Il fut un héros pour les Cubains et les tiers-mondistes du monde entier. Son héritage se limite pourtant à une incroyable capacité de survie. Portrait.
Sans lui, la scène mondiale va paraître singulièrement pasteurisée. Sa dégaine de vieux barbudo en treillis vert olive, ses coups de gueule légendaires et sa manière unique de se prendre pour le phare de la révolution mondiale en avaient fait un monument. Pour un peu, on en oublierait qu’en soixante ans de pouvoir absolu Fidel Alejandro Castro Ruz aura aussi été l’ultime dictateur d’Amérique latine et le fossoyeur de la dernière utopie du siècle. Pour ceux qui avaient cru en lui, il y a bien longtemps que l’autre Fidel, celui qui avait donné aux Cubains leur indépendance et leur dignité, était mort.
Le cancer aura mis des années à l’emporter, mais c’est la propagande cubaine qui l’a enterré avant l’heure, dès 2006, lors d’une apparition spectrale à la télévision. C’était le 28 octobre, trois mois après l’hémorragie digestive qui faillit lui être fatale à la veille de son 80e anniversaire. Dans une vidéo de 6 minutes, on vit apparaître Fidel Castro en vieillard méconnaissable, amaigri de 20 kilos, le regard presque halluciné au milieu d’un visage creusé par la maladie. Ce jour-là, après un demi-siècle d’aventure politique, celui que les Cubains avaient successivement surnommé avec un mélange de crainte et de respect El Hombre (l’Homme), El Caballo (le Cheval), puis El Viejo (le Vieux) n’était qu’un mort-vivant.
Brejnev des Caraïbes
Révolutionnaire flamboyant dans les années 1960, Castro incarna bien au-delà de Cuba l’espoir de tout un continent. Il est mort comme le vieux dictateur de L’Automne du Patriarche de García Márquez, marmonnant des slogans dépassés au milieu du champ de ruines des rêves évanouis. Il avait pris Cuba avec une poignée de rebelles magnifiques et il porta la plus insolente des révolutions au nez et à la barbe de l’Oncle Sam. Mais, à la fin des fins, il n’a rien inventé d’autre que « le totalitarisme tropical », pour reprendre le titre du livre de Jacobo Machover (1). Quelques années lui suffirent pour transformer Cuba en cimetière des libertés.
Épopée
« L’histoire m’acquittera ! » Cette apostrophe en forme de défi, c’est Fidel qui la lance en octobre 1953 au tribunal qui le juge pour l’attaque de la caserne de la Moncada. Jeune avocat, Castro a tenu à assumer sa propre défense. Ce jour-là, l’histoire avec laquelle il prend date lui donne plutôt raison. L’Amérique latine est, à l’époque, le paradis des dictateurs. Cuba, sous la férule de Fulgencio Batista, n’est pas en reste. L’île est aux mains des intérêts américains. La Havane, tenue par la mafia, est devenue le bordel des États-Unis. Ardent nationaliste, étudiant brillant issu de la bourgeoisie terrienne, Fidel a fait ses classes politiques à la faculté de droit de La Havane, où ses talents de tribun ont fait merveille. Très actif dans le mouvement anti-impérialiste, exaspéré par la mainmise américaine, le jeune Fidel opte vite pour la lutte extra-parlementaire. Son frère, Raúl, lui, a déjà sa carte du Parti communiste.
L’attaque de la Moncada se solde par un désastre. Fidel et son frère n’échappent au peloton d’exécution que grâce à l’intervention de l’évêque de Santiago, ville où Fidel a été élève des Jésuites. Amnistié, exilé à Mexico, où il rencontre Che Guevara, Castro organise l’expédition du Granma, un vieux rafiot à bord duquel il débarque le 2 décembre 1956 avec 80 guérilleros pour libérer Cuba. C’est l’épopée de la sierra Maestra. Après deux ans de lutte, pourchassés par les 40 000 hommes de l’armée de Batista, mais renforcés par des volontaires et soutenus par des paysans, Fidel et ses barbudos entrent triomphalement à La Havane en janvier 1959.
Très vite, les pelotons d’exécution
Les débuts sont auréolés de gloire, la ferveur populaire est réelle. Pour son premier discours-fleuve sur ce qui allait devenir la place de la Révolution, une colombe – quel symbole ! – vient même se poser sur l’épaule de Fidel Castro. Dans une région où les États-Unis font encore la pluie et le beau temps, la révolution cubaine est un bras d’honneur à l’impérialisme américain. Castro fait une tournée triomphale des grandes capitales. Cuba devient vite un symbole de liberté pour les damnés de la terre et une escale obligée pour les VIP du tiers-mondisme.
Régis Debray, qui a pris un aller simple pour La Havane, entre dans l’entourage de Castro. Jean-Paul Sartre revient à Paris débordant d’enthousiasme. La Havane est une fête. Le Cuba libre devient une boisson fétiche dans le monde entier. La symbiose entre les barbudos et la majorité de la population est évidente. Mais, déjà, dans les fossés de la forteresse de La Cabana, sous les ordres de Che Guevara, les pelotons d’exécution ont commencé à fusiller les « ennemis de la révolution ». C’est Castro qui dresse les listes et Che Guevara, ce héros romantique au sourire si doux, s’acquitte de la tâche sans broncher. Il y gagne le surnom évocateur de Carnicerito, le petit boucher…
Très vite, même si personne ne veut alors le voir, le vrai visage du castrisme apparaît. Dès juin 1959, Fidel abandonne sa promesse d’élections libres : « D’abord la révolution, justifie-t-il, ensuite les élections… » Elles n’auront jamais lieu. Le Congrès disparaît, la Constitution de 1869 est abolie. Le Conseil des ministres concentre tous les pouvoirs, le président de la République est réduit au rôle d’une potiche. La répression s’accentue (de 5 000 à 15 000 exécutions, selon les estimations), la Seguridad pourchasse les récalcitrants, les prisonniers politiques s’entassent dans les prisons.
Aveuglement
Autour de Fidel, plusieurs comandantes qui s’inquiètent de ces dérives sont impitoyablement éliminés. Dès octobre 1959, Hubert Matos, l’alter ego du Che dans la sierra Maestra, est emprisonné sur ordre personnel de Castro pour avoir exprimé son désaccord sur la communisation du régime. Il passera vingt ans en prison. Peu après, c’est Camilo Cienfuegos, un autre héros mythique de la marche sur La Havane, qui disparaît dans un accident d’avion aux circonstances mal éclaircies. Che Guevara, lui, choisit de quitter Cuba en 1965. Parmi les compagnons de la première heure qui voient Castro trahir les idéaux de la révolution et s’enfermer dans le pouvoir personnel, on assiste à une vague de suicides.
À l’extérieur, on en parle peu ou on ne veut pas voir. Il faudra qu’éclate l’affaire Padilla en 1971 pour que les premiers yeux se dessillent. Poète, correspondant à Moscou de l’agence de presse officielle cubaine et fervent soutien de la révolution à ses débuts, Heberto Padilla avait publié en 1968 un poème qui critiquait entre les lignes les dérives du régime. Arrêté trois ans plus tard, il reste un mois entre les mains de la Sécurité d’État. Libéré, il se livre le soir même devant un parterre d’intellectuels à une autocritique humiliante. Remerciant la police politique de l’avoir remis dans le droit chemin, il dénonce ses amis et même son épouse comme ennemis de la révolution. Après un tel spectacle, digne des procès staliniens, le doute n’est plus de mise.
Bras de fer nucléaire
Pour les États-Unis, la réforme agraire et la nationalisation de la Texas Oil enclenchent le processus de soviétisation de l’économie. Washington coupe son aide à Cuba, rompt ses relations diplomatiques avec La Havane et décrète l’embargo. Castro se précipite alors dans les bras de Moscou, qui n’attendait que cela. Le 16 avril 1961, il annonce que la révolution cubaine sera de type socialiste. Quelques heures auparavant, des avions américains ont commencé à bombarder des objectifs cubains, mais le débarquement anticastriste de la baie des Cochons, organisé par Washington, se solde par un désastre.
Lorsqu’un avion-espion américain découvre en octobre 1962 que l’URSS installe des rampes de missiles soviétiques sur l’île, à 150 kilomètres des côtes de Floride, la crise atteint son paroxysme. Kennedy réplique par le blocus naval de Cuba et avertit Moscou que toute tentative pour le rompre sera un casus belli. Pendant quelques jours, on est à deux doigts de la confrontation nucléaire. In extremis, et au grand dam de Fidel Castro, Khrouchtchev donne l’ordre à sa flotte de faire demi-tour. Fidel, qui le poussait à l’escalade, mange son chapeau. En avril 1963, lors d’une tournée triomphale en URSS, il est décoré comme « héros de l’Union soviétique ». En 1968, il sera l’un des rares leaders à applaudir l’écrasement du Printemps de Prague par les troupes du Pacte de Varsovie. Dès lors, même si les relations avec Moscou restent souvent tumultueuses en coulisses, Castro a bel et bien vendu corps et âme « sa » révolution au grand frère soviétique.
Désastre
L’a-t-il fait par choix délibéré ou parce qu’il n’avait pas d’autre issue pour survivre dans le contexte d’affrontement Est-Ouest de l’époque ? Était-il marxiste dès le départ ou l’est-il devenu par nécessité ? Les historiens de la révolution cubaine divergent sur ce point, et Castro lui-même a tout dit et son contraire. « Nous ne sommes pas des communistes », professait-il à ses débuts devant une télévision américaine. Che Guevara, qui revendiquait, lui, sa filiation marxiste, abondait dans le même sens : « J’ai toujours considéré Fidel Castro comme un authentique leader de la bourgeoisie de gauche », estimait-il. Mais, plus tard, Castro affirma avoir été marxiste dès l’origine tout en le cachant pour des raisons d’opportunité révolutionnaire.
Le plus probable est que Castro fut avant tout castriste, et comme tel prêt à tout pour assurer la survie de son pouvoir. Mais, au folklore près, le modèle cubain n’eut très vite de cubain que le nom. En matière de liberté, ce fut un désastre vite consommé. Sur le plan économique, ce fut une illusion consacrée par l’échec de la zafra historique de 1969 : lorsque Castro mobilisa en vain toute la population pour que la récolte de canne à sucre franchisse le cap de 10 millions de tonnes.
En réalité, l’économie cubaine était incapable de survivre sans la perfusion massive de l’aide soviétique. L’URSS achetait le sucre de Cuba à un prix jusqu’à quatre fois supérieur à celui du marché, tandis qu’elle vendait à Castro tout le pétrole qu’il voulait à un prix ridicule. C’est ainsi qu’à la fin des années 1980 Cuba réalisait 70 % de ses échanges commerciaux avec l’URSS, tandis que 40 % de ses devises provenaient de la réexportation du pétrole soviétique vers d’autres pays.
Un régime aux abois
Autant dire que la chute du rideau de fer, en 1989, avec l’effondrement de l’économie soviétique qui s’ensuivit, ne fut pas une bonne nouvelle pour Castro. Sentant le vent tourner avec la perestroïka mise en route par Gorbatchev, Castro n’avait cessé de vitupérer la timide ouverture, révisionniste à ses yeux, du nouveau maître du Kremlin. Pour étouffer dans l’oeuf toute contagion à Cuba, Castro monte l’affaire Ochoa.
En juin 1989, le journal du régime, Granma, annonce l’arrestation d’une vingtaine d’officiers supérieurs cubains. Très vite, la rumeur, confirmée par Castro en personne, fait état d’un trafic de drogue. Parmi les inculpés figure le général Arnaldo Ochoa, l’un des plus prestigieux gradés de l’armée cubaine, dont la gloire fait ombrage à Fidel. Qui plus est, pour aggraver son cas, Ochoa est un fervent supporteur de la perestroïka, et il s’est ostensiblement affiché avec Gorbatchev lors de sa visite à Cuba. Également sur la liste, Tony et Patricio de la Guardia, deux flamboyants jumeaux baroudeurs reconvertis dans la récupération de devises au sein du département MC (pour monnaie convertible) du ministère de l’Intérieur, rebaptisé « Marijuana » et « Cocaïne » par les initiés. Bref, l’argent sale du régime qui ne lésine pas sur les moyens pour se procurer des dollars. Le 13 juillet 1989, Arnaldo Ochoa et Tony de la Guardia sont fusillés avec deux autres « conjurés ». Castro a fait d’une pierre deux coups : il s’est débarrassé d’un rival potentiel et a cru redorer le blason de son régime.
Mais la faillite du système soviétique et l’arrêt des subventions du grand frère mettent désormais à nu la dépendance de Cuba. Entre 1991 et 1994, le PIB recule de 38 %. Pour les Cubains, c’est une période terrible, à la limite de la famine pour certains. La libreta, le carnet de bons alimentaires, qui est censée garantir à chacun le minimum vital, n’assure même plus les besoins élémentaires. En 1994, lorsque éclatent les émeutes de la faim sur le Malecón, à La Havane, c’est une première dans l’histoire de la révolution. Même Raúl Castro met en garde : « Mieux vaut donner des frijoles [haricots] au peuple que d’acheter des canons. » Le régime est aux abois. Pour se donner de l’air et calmer la population, on légalise le billet vert, ce dollar honni qui régnait déjà en maître sur les marchés parallèles. On autorise, sous étroite surveillance, les marchés paysans et les boutiques privées.
Surréaliste
Le tourisme, désormais seul recours d’une économie en déroute, est développé à marche forcée. Il devient la première ressource de l’île avec les remesas, ces dollars envoyés à leur famille par les Cubains de la diaspora. Dans les rues de la vieille Havane, on voit alors de jeunes adolescentes se vendre pour un déjeuner ou pour quelques dollars aux touristes de passage. La corruption, les trafics en tous genres et le double marché règnent en maîtres. Castro s’en accommode un temps, car il faut bien survivre. Mais, dès qu’il le peut, il resserre la vis au nom de la morale révolutionnaire. Il ira même jusqu’à faire proclamer par l’Assemblée nationale le socialisme cubain comme « irrévocable ». C’est l’époque surréaliste où Fidel apparaît à la télévision pour vanter les mérites de la Cocotte-Minute ou des serviettes hygiéniques, symboles, à ses yeux, de la frugalité révolutionnaire.
Juin 2001. En plein discours, devant les caméras de la télévision, Fidel se met à balbutier, puis s’écroule à la tribune sous les yeux médusés de la foule. C’est la première alerte sérieuse. Le soir même, à la télévision, Castro plaisante : « C’était une répétition. J’ai fait le mort pour voir quel enterrement on me ferait. » L’alerte de 2006 ne lui laisse pas le choix. Il passe la main à son frère, provisoirement d’abord, définitivement en 2008. C’est lui qui tournera la page du castrisme, jusqu’au rabibochage spectaculaire avec l’ennemi américain.
Que laisse Fidel Castro derrière lui, sinon un talent de survie politique sans précédent ? Il a défié les innombrables tentatives d’assassinat de la CIA, il a surmonté l’effondrement de l’URSS et, surtout, il a survécu à ses propres échecs. Mais il ne survivra pas à son échec fondamental qui est, au fond, de ne jamais avoir été à la hauteur de la révolution qui fit rêver les Cubains. Aux yeux de l’histoire, qu’il invoquait par avance à sa décharge, et au regard du bilan qu’il laisse, cela ne vaut pas l’acquittement.
1. Cuba, totalitarisme tropical, de Jacobo Machover (Buchet-Chastel).
source : Le Point International