les images de bourreaux, il resterait les images des martyrs.

Messieurs, ce que nous appelons la culture, c’est cette force mystérieuse de choses beaucoup plus anciennes et beaucoup plus profondes que nous et qui sont notre plus haut secours dans le monde moderne, contre la puissance des usines de rêve. C’est pour cela que chaque pays d’Afrique a besoin de son propre patrimoine, du patrimoine de l’Afrique, et de créer son propre patrimoine mondial.

On a dit : essayons de retrouver l’âme africaine qui conçut les masques ; à travers elle, nous atteindrons le peuple africain. Mesdames et Messieurs, je n’en crois rien. Ce qui a fait jadis les masques, comme ce qui a fait jadis les cathédrales, est à jamais perdu. Mais ce pays est héritier de ses masques et peut dire : j’ai avec eux un rapport que n’a personne d’autre. Et lorsque je les regarde et leur demande leur leçon du passé, je sais qu’ils me parlent et que c’est à moi qu’ils parlent.

Prenez entre vos mains tout ce qui fut l’Afrique. Mais prenez-le en sachant que vous êtes dans la métamorphose. Lorsque les Égyptiens, que je viens de voir, se croient descendants des pharaons, ça n’a aucune importance ; ce qui est important, c’est qu’ils se réfèrent aux pharaons et qu’ils disent : comment être dignes d’eux ?

Nous, Français, nous avons passé tant de siècles à nous croire héritiers des Romains. Qu’est-ce que c’était Rome en France? C’étaient les gens qui nous avaient tués. Mais la France est devenue la plus grande puissance romaine…

Puissiez-vous ne pas vous tromper sur les esprits anciens. Ils sont vraiment les esprits de l’Afrique. Ils ont beaucoup changé ; pourtant ils seront là pour vous quand vous les interrogerez. Mais vous ne retrouverez pas la communion en étudiant les cérémonies de la brousse. Il s’agit certainement pour l’Afrique de revendiquer son passé ; mais il s’agit davantage d’être assez libre pour concevoir un passé du monde qui lui appartient. Les hommes se croient moins forts et moins libres qu’ils ne le sont. Il n’est pas nécessaire que vous sachiez comment vous ferez votre musée imaginaire. Est-ce que vous saviez comment vous feriez votre danse ? Est-ce que vous saviez ce que serait le jazz ? Est-ce que vous saviez qu’un jour, ces malheureux fétiches qu’on vendait comme des fagots, couvriraient le monde de leur gloire et seraient achetés par nos plus grands artistes ? Le mystère de la métamorphose est ici capital.

L’Afrique est assez forte pour créer son propre domaine culturel, celui du présent et du passé, à la seule condition qu’elle ose le tenter. Il ne s’agit pas d’autre chose.

Mon pays a été deux ou trois fois assez grand : c’était quand il essayait d’enseigner la liberté. Mesdames et Messieurs, permettez-moi de terminer en reprenant son vieux message dans le domaine de l’esprit : puisse l’Afrique conquérir sa liberté.

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