PORTRAIT. Derrière la distinction obtenue pour son film « Félicité » se cache le parcours d’un réalisateur loin d’être un long fleuve tranquille.
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Nous retrouvons le réalisateur franco-sénégalais dans un quartier populaire de la ville de Paris. Avec sa taille imposante et sa voix vibrante, Alain Gomis impressionne. Après avoir évoqué longuement son nouvel opus, Félicité, relatant la vie soudainement mouvementée d’une chanteuse de bar de Kinshasa suite à un grave accident de moto de son fils, un opus primé ce 18 février à Berlin, le réalisateur devient moins loquace quand nous abordons quelques points de son enfance.
Mais Alain Gomis confiera tout de même, sporadiquement, qu’il a toujours voulu devenir réalisateur « dès l’âge de 15 ans ». Puis livrera sans prétention avoir eu très tôt « l’impression de comprendre le langage des images ». Cette sensibilité l’amènera à pousser les portes de la prestigieuse université de la Sorbonne après avoir étudié l’histoire de l’art. Il y obtiendra une maîtrise d’études cinématographiques. Voici pour la formation classique. Pour le reste, Alain Gomis commencera à se détacher du programme académique de cette institution d’élite. Car le jeune homme choisit en effet d’animer des ateliers vidéo pour la ville de Nanterre, en banlieue parisienne. Là, il réalise ses premiers reportages sur le thème de l’immigration, déjà cher à ses yeux. Une aubaine pour le jeune réalisateur : « J’ai fait les bonnes rencontres au bon moment. Parce que je ne venais pas du tout de ce milieu-là, je suis plutôt issu d’une famille ouvrière », lâche-t-il, pudiquement.
Des premiers courts-métrages à L’Afrance
1996 : premier sursaut. À tout juste 24 ans, Alain Gomis dévoile son premier court-métrage Caramels et chocolats. Suivront Tout le monde peut se tromper puis Tourbillons en 1999. Très vite, le jeune cinéaste commence à se faire remarquer des festivals. Deux ans plus tard, Alain Gomis passe à la vitesse supérieure avec son premier long métrage : L’Afrance.
Il y est question d’un jeune étudiant qui fait ses études à Paris pour ensuite retourner vivre chez lui au Sénégal. Arrêté par la police faute de carte de séjour en règle, El Hadj connaît la rudesse d’un centre de rétention. À sa sortie, le jeune homme s’interrogera sur l’utilité de faire un mariage blanc pour finir sa thèse en France ou d’écourter son séjour afin de rentrer au pays plus tôt.
C’est à ce moment-là que le grand public découvre l’attachement du réalisateur pour l’Afrique et le Sénégal en particulier. Né d’un père sénégalais et d’une mère française, Alain Gomis, dont les origines sont également bissau-guinéennes, a nourri une relation spéciale avec l’Afrique : « Je suis né en France, j’ai grandi en région parisienne. Dans un premier temps, l’Afrique était pour moi l’Afrique en France, avec mes oncles, mes tantes, avec une communauté, en tout cas manjak, qui était beaucoup plus soudée que maintenant. »
Puis cette Afrique en miniature devient progressivement l’Afrique grandeur nature, la vraie… « Au fur et à mesure, je me suis rendu au Sénégal de plus en plus souvent. Et j’ai fini par m’y installer. Maintenant j’y passe la moitié de mon temps, bien que j’habite à nouveau à Paris », raconte-t-il dans un sourire discret mais sincère.
Cet Ailleurs si loin, si proche…
Ce partage entre deux continents, sa condition d’homme métis « ne ressemblant ni à son père, ni à sa mère », cette « étrangeté à soi-même », l’amènent à s’interroger quasi en permanence sur son identité profonde et sur cette géographie duelle, sur cet Ailleurs si loin et si proche en même temps :
« En grandissant, je découvre avec d’autres gens aussi, qu’il y a ces mouvements, il y a ces drôles de créatures que nous sommes, la diaspora… J’ai une vie sur les deux continents et de façon très concrète, c’est-à-dire qu’il y a des gens qui sont de ma famille et ma famille. Cela signifie très simplement, que j’ai une maison à gérer sur les deux continents. Avec tout ce que cela suppose. Et on est de plus en plus nombreux dans ces rapports-là.(…) Tu as un de tes parents qui décède, tu l’enterres là-bas. Donc il y a un lien à une terre, à un endroit, à une tradition, qui est ailleurs. Du coup, il y a quelque chose de très intéressant qui est en train de se dessiner, quelle est cette géographie pour ces gens-là ? Elle est multiple. Si tu vas au cimetière, c’est peut-être à 5 000 kilomètres de là où tu habites. Je suis fasciné par cette façon de se déterritorialiser et en même temps de se reterritorialiser de façon très concrète à certains endroits », explique t-il avec ses yeux baignés de lumière.
Et d’ajouter : « Il y a des endroits du rêve. (…) C’est arrivé à beaucoup de gens de ma génération qui rêvaient plus sur les États-unis. Bizarrement, il y a un territoire de la famille ou de la référence, un territoire du social ou du travail, un territoire de rêves qui est un autre continent encore. C’est quoi ces créatures que nous sommes là ? Cette population-là, j’aimerais bien m’y engouffrer, faire un film. Je trouve cela passionnant. » La diaspora et ses mouvements géographiques, comme thème de son prochain film ? L’idée le séduit mais il n’en dira pas plus.
En revanche, au fil de la conversation, nous comprenons désormais pourquoi Alain Gomis ne se dévoile pas davantage sur sa vie personnelle, c’est qu’elle s’invite parfois dans ses œuvres, comme des fragments de vie.
Ses films, comme fragments de sa vie
Ainsi, le scénario de L’Afrance s’inspire-t-il de son expérience personnelle. C’est en effet un membre de sa famille ayant séjourné en centre de rétention qui est en partie à l’origine du film. Tout comme Félicité, ce sont des femmes fortes proches de son entourage qui ont donné corps à ce nouveau personnage éponyme, ajouté au fait qu’un de ses jeunes cousins a dû être amputé à la suite d’une mauvaise opération. Un parallèle évident avec Samo, le fils de l’héroïne.
Par conséquent, comprendre la vie de ses personnages revient à comprendre celle d’Alain Gomis. Le cinéaste ira jusqu’à dire qu’il se « sentait proche de ses personnages masculins ». Donc d’El Hadj de L’Afrance… Mais également de Yacine d’Andalucia, son deuxième long-métrage, sorti en 2007. Cette fiction dramatique met en scène un jeune homme qui vivote de petits boulots et dort de façon plutôt marginale dans une caravane. En croisant la route d’un ancien ami, Yacine accède au cinéma par la petite porte en devenant figurant. Il aspire désormais à une ascension sociale mais pour cela il devra affronter son passé et certaines de ses angoisses qui l’empêchent d’avancer. L’environnement de Yacine représente un monde tellement soumis aux rêves que tout en devient presque réel.
Puis le réalisateur se reconnaît donc aussi en Satché de Tey. Dont voici le synopsis ; dans un Dakar joyeux, festif, coloré, Satché a été choisi pour mourir. Aujourd’hui. Il ne peut rien y changer. Satché décide donc de vivre sa dernière journée comme jamais…
À l’évidence, tous les films d’Alain Gomis ont ceci en commun ; « cette dialectique entre lutte et acceptation ». « Il faut à la fois s’aimer et lutter. C’est un dialogue permanent dans ma vie. Il ne faut pas que la lutte se transforme en détestation de soi. Et il ne faut pas non plus que l’acceptation se transforme en acceptation de l’inacceptable », professe-t-il. Avant de souligner après un silence : « Le fait de subir absolument… Le cinéma est vraiment à la frontière de cela. Parce qu’il y a un côté où on peut reprocher et dire : il faut montrer des belles choses, arrêter de montrer les problèmes etc., et en même temps, il faut pouvoir les affronter pour les accepter, et pour que les gens se mettent en marche et en lutte. »
Un cinéma par petites touches
Une manière de refuser de subir. On découvre ainsi dans l’ensemble de son œuvre cinématographique des personnages d’une belle verticalité entonnant cet appel intense à vivre. Quoi qu’il en coûte.
De fait, on a l’impression que le cinéma d’Alain Gomis se façonne posément par petites touches. Un cinéma audacieux témoignant de nouvelles réalités et narrations à grand renfort d’images qui transpirent la dureté mais aussi la vie, la joie, l’amour. Un cinéma d’une résistance tranquille, intelligente allant jusqu’au militantisme par l’image. Comme une quête ambitieuse et permanente d’un certain renouveau. Dans Félicité, n’entendons-nous pas l’orchestre philharmonique de Kinshasa jouer le Frats d’Arvo Pärt ? Magique. Et surtout, n’assistons-nous pas aux marches répétées de ces personnages, dévalant à travers les rues de Dakar, Paris, Kinshasa, comme une volonté profonde « d’exister » ?
Ce besoin organique de briser et de bousculer les codes visuels qu’on a l’habitude de voir, Alain Gomis y travaille avec minutie. Et cela fonctionne. Seul film africain en compétition à la 67e édition de la Berlinale, Félicité a été récompensé de l’Ours d’argent. À la tribune du festival berlinois, le réalisateur n’en oublie pas ses revendications. « Justice pour Théo », clame-t-il, en écho à l’affaire qui met en émoi les banlieues françaises, avant de scander : « C’est un film sur nous, le peuple, nous sommes beaux, nous pouvons aimer ce que nous sommes. » Lors de la remise du prix, le réalisateur en profitera aussi pour dresser ce constat amer : « Je vois arriver une génération de réalisateurs qui n’a jamais été au cinéma car il n’y a plus de cinémas en Afrique », et pour lancer un appel au soutien financier du cinéma africain.
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Des financements encore difficiles d’accès
Car l’homme sait de quoi il parle. Même si des fonds pointent le jour, comme celui au Sénégal permettant de faire vivre un grand nombre de professionnels sur toute une chaîne de production, les financements pour faire un film restent encore difficiles, rares donc compliqués. Et s’appeler « Alain Gomis » ne facilite en rien la démarche. « C’est même pire », confie le réalisateur, dans un rire franc. « Jusque-là je n’ai pas fait de succès extraordinaires, par ‘succès’, j’entends économiques. Donc c’est un peu, ‘qu’est-ce qu’il va faire encore celui-là ?’. Ou lorsque je ramène le scénario de Félicité, on me dit ‘c’est très bien jusque-là mais après…’ On vit dans une société qui fonctionne comme dans un supermarché. Le cinéma ressemble aussi un peu à un supermarché. S’il n’y a pas le rayon qui est prévu pour le produit que tu fabriques, ils ne savent pas trop quoi faire. Pour faire simple, c’est toujours aussi difficile que pour le premier film sauf que j’ai plus de liberté. Et plus on avance, plus je prends des libertés », souligne-t-il.
Des libertés qui le conduisent vers d’autres horizons, jusque-là inexplorés : « Ce qui a été intéressant pour le financement de ce film, c’est qu’on a tenté de nouvelles approches. Le Sénégal, avec ce nouveau fonds, a participé à un quart du financement du long métrage. Le Gabon, avec le Centre du cinéma gabonais, a ajouté des fonds avec le Liban. Côté européen, l’Allemagne, la Belgique et la France ont financé Félicité. Les productions deviennent vite compliquées, mais de cette manière on peut multiplier davantage les sources. On finit par trouver d’autres façons de faire des films », s’enthousiasme Alain Gomis.
Le Fespaco, vitrine emblématique du cinéma africain
Et pourtant cette envie de faire des films en Afrique contraste avec le manque de moyens. Or, l’offre ne faiblit pas au cours des années. Par ailleurs, le Fespaco, reflet de la puissance créatrice du cinéma africain, en incarne la vitrine la plus emblématique.
Alors que s’ouvre le 25 février 2017 au Burkina Faso, la 25e édition du festival panafricain pour lequel Félicité concourt en compétition officielle parmi 19 autres longs-métrages dans la section fiction, Alain Gomis se souvient amusé de cette grand-messe du septième art africain lors de sa première participation : « C’était fou. Très impressionnante cérémonie. Quand même on est dans un stade pour commencer. Donc au moment où on vous appelle, il faut descendre les gradins du stade, monter sur la scène. L’ancien président Blaise Compaoré est là, je n’ai pas trop envie de lui serrer la main. C’est compliqué ; une réflexion est allée très vite dans ma tête : est-ce que j’insulte les Burkinabè si je ne lui serre pas la main ? C’est très bizarre ; je lui serre la main puis là on se retrouve devant un stade. Deuxième impression étrange, au moment où l’on finit le discours, il y a les journalistes qui sont derrière une sorte de fil, à attendre. Quand ils l’enlèvent, tout s’accélère. C’était drôle, j’en garde un très bon souvenir. Je suis réalisateur, je ne suis pas une rock star donc on ne s’attend pas à être au milieu d’un stade, à être submergé par des journalistes. Je me suis rendu compte de la puissance du Fespaco à ce moment-là. On doit soutenir ce festival vraiment. »
En route vers le doublé ?
C’était donc en 2013. Année capitale pour le cinéaste, 40 ans à l’époque. Alain Gomis est doublement couronné au Fespaco de l’Étalon d’or du Yennenga et du prix d’interprétation masculine pour Saul Williams, magistral dans Tey. Peut-être égalera t-il le cinéaste malien Souleymane Cissé, deux fois lauréat du prestigieux prix ? Et l’actrice Véro Tshanda Beya, impériale dans Félicité, y décrochera t-elle son tout premier prix d’interprétation féminine ?
Une chose est sûre, Félicité dont la sortie est prévue le 29 mars prochain, promet de faire date dans l’histoire du cinéma francophone avant la sortie de son prochain opus. En tout cas, Alain Gomis l’assure, il « continue d’avoir une envie. Ce n’est pas seulement l’Afrique, je dirai le monde. Je souhaite refaire un film en Europe, en France, il y a un projet aux États-unis… »
En attendant, lui qui est aussi scénariste, a appris comment remplir son temps entre deux films. Et continue de faire découvrir son territoire de cinéma à la jeune génération, comme une nécessité vitale : « Il y a l’écriture d’abord. Dans un second temps, il y a la bagarre pour trouver les fonds. C’est très long. Et puis, il y a les activités annexes. Je suis très content aujourd’hui d’encadrer des ateliers surtout au Sénégal. Je fais un peu de coproduction également. Mais je voudrais aussi pouvoir le faire en France. En tout cas, me sentant vieillir, je nourris l’envie non pas de transmettre, car j’ai l’impression d’en apprendre autant, mais d’échanger. Entre l’élaboration de mes films et tout ce qu’il s’ensuit, cela remplit largement mon temps ».
Alain Gomis, bientôt 45 ans, conclura cet entretien, avec une note à la fois grave et encourageante. Presque prophétique : « J’ai le sentiment que le monde ne pourra aller bien que lorsque la diaspora, ou même ceux qui n’ont jamais mis les pieds en Afrique, assumera ce continent. Il faut qu’il y ait une espèce de réconciliation. C’est essentiel, selon moi. »
source : Le Point Afrique